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Auteur : Marie Vrinat-Nikolov

 

 

2.1. Cadre général introductif

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

Les premières œuvres originales profanes écrites en bulgare apparaissent à l'époque du Réveil national que les historiens font traditionnellement commencer en 1762, date à laquelle le moine Païssi de Hilendar (1722-1773) écrit son Histoire slavobulgare [1] destinée à éveiller une conscience identitaire chez les Bulgares dont les territoires font partie de l'Empire ottoman depuis 1396. Cette œuvre, recopiée maintes fois et diffusée aussi largement qu’il était possible sur des territoires qui ne connaissaient pas encore l’imprimerie, jeta les fondements d’une identité nationale dans la triade lignage – langue – patrie. Au tout début du XIXe siècle, Sofroni de Vratsa (1739-1813) est l'auteur de la première autobiographie écrite en bulgare, Vie et tribulations du pécheur Sofroni [2]. Mais c’est seulement à partir des années 1840, à l'époque du Réveil national, que la littérature bulgare commence véritablement à se diversifier dans le cadre des genres en vigueur dans les littératures occidentales (prose, poésie, théâtre, critique).

Le Réveil national marque pour la Bulgarie le début de l'entrée dans la modernité, avec la foi caractéristique des Lumières en l’instruction comme source de progrès et de civilisation, la naissance d'une petite bourgeoisie commerçante qui a des liens avec la bourgeoisie européenne et de nouvelles aspirations. Pour la littérature, grâce au développement de l'imprimerie et de la presse, de l'abonnement et de la souscription, de l'instruction dispensée en bulgare, c'est le moment où se crée une littérature moderne, sur la base de la tradition existante, mais aussi et surtout grâce à « l'épreuve de l'étranger » qu'est la traduction. À partir de 1845-1850, on voit apparaître une poésie originale, tandis que le théâtre se développe considérablement, à partir d'œuvres traduites dans un premier temps. C'est de la fin des années 1860 que datent les premières œuvres en prose écrites en bulgare, nouvelles, récits et romans, après une période de traduction de romans étrangers.

L'une des spécificités culturelles de cette période riche en débats est le rôle à la fois compensateur et formateur (les critiques parlent de « laboratoire expérimental ») joué par la traduction d'œuvres étrangères, surtout à partir de 1840 : elle compense la pauvreté en œuvres originales, forme le goût du public, crée en lui le désir de lire, l'habitue à d'autres formes et thèmes littéraires, éveille sa curiosité à l'égard de l'étranger, enfin elle permet aux auteurs de « se faire la main », avant de donner naissance aux premières œuvres écrites en bulgare.

Il est donc important de suivre les grands débats sur la traduction, animés autour de 1870 par la seconde génération d'hommes de Lettres de la Renaissance nationale, formés pour la plupart dans l'émigration (Russie mais aussi Valachie), le rôle de la traduction dans la formation d’une culture en pleine recréation, les mode de traduire de l'époque, parfois en contradiction avec les idées prônées.

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l'apparition d'une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

Années 1840 : premiers poèmes profanes en bulgare moderne.

années 1860 : premières nouvelles en bulgare moderne.

1863 : première pièce originale bulgare, L’évêque de Lovetch [3], de Téodossi Ikonomov (1836-1871).

1889 : premier grand roman de la littérature bulgare, Sous le joug [4] de l'écrivain Ivan Vazov (1850-1921).

Début du XXe siècle : modernisme incarné par le cercle Missal [5] (« Pensée », du nom de la revue éponyme qui parut de 1892 à 1907) et la poésie ; parallèlement prose réaliste.

Années 1920 : avant-gardes bulgares (picturales et littéraires, surtout en poésie).

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? Changements dans la structure sociale ? Développement de contacts culturels avec l’étranger ? Existence d’une diaspora ? Création d’un État-nation ? Facteurs religieux ? Etc.)

La littérature profane apparaît avant la création en 1878 de l'État-nation rêvé, au terme de la guerre russo-turque qui met fin à la domination ottomane. Plusieurs facteurs favorisent son apparition : en quelques décennies (de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe), la Bulgarie, province ottomane isolée des grands mouvements culturels qui agitèrent l’Europe (renaissance, Réforme et Contre-Réforme), vit une sorte de renaissance (en bulgare Vazrajdané [6]) caractérisée par la conscience d’une identité nationale bulgare et la laïcisation progressive du savoir et de l’instruction,  la naissance et le développement rapide de la presse périodique.

L’empire ottoman, affaibli et en crise au début du XVIIIe siècle, est en effet contraint de s’ouvrir à l’Occident en élargissant le régime des capitulations. Des comptoirs de plus en plus nombreux sont établis au Levant, les relations commerciales s’intensifient, mais aussi politiques, et les idées des Lumières puis de la Révolution française pénètrent dans les provinces de l’empire. En même temps, les changements et réformes affectant aussi bien le monde rural que celui des villes, l’intensification de la production qui se spécialise suivant les régions, aboutissent à la création progressive d’une petite bourgeoisie agraire et surtout commerçante et artisanale, hiérarchisée au sein des guildes, qui a de plus en plus de contacts avec les pays avoisinants (Serbie, Autriche, Russie) et sort donc de l’isolement culturel dans lequel était confinée la province bulgare. Cette nouvelle classe sociale, le plus souvent bilingue, voire trilingue (bulgare, grec, turc) a d’autres besoins culturels et va, peu à peu, tout faire pour envoyer ses enfants suivre des études secondaires et supérieures à l’étranger (Russie, France, Allemagne et Autriche notamment).

C'est également au XIXe siècle que commence à s'effectuer la longue transition entre un enseignement encore confiné aux cellules des monastères (kiliïno obrazovanie [7]), donc entièrement aux mains d'un clergé hellénisé et souvent peu lettré, au contenu religieux de type médiéval, et un enseignement profane dispensé dans les villes (Odrine, Plovdiv, Tarnovo, Slivèn, Melnik, etc.), et qui est d'abord assuré en grec. La première génération d'hommes du Réveil national, ceux de la fin du XVIIIe siècle-début XIXeest formée dans ces écoles grecques et sont bilingues. Il faut attendre véritablement le XIXe siècle pour qu’apparaissent des écoles gréco-bulgares qui se développent surtout dans les années 1820, puis des écoles bulgares, à partir des années 1830, la première étant la célèbre école de Gabrovo, créée par Vassil Aprilov en 1835.  Elle accueille des enfants de tout le pays qui, à leur tour, plus tard, ouvrent des écoles sur le même modèle.

Enfin, c'est au XIXe siècle que naissent les premiers journaux et revues, imprimés : Konstantin Fotinov fait paraître à Smyrne en 1842 le premier numéro de Liouboslovie [8], première revue en langue bulgare ; quant au premier journal qui paraît en bulgare, c’est Balgarski ore [9] d’Ivan Bogorov, imprimé à Leipzig en 1846. Très vite, à partir des années 1850, les titres se multiplient.

 

2.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? Sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? Etc.) ?

Pour la majeure partie des traducteurs, ce sont des hommes de lettres, écrivains ou publicistes, qui, conscients de l'indigence des lettres bulgares de leur époque, veulent pallier ce manque par la traduction d'œuvres qui leur semblent utiles à leurs concitoyens. Ils sont, pour la plupart d'entre eux, membres de la Société bulgare des Lettres (qui deviendra, au début du XXe siècle, l'Académie des Sciences de Bulgarie). Ce n'est donc pas, en général, leur activité principale et être traducteur littéraire n'est certainement pas une « profession » au sens actuel du terme. Il est d’ailleurs symptomatique que, dans l’Encyclopédie de l'intelligentsia du réveil national [10], la mention de « traducteur » est inexistante des corps de métiers indiqués pour l'époque (alors que l'on trouve écrivain, rédacteur, journaliste).

Concernant leur origine sociale, ce sont dans leur majorité des fils et des filles d'instituteurs, de popes, ou issus de la petite ou de la grande bourgeoisie d'artisans et de commerçants en train de se former, en tout cas des citadins des grandes villes bulgarophones de l'Empire ottoman, alors que les territoires bulgares sont majoritairement ruraux. Généralement, après des études primaires dans leur ville natale, soit en grec, soit en bulgare dans une « école » rudimentaire monastique (kiliïno outchilichté) ou dans une école de type moderne, ils ont eu accès à l'instruction soit dans les territoires bulgares, soit à l'étranger [11], grâce à leurs parents, à des parents éloignés, à des bourses accordées par l'Empire ottoman, la France ou la Russie, à des « mécènes » privés (personnes ou entreprises).

C'est surtout en Russie (Moscou, Saint-Pétersbourg et Odessa), dans l'Empire ottoman (Constantinople), dans les principautés roumaines et dans l'Empire austro-hongrois que l'intelligentsia bulgare va se former. Cependant, par le biais de lycées français dans l'Empire ottoman (Constantinople et Salonique), la présence française est très importante. D 'ailleurs, parmi les langues maîtrisées par l'intelligentsia bulgare, le français tient une place nettement prépondérante, devant le grec, le russe, le turc, les langues mortes, le roumain, l'allemand, le serbe, l’anglais et l'italien loin derrière.

Qu'ils soient issus des territoires de l'actuelle Bulgarie ou de l'actuelle Macédoine, alors provinces ottomanes, ils se revendiquent de langue maternelle bulgare (cf. mémoires et œuvres  de Raïko Jinzifov, Grigor Parlitchev,  correspondance d'Efrem Karanov, par exemple). S'ils traduisent, c'est au nom d'une mission qu'ils s'assignent : enrichir les lettres bulgares, remplacer le grec par le bulgare dans les écoles et à l'église (il semblerait que les tentatives d'assimilation soient particulièrement fortes de la part du clergé et des notables grecs en Macédoine), doter les écoles de manuels scolaires modernes. Souvent, ils ont également les auteurs de recueils de chants populaires et de dictons que l'on commence à recueillir et à mettre par écrit à cette époque, de grammaires et de manuels, de dictionnaires unilingues ou bilingues.

La plupart des traducteurs du XIXe siècle sont des hommes, mais, parmi les premiers traducteurs, on voit aussi figurer des femmes. Les deux premières traductrices sont Elena Mouteva (1825-1854), qui traduit du russe et a vécu la majeure partie de sa courte vie en Russie, auteure également de deux poèmes (en ce sens elle est aussi considérée comme la première femme poète bulgare), et Stanka Nikolitsa Spasso-Elenina (1835-1920), traductrice du russe et du serbe. Elena Mouteva a traduit notamment en 1852 la nouvelle Rajna, reine bulgare [12] de l'écrivain russe Alexandr Veltman, dans une langue étonnamment moderne et épurée d'influences dialectales ; cette nouvelle devait connaître un succès durable avec ses quatre rééditions durant le XIXe siècle, succès qui s'explique par le message patriotique du roman et l'accent mis sur les relations bulgaro-russes, à une époque où une partie de l'intelligentsia bulgare met en la Russie ses espoirs de libération de la domination ottomane.  Quant à  Stanka Nikolica Spaso-Elenina, à la fin de sa traduction de Deux contes sur les femmes célèbres [13] de Dositej Obradovič, dans un texte qui est un véritable manifeste en faveur de l'éducation des femmes, elle s'adresse à ses contemporaines pour les exhorter à prendre la plume.

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

La consultation du répertoire établi par Manio Stoyanov [14] permet d'établir plusieurs constats :

- cultures traduites :  on traduit surtout la littérature française, puis russe et allemande, grecque (antique, byzantine et moderne) ; derrière elles viennent les littératures américaine et anglaise, enfin les littératures serbe, roumaine, tchèque, polonaise, hongroise, italienne, orientales, latine et espagnole (un seul ouvrage de Cervantès !).

- type de textes traduits : ce qui domine largement, c'est la littérature didactique prise au sens large, manuels d'arithmétique, grammaire, histoire, géographie, sciences naturelles, chimie, économie politique, éducation des enfants, discours politiques, hygiène, santé, etc. Dans ces domaines, on peut observer la prédominance d'auteurs français (Buffon, Gambetta, Guizot, Montesquieu, Nodier, Taine, Thiers, Toqueville et autres), allemands, russes et américains. Notons la part importante de livres d'histoire bulgare écrits par des auteurs russes.

- en ce qui concerne la littérature de fiction (romans, drames et poésie), on a souligné la grande popularité des œuvres sentimentales surtout dans les années 50 du siècle. Mais la Renaissance est aussi une période de traduction d'auteurs importants et contemporains ou quasi-contemporains. Parmi les écrivains traduits, mentionnons : Bernardin de Saint Pierre, Bossuet, Boileau, Châteaubriant, Dumas père, Fénelon, Victor Hugo, La Bruyère, Lamartine, La Rochefoucauld, Lafontaine, Lesage, Marmontel, Xavier de Maistre, Molière, Pascal, Rousseau, George Sand, Eugène Sue, Voltaire ; Arnd, Gellert, Goethe, Heine, Kotzebue, Lessing, Schiller, Schmid, Tiek, Trautzschen, Tschoke, Wieland ; Boulgarin, Chevtchenko, Dobrolioubov, Gogol, Karamzin, Krilov, Lermontov, Pouchkine, Tourguéniev, Veltman, Vovtchok ; Byron, Defoe, Dickens, Milton, Shakespeare ; Cooper, Mayne Reid, etc. Un nombre non négligeable d'œuvres traduites ont trait au passé et à la grandeur de la Bulgarie (Veltman, par exemple).

- la littérature antique, défendue par Bončev, est relativement sous-représentée, avec Esope, Isocrate, Homère, Hérodote, Plutarque, Sophocle, Théophraste, Xénophon, Salluste.

- la littérature religieuse (dont les traductions en bulgare moderne du Nouveau Testament : Teodosij Bistricki, 1823, Petăr Sapunov, 1828, Neofit Rilski, 1840, et de la Bible entière par une équipe comprenant notamment Petko Slavejkov, 1871) est de moins en moins présente après les premières décennies du XIXe siècle.

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Homère, L'Iliade [15] chants 1 et 2 traduits pour la première fois du grec en bulgare par Grigor Parlitchev (1830-1893), parus dans la revue Tchitalichté, 1871.

Cette traduction fait l'objet d'un débat dont il sera question plus loin.

Daniel Defoe, Les aventures merveilleuses de Robinson Crusoë [16], mis en bulgare par Ivan Andreov (Bogorov), 1849, Constantinople. Retraduit en 1858 par Ioakim Grouev et en 1869 par Petko Slaveïkov.

Hans Karl von Trautzschen, Bélisaire [17], traduit en bulgare par l'intermédiaire de la traduction grecque par Anastase Kipilovski, 1844, Leipzig ; retravaillé par Todor Chichkov, 1873, Constantinople ;

Friedrich Schiller, Les Brigands [18], traduit par Necho Bontchev, 1872, Braïla ;

Alain Lesage, Le diable boiteux [19], traduit par A. Chopov, 1875, Constantinople ;

François Fénelon, Les aventures de Télémaque [20], traduit du français en bulgare par P. Piperov, 1845, Vienne ;

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie [21], mis en bulgare par Anastase Granitski, 1850, Constantinople ;

Alexandre Veltman, Raïna, reine bulgare, traduit du russe par Ioakim Grouev en 1852 (Belgrade) ; sous le titre par Elena Mouteva, 1852 (Saint-Pétersbourg) [22];

Nicolas Gogol, Tarass Boulba [23], traduit du russe par Necho Bontchev, 1872, Braïla (Roumanie) ;

Nikolaï Karamzin, La malheureuse Tsvétana [24], mis en bulgare par Ioakim Grouev, 1858, Constantinople.

Comment traduit-on ?

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

L'objectif à la fois didactique et utilitaire de la plupart des hommes de lettres et traducteurs de la Renaissance nationale, l'admiration pour les Lumières, le désir de former le goût du public naissant et de lui donner envie de lire, la formation de ces hommes de lettres soit à Constantinople soit dans l'exil (principalement en Russie et Valachie) contribuent à un mode de traduction qui se caractérise par les traits suivants :

- une traduction libre (qui va souvent jusqu'à l'adaptation et la bulgarisation, surtout dans les années 1850) :

Ainsi, Petko Slavejkov, qui a adapté nombre de poèmes russes et allemands, a « traduit » » notamment, en 1852, l'élégie de Pouchkine intitulée « Ne chante pas pour moi, la Belle ![25]»)  : l'original contient 40 vers, la traduction bulgare 16 ! Et sur ces 16 vers, seuls 7 ont un rapport de sens avec les vers originaux. Notons aussi dans la traduction de ce poème une pratique qui ne semble pas isolée : placer entre parenthèses des termes censés éclairer le sens de certains mots.

En ce qui concerne l'adaptation qui vise à donner un caractère bulgare à l'œuvre traduite, on peut distinguer plusieurs niveaux :

- bulgarisation des noms propres et géographiques : c'est le cas de La crue du Rhin, de Christoph von Schmidt, devenue dans la traduction faite par Stefan Bobčev, La crue du Danube, où tous les héros reçoivent un nom bulgare ;

- bulgarisation également des référents culturels et des événements (œuvres de Boccace, Pouchkine, Schmid, Karamzin, Zschokke et autres) :

L'exemple le plus frappant est sans doute celui de Nevianka, fille de boyards [26], de Karamzin (dans l'original l'héroïne s'appelle Natalia), adaptée en 1867 par Stefan Zaxariev et revue par Petko Slavejkov. Cette œuvre eut un tel succès en Bulgarie qu'elle fut rééditée en 1872 et 1883.

Dans Nevianka, fille de boyards, non seulement tous les noms propres et géographiques, la réalité et les référents culturels sont bulgarisés mais l'action est aussi transposée au second royaume bulgare et le passé est exalté, la ligne patriotique ressort clairement : une opposition se dessine entre les « vrais » Bulgares de l'époque médiévale, qui se comportaient en héros, et leurs descendants hellénisés qui ont oublié leur histoire.

Adaptation et imitation ont permis aux hommes de Lettres bulgares du XIXe siècle de "se faire la main" avant de créer des œuvres originales : il faut en passer par une série d'adaptations et d'imitations appréciées d'un public qui n'était pourtant pas habitué à ces nouvelles formes pour qu'apparaissent, dans les années 1860 les premières nouvelles de la littérature bulgare, écrites par des écrivains qui ont aussi traduit et se sont ainsi formés.

Traduction indirecte :

La traduction indirecte est un phénomène courant : dans les premières années du XIXe siècle, la principale langue de truchement est le grec (n'oublions pas que les lettrés étaient bilingues ; à partir de la seconde moitié du siècle, un nombre suffisant de traducteurs a appris le français, le russe et l'allemand, soit à l'école, soit de manière autodidacte, soit à l'étranger, pour pouvoir traduire directement. C'est ainsi que, par exemple, Ivan Bogorov traduit en 1849 Robinson Crusoë à partir de la traduction en grec d'une version allemande de l'œuvre et que Hristaki Pavlovitch traduit en 1844 L'Enfant perdu [27] de Christoph von Schmid à partir de la traduction en grec de la traduction en français de l'original allemand ! Ce dernier exemple est d'ailleurs un cas rare où le traducteur indique les langues intermédiaires.

Traduction souvent anonyme qui ne mentionne souvent pas le nom de l'auteur, plus rarement celui du traducteur est omis.

L'écrivain et traducteur Liouben Karavelov, par exemple, publie neuf poèmes de Heine, dont cinq sans indiquer le nom de l'auteur (le poète Petko Slaveïkov en fait de même avec un autre de ses poèmes). Or, ce qui est étonnant, c'est qu'il s'insurge contre le « vol littéraire » qu'il qualifie de charlatanerie et contre l’adaptation et la bulgarisation des œuvres  originales...

Il faut attendre les années 1870 pour voir exprimées les premières exigences d'exactitude.

A cette époque de formation d'une langue littéraire, on voit apparaître également des critères linguistiques, l'exigence d'une traduction moins libre et plus exacte, d'une langue claire, compréhensible, moderne, qui sache s'écarter de l'emprise du slavon, du grec et du russe. Ce dernier critère pousse Hristo Botev à critiquer la traduction de Tarass Boulba faite par Bontchev en 1872, à cause de sa langue « non travaillée, non émondée et farcie de russismes [28]». Pourtant, cette même traduction est louée par l'écrivain Vassil Droumev au nom de critères linguistiques.

2.2.5.  Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?

Il est difficile d'évaluer réellement la part des différentes langues dans la mesure où l'on ne sait pas toujours si la traduction a été effectuée directement ou par l'intermédiaire d'une langue relais.

Statistiquement, on peut dire que, sur l'ensemble des œuvres  traduites de littérature au sens restreint du terme, 55 le sont d'auteurs français, 35 d'auteurs russes, 30 d'auteurs allemands, 8 d'auteurs anglais, 3 d'auteurs américains, quelques uns d'auteurs serbes, grecs (antiques), roumains, tchèques, polonais, hongrois, persans, arabes, espagnols et italiens.

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

Le Réveil national est une période de débats autour de la traduction, notamment concernant les auteurs et les types d'ouvrages à traduire en priorité. Si la plupart des hommes de lettres des années 1870 ont des opinions analogues sur l'indigence de la littérature contemporaine, les débats concernant les enjeux de la traduction - choix des œuvres à traduire, orientation de la littérature, respect du texte et de l'auteur traduits, adaptation (bulgarisation) - s'expriment différemment selon le parcours du traducteur, sa formation, ses convictions politiques.

Si la question centrale semble être : « qui et que traduire ? », le maître-mot, dans la réponse, est « utilité » et il suscite des polémiques qui évoquent la querelle française des Anciens et des Modernes.

Traduire les classiques

Nešo Bončev, qui a fait ses études à l'université de Moscou et a enseigné le grec dans un collège moscovite, recommande de « puiser à la source », où l'eau est la plus pure, aussi bien dans un article demeuré célèbre sur « Les écrivains classiques européens [29] en bulgare et l'utilité d'étudier leurs œuvres » que dans une lettre adressée à son ami et collègue Marin Drinov, où il lui annonce l'envoi de la seconde partie de sa traduction des Brigands de Schiller :

« J'ai aussi le désir très fort de faire connaître Gogol au public bulgare et je choisis en premier lieu "Boulba", comme je te l'ai dit. Tu prétends que cela peut attendre mais je pense que de telles œuvres, choisies parmi les belles lettres des peuples instruits, peuvent fortement développer la passion de la lecture, ce qui est très important dans un premier temps. Elles sont de plus instructives et insufflent l'émulation (…) Il est du devoir de chacun d'opérer un choix sévère, vu nos pauvres moyens,  et il faut pour ce faire chasser tout ce qui n'est pas d'une utilité directe et sensible [30]. »

Traduire les littératures modernes européennes

Stefan Bobtchev développe un point de vue pragmatique et utilitaire, en défendant les romans sentimentaux et populaires très en vogue à l'époque, dans une polémique qui l'oppose à Bontchev :

« Nous reconnaissons, en effet, que la majeure partie de ces éditions méritent l'appellation de "farandole noire et diabolique", comme les appelle Monsieur Bončev, jeune homme de lettres bulgare. Mais nous ne partageons pas son avis, selon lequel des livres du genre de Stanka, La pauvre perdue ou Robinson sont inutiles pour la communauté actuelle de nos lecteurs. Bien au contraire, nous pouvons l'assurer que de tels livres, bien que ne faisant pas partie des auteurs classiques qu'il recommande au premier chef, ont été et sont encore d'une plus grande utilité, nous osons l'ajouter, que ses Brigands de Schiller [31]».

Traduire ce qui est utile et correspond aux aspirations du public

Liouben Karavelov et Hristo Botev, écrivains, révolutionnaires et traducteurs, tous deux formés en Russie, sont d'avis que la littérature étrangère n'est pas forcément transposable parmi les Bulgares, ce dernier affirmant même :

« L'utilité et la valeur instructive des romans sont relatives et dépendent des différents peuples. Pour le peuple français, il est possible que soient « utiles et édifiants » même les romans de Paul de Kock, tandis que pour nous, même le Faust de Goethe sera dépourvu de sens. Les romans, nouvelles, récits et, de manière générale, les œuvres purement littéraires doivent être adaptées, ou pour être plus exact, elles doivent correspondre aux aspirations et au caractère du peuple dans la langue duquel elles sont écrites ou traduites. Sur cette base, ce qui est utile pour nous, pour le moment, ce sont des œuvres littéraires qui correspondent à nos besoins et à nos aspirations et qui ont un caractère contemporain et universel. En ce sens, ce qui peut nous être profitable, c'est la littérature des peuples qui ont été ou qui sont encore dans la même situation que nous. »

Traduire avec plus d'exactitude

Bontchev est considéré à juste titre comme le premier critique de la traduction en Bulgarie, et la critique qu'il a laissée de la traduction de l'Iliade par Grigor Părlitchev est un modèle du genre… C'est avec modestie qu'il prie le lecteur de bien vouloir excuser la témérité avec laquelle il ose proposer sa propre traduction du début de l'Iliade, afin de démontrer, vers par vers, les erreurs commises par Grigor Părlitchev dans la sienne. Réfutant l'affirmation de Marko Balabanov, rédacteur en chef de la revue Tchitalichte, qui publie cette traduction et la recommande vivement car, dit-il, « elle fera date », Bontchev réplique :

« M. Părlitchev n'a pas traduit Homère, il l'a proposé aux Bulgares après l'avoir tondu, complété et embelli à son goût, ce que ne s'est permis de faire aucun traducteur européen connu [32]. »

Il argumente et étaye son affirmation par des critères quantitatifs : là où dans le texte d'Homère on trouve 225 hexamètres, soit environ 3825 pieds, il ne reste plus que 148 décasyllabes, soit environ 1430 pieds ; ainsi, toute la querelle opposant Achille et Agamemnon se trouve à la fois considérablement amputée et embellie. Par des critères linguistiques : la traduction est farcie de mots archaïques et étrangers, la ponctuation est anarchique. Par des critères métriques : le rythme adopté est arbitraire et s'inspire plutôt des ballades populaires bulgares.

Grigor Părlitchev avait prévenu la rédaction de Tchitalichté qu'il trouvait Homère trop bavard et qu'il condenserait la traduction pour pallier les défauts de l'auteur.  En lisant la critique sévère de Bontchev, il  décida de brûler sa traduction :

« En voyant cette critique, je me suis dit : « Je vais faire une autre Iliade. «  J'ai pris l'Iliade bulgare entière et je l'ai jetée dans l'âtre. Le feu l'a engloutie sur le champ. Seuls les deux premiers chants ont été imprimés dans Tchitalichté. »[33]

2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Peu nombreux sont les traducteurs, à l'époque du réveil national, qui ont écrit une préface à leur traduction (environ un cinquième des traductions effectuées). Deux ou trois préfaces mentionnent des choix de traduction, les autres ont trait au contexte culturel de l'époque (glorification de la science, nécessité de bien éduquer les enfants, instruction des femmes), donc à la justification de l'auteur et des textes retenus.

Ainsi, à la fin de sa traduction de Deux contes sur les femmes célèbres de Dositej Obradovič, Stanka Nikolina Spasso-Elenina s'adresse à ses contemporaines et les exhorte à prendre la plume pour contribuer à l'éducation de leurs consœurs (1853) :

« Mais nous, pauvres femmes, quand nous n'avons pas les moyens de voyager, que faire ? Nous n'avons pas de livres pour apprendre ce qui est élémentaire à l'école ; nous n'en avons pas non plus le temps ; nous n'avons ni manuels ni autres livres à lire ; ce que nous apprenons durant le peu de temps passé à l'école, nous l'oublions. Alors, je demande : que faire ? Prendre la plume : que chacune s'efforce dans la mesure de ses moyens d'entreprendre un travail pour aider ses consœurs. Voici, moi, j'ai travaillé à ce petit livre, à la mesure de mes forces, et je vous le recommande (…). »

L'objectif de traduction qui ressort le plus clairement de ces préfaces ou postfaces (plus rares), c'est donc le désir de contribuer à forger les valeurs morales du peuple tout en lui offrant le plaisir de lire. On trouve encore souvent le topos de l'imploration de l'indulgence du public pour les éventuelles erreurs commises :

« Acceptez [cette traduction] ; j'espère qu'en la lisant, vous aurez autant d'indulgence que j'ai mis de zèle à vous faire plaisir." (Irina Gueorguieva-Ekzarh, préface à sa traduction de la comédie Paméla mariée de Goldoni, 1853).

"J'espère que quelques jeunes Bulgares laborieux et patriotes aura déjà entrepris le travail dont je viens de parler et qui les mettra sur le droit chemin. Moi aussi, une étincelle patriotique m'a poussé à traduire la livre que je présente, Mérope, tragédie composée par l'illustre écrivain français Voltaire. Étant donné que la traduction de ce livre est mon premier travail, il peut contenir des erreurs et je ne puis que prier les lecteurs de m'excuser." (Petăr Srebrov, 1872).

Dans ses Mémoires, Grigor Părličev expose son opinion sur la langue d'Homère et justifie les libertés qu'il a prises dans sa traduction. En même temps, lui qui écrivait en grec et qui a reçu un prix à Athènes pour un poème qu'il avait écrit en grec), il reconnaît mal maîtriser le bulgare écrit :

« Au bout de quelques mois, les respectables membres de la revue de Constantinople Tchitalichté m’invitèrent à traduire l'Iliade. En réponse, je leur écrivis : « je vais abréger ; souvent, Homère dort ; Indignor quandoque bonus dormitat Homerus : je ne traduirai que les pages brillantes de l'Iliade et je les combinerai de telle manière qu'elle forment quelque chose comme un tout. » Eh bien, ils acceptèrent avec enthousiasme ma proposition et, en même temps que leur réponse, ils me firent parvenir un dictionnaire grec-russe, ainsi que l'Iliade de Gneditch [34] (J'étais, et suis toujours, mauvais en bulgare)[35]. »

  

2.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

Du point de vue de la terminologie concernant l'acte de traduire, on constate qu'elle n'est pas fixée encore dans la langue et que plusieurs termes sont employés en même temps, avec une tendance à l'utilisation de plus en plus fréquente du verbe actuel, preveždam. On trouve  aussi pobălgarjavam (« mettre en bulgare », « bulgariser »), prepravjam (« refaire ») qui nous renvoient plutôt vers l'adaptation.

2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Les territoires bulgares faisant partie du Rum millet de l'Empire ottoman (communauté religieuse rassemblant tous les chrétiens qui relevaient du patriarcat de Constantinople), quatre principales langues coexistaient : le bulgare parlé avec toutes ses variantes dialectales, le slavon (langue écrite et langue d'Église), le turc et le grec enseigné dans les écoles avant l'ouverture, à partir des années 1830, d'écoles gréco-bulgares, puis entièrement bulgares.

On assiste, durant le XIXsiècle, à un long processus d'édification et de standardisation (d'unification) de la langue bulgare. Ce processus, dans l'esprit de ceux qui participent activement, est  lié à l'éveil du sentiment identitaire et aux luttes pour l'indépendance religieuse, puis politique par la création de l'État-nation rêvé (à partir de 1878) dans le prolongement du Second royaume bulgare, par delà les cinq siècles de domination ottomane.

2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?

Dans ce processus d'édification et de standardisation de la langue bulgare, les traducteurs jouèrent un rôle fondamental dans la mesure où, pour la plupart, c'étaient des hommes de lettres, mais aussi des instituteurs activement engagés dans les luttes de libération des territoires bulgares et dans la diffusion de la langue et de la culture bulgares aussi bien par leur enseignement que par leur production écrite. Car, pour eux, il ne saurait se construire de nation regroupant les trois grands territoires bulgarophones (Thrace, Mésie et Macédoine) sans l'existence d'une langue unifiée dont, au milieu du XIXe siècle, il fut établi qu'elle devait avoir pour fondement la langue parlée vivante. C'est ce qui explique l'important travail de collecte de littérature orale (chants populaires, proverbes, dictons, devinettes) qui fut accompli (notamment par Petko Slaveïkov) à cette époque où, dans plusieurs pays d'Europe on s'intéresse au folklore et où, en Russie, on accorde de l'importance à la slavité (Youri Venelin, par exemple).

D'autre part, au moment où l'on traduit activement manuels scolaires et littérature étrangère, mais aussi articles de la presse étrangère, les traductions sont les premières œuvres qui posent à leurs auteurs le problème de la langue écrite. La littérature écrite originale vient après.

Les principaux hommes de lettres traducteurs engagés dans ce processus étaient Ivan Bogorov, Ioakim Grouev, Petko Slaveïkov, Liouben Karavelov, Raïko Jinzifov, Grigor Părlitchev, ils avaient des visions différentes de ce que devait être le fondement de cette langue écrite unifiée.

Un grand nombre de traducteurs étaient membres de la Société littéraire bulgare (ancêtre de l'Académie des Sciences de Bulgarie) fondée par Marin Drinov le 29 septembre 1869 à Braïla (Roumanie). Dans ses statuts, il est indiqué que l'un des ses principaux objectifs est « l'étude et le perfectionnement de la langue bulgare, de l'histoire bulgare et de la littérature populaire plus généralement [36]».

Il faut distinguer deux périodes différentes [37] :

1. Les années 1830-1850 :

Durant la première moitié du XIXsiècle, la langue parlée, dans ses diverses variantes dialectales, commença à entrer massivement dans la langue écrite encore très conservatrice qui reposait sur le slavon, la déstabilisant de plus en plus. Le débat, en ce début de XIXsiècle portait donc sur la question suivante : quel doit être le fondement la langue écrite ? Trois écoles s'affrontaient : les partisans du slavon ou du vieux slave (un grand nombre d'homme de lettres ne faisaient pas la différence et revendiquaient l'héritage et l'autorité de la langue de Cyrille et de Méthode) ; les partisans de la langue parlée moderne (devenue analytique après la perte de ses déclinaisons) ; les partisans du compromis, le « slavobulgare [38]», langue écrite qui aurait pour fondement les différents dialectes bulgares, mais en les unifiant, et pour laquelle, en cas d'impossibilité à trouver une solution fédératrice, le slavon et la référence aux traductions de la Bible serviraient d'arbitre (d'où le nom de « slavobulgare »).

Les partisans de la langue parlée qui, en fin de compte, l'emporta, voulaient prendre pour fondement de la langue écrite la langue vivante, aussi bien dans sa grammaire, que dans sa phonétique et son foisonnement lexical. Pour eux, la variété lexicale offerte par les différents dialectes et par les emprunts au russe et au slavon, au lieu d'être une gêne, était un enrichissement. On compte parmi eux Ivan Bogorov, traducteur entre autres de Robinson Crusoë, auteur de grammaires [39] et de dictionnaires bilingues [40] (français-bulgare et bulgare-français, contenant 65 000 mots français). Dans sa grammaire, il insiste sur le fait qu'elle est la première à prendre appui sur la langue parlée. Son objectif est l’édification d'une « langue écrite pour tous [41]».  De fait, c'est la première tentative de codification de la langue. On remarque dans ses écrits (traductions et articles) qu'il remplace des graphies slavonnes et russes par ce qui se prononce réellement dans la langue parlée : дълг, мъж, сън, първо, съобщение (au lieu de долг, муж, сон, перво, сообщение) graphies toujours en vigueur aujourd’hui. On remarque les mêmes choix lexicaux et Ivan Bogorov est l'auteur de néologismes qui se sont installés durablement : будилник (réveil), добавка (ajout),  забележка (remarque), заем (loyer), избор (choix), etc. Fondateur du premier journal bulgare, Bălgarski orel [42] (1846, Leipzig), puis de Tsarigradski vestnik [43] (Constantinople, 1848), il y expose sa conception selon laquelle se soucier de la langue est le plus important pour le développement intellectuel du peuple bulgare : « Une langue écrite unique pour nous, Bulgares, a une grande valeur, c'est une pierre précieuse pour nous. »

2. Les années 1850-1870 :

La victoire des partisans de la langue parlée était une victoire de principe, car, en réalité, ils n'indiquaient rien de très concret et laissaient ouverte la question de l'unification de la langue : c'est l'objet des débats de cette deuxième période. Face au chaos linguistique qu'il constate, l'homme de lettres Yordan Konstantinov-Djinot (1818-1882), originaire de Vélès (Macédoine actuelle), écrit en 1852 dans le journal Tsarigradski vestnik : « J'ai de la peine et pour moi et pour ma Bulgarie, et, lorsque je lis des livres bulgares, j'ai les oreilles et les joues en feu devant nos éditions pleines de fautes [44]. »

Là encore, en l'absence d'organe centralisateur qui régule la langue et la culture, plusieurs écoles se dessinent. Parteniï Zografski (1818-1876), qui a traduit vraisemblablement du grec une vie de Cyrille, de même que Raïko Jinzifov (1839-1877), traducteur  du russe (Le dit de la campagne d'Igor, œuvres  de Chevtchenko, de Nekrassov) sont tous les deux originaires de l'actuelle Macédoine. Ils défendent l'idée d'une langue qui ait un fondement multidialectal. Cette idée est mise en œuvre dans le livre de Raïko Jinzifov, Recueil bulgare moderne [45], qui contient trois traductions, du russe et du tchèque (dont celle du Dit de la campagne d'Igor). On y trouve une tentative pour réunir des éléments lexicaux, morphologiques et syntaxiques empruntés aux dialectes occidentaux et orientaux. Elle est motivée par les arguments suivants dans sa préface :

« Nous considérons comme langue bulgare la langue qui se parle dans toute la Macédoine, la Thrace et la Bulgarie, aux parlers différents, mais, comme tout Bulgare qui n'est pas myope, nous ne pouvons pas dire que les mots ръка (main), ou вoда (eau) seraient macédoniens ou thraces, tandis que  ръка, ou вoда seraient bulgares, car il n'y a pas de Macédoniens ni de Thraces comme peuples à part, il n'y a que des Bulgares slaves qui vivent dans ces lieux, et leur nom, peut-être, est correct en tant que notion géographique, mais pas pour la nationalité ; en bref, il y a un peuple bulgare entier et une langue bulgare qui est divisée en autant de parlers que cela plaît à chacun [46]. » Fait curieux : dans ses articles, ses traductions et ses lettres, il emploie la forme de futur propre aux parlers de l'est (ще), tandis que dans ses poèmes il préfère la forme des parlers de Macédoine (ке).

« Il fut critiqué en cela par Liouben Karavelov (1834-1879) qui dit qu'il aurait préféré qu'il écrive dans le dialecte qu'il connaissait le mieux, celui de Vélès [47] au lieu de voir plusieurs variantes dialectales d'un même mot (par exemple рака et рѪка, « main »).

Liouben Karavelov, qui a lu Humboldt alors qu'il était en Russie, est lui aussi persuadé qu'il faut unifier la langue littéraire. Originaire de la ville de Koprivchtitsa (parlers centraux), il fait preuve, dans ses traductions comme dans ses œuvres  originales et dans ses articles d'une orthographe cohérente qui contribua à stabiliser la langue écrite. Il supprime les lettres qui ne se prononcent plus (і et ы par exemple) ; il transcrit systématiquement la lettre Ѫ par ъ, sauf dans les verbes où il la transcrit par a (c'est toujours en vigueur en bulgare actuel) ; il applique la règle des parlers du nord-est pour la transcription de la lettre ѣ. On peut remarquer une syntaxe complexe et correcte et l'introduction de mots abstraits et de locutions du vocabulaire social, politique et économique empruntés notamment à l’anglais et au français  qui s'installent durablement en bulgare : образование, instruction, училище, école, педагогика, pédagogie, власт, pouvoir, промишленост, industrie, правителство, gouvernement, независимост, indépendance, народност, nationalité, обществено мнение, opinion publique, военна сила, force militaire, европейски сили, puissances européennes, etc [48].

C'est sans doute Petko Slaveïkov (1827-1895), originaire de Triavna, petite ville des Balkans, qui joua le rôle le plus important dans ce processus de standardisation de la langue littéraire. Il commença par écrire dans un mélange de slavon et de langue parlée et se rendit compte, en traduisant des poèmes, qu'il avait besoin de la langue vivante parlée, de celle de la littérature orale et de son potentiel. Ayant été contraint par les autorités ottomanes à se déplacer de ville en ville, où il exerça le métier d'instituteur, il eut la possibilité de bien connaître différentes régions, leurs parlers, leurs mœurs et manifesta très tôt un grand intérêt pour la littérature orale, les proverbes, les dictons qu'il collecta patiemment.

Il s'opposa au principe linguistique adopté par les Grecs : « Les Grecs rapprochent leur langue des écrivains anciens pour l'épurer d'influences étrangères et pour lui donner un caractère purement national. Pour les mêmes raisons, nous devons rapprocher notre langue bulgare du parler vivant du peuple comme l'ont fait les Russes, les Serbes et tous les autres peuples [49]. » S'il s'oppose aux emprunts turcs et grecs, préconisant l'emploi de ум (intelligence) au lieu du turcisme акъл, de ключ (clef) au lieu de анахтар, il n'hésite pas à utiliser des mots empruntés au russe et entrés dans la langue, tels que смисъл, sens, чувство, sentiment, опасен, dangereux, жител, habitant, нужда besoin et autres, encore vivants dans le bulgare actuel : on compterait environ 550 termes d'origine russe dans ses traductions et œuvres  originales qui acquirent à sa suite droit de cité dans la langue bulgare [50]. Il contribue à l'affirmation des subordonnées participiales et impose l'usage du participe présent actif. De même il utilise abondamment les dictons auxquels il confère une légitimé linguistique et littéraire. Du point de vue de l'orthographe, il est plutôt conservateur, préférant le principe étymologique au principe phonétique.

Citons comme curiosité Grigor Părlitchev (1830-1893), qui archaïse fortement sa traduction de l'Iliade (il utilise les cas qui n'existent plus dans la langue parlée) et a recours à plusieurs mots et expressions du vieux bulgare ou du russe,  défend même sur cette base l'idée d'une langue slave  commune à tous les peuples slaves.

C'est donc à la fin du XIXe siècle que l'on voit se stabiliser la langue écrite tiraillée entre différents parlers ou dialectes, grâce aux efforts conscients des traducteurs et hommes de lettres, et devenir proche de ce qu'elle est actuellement : emploi de la forme figée ще pour le futur, pluriel en и, usage des formes longues et courtes de l'article défini masculin, désinences des verbes du deuxième groupe, remplacement de lettres qui ne se prononçaient déjà plus, etc.

La traduction et la littérature

2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite/adaptée, ou les deux à la fois ?

La traduction joua un rôle central dans la formation d'une littérature profane originale écrite en bulgare, ce fut un peu un laboratoire expérimental où se formèrent écrivains et lecteurs, comme en témoigne le développement de la prose originale et de la prose traduite au XVIIIe siècle : durant les premières décennies, la prose traduite « cohabita » avec une prose nationale aux formes anciennes (folklore, damaskini, littérature religieuse, etc.) ; peu à peu, la prose traduite devint le centre de la vie littéraire, et reléguant la littérature nationale au second plan. À partir de 1845-1850, on voit apparaître une poésie originale et le théâtre se développer considérablement, à partir d'œuvres traduites dans un premier temps. C'est des années 1860 que datent les premières œuvres en prose écrites en bulgare, qui restreignirent peu à peu l'importance de la prose traduite. Après les années d'intense adaptation (ou « bulgarisation »), entre 1850 et 1860, la traduction finit par acquérir la place qu'elle a aujourd'hui.

2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?

Oui, voir les points développés plus haut.

C'est à des traductions de la poésie russe (notamment faites par Petko Slaveïkov) que l'on doit l'introduction du système syllabotonique (qui joue sur le nombre de syllabes et l'alternance de syllabes accentuées et de syllabes non accentuées) encore en vigueur dans la poésie bulgare du XXe siècle.

Les débuts de la dramaturgie bulgare doivent beaucoup à la traduction, notamment aux pièces de Molière (L'avare surtout) au terme d'un processus de traduction/adaptation/imitation. Ainsi, ce que l'on considère comme étant la première pièce bulgare, Mihal [51] (1853), est en fait l'adaptation faite par Sava Dobroplodni (1820-1894) d'une adaptation grecque très libre de L'avare. C'est aussi la première pièce qui est jouée sur les territoires bulgares, en 1856, dans la ville de Choumène.

Quant au premier grand roman bulgare, Sous le Joug, d'Ivan Vazov, paru en 1889, il doit beaucoup, dans sa construction, sa facture et certains thèmes, aux nombreuses lectures de romans français de son auteur qui a appris cette langue précisément pour lire la littérature française dans l'original (il est particulièrement passionné par Eugène Sue et Victor Hugo). Vazov reconnaît lui-même qu'à partir du moment où il a pris connaissance des Châtiments de Hugo, ce dernier a commencé à exercer une très grande influence sur ses œuvres [52]. À propos de son roman, il écrit : « Lorsque j’ai entrepris d’écrire mon roman, à Odessa, j’avais l’idée de composer quelque chose de semblable aux Misérables de Victor Hugo, comme on peut le constater au début du roman : la fuite d’Ognianov qui se réfugie dans la maison du tchorbadji Marko rappelle un peu la visite nocturne de Jean Valjean dans la demeure du prêtre Bienaimé. Je me suis donné pour objectif de peindre la vie des Bulgares durant les derniers jours de l’esclavage [53], ainsi que l’esprit révolutionnaire à l’époque de l’insurrection d’avril [54]. »

La traduction et la société

2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)

Dans un contexte de prise de conscience identitaire, avant la constitution d'un État-nation, sous l'influence des lumières qui inspirent une véritable foi dans l'instruction comme source de liberté et de vie meilleure,  l'association peuple-langue écrite-littérature est fortement soulignée par les traducteurs, qui sont aussi pour la plupart des hommes de lettres (écrivains et publicistes) et instituteurs et  qui participent activement à la lutte pour la diffusion de la langue et la constitution d'une littérature dont ils constatent l'indigence. C'est ce qu'exprime Liouben Karavelov (1834-1879), écrivain, révolutionnaire et traducteur :

« À l'heure actuelle, la littérature bulgare n'existe pas encore – dit M. Pipin – ou bien elle commence à peine de vivre. » Et de fait, nous, Bulgares, de tous les peuples d'Europe, nous sommes restés le plus en arrière, si l'on excepte les Albanais, les Karakatchans, les Tsiganes et les Samoyèdes. Nous n'avons pas encore de littérature propre ; nous n'avons même pas encore cinq livres susceptibles de passer la critique ; nous n'avons même pas trois livres originaux, c'est-à-dire susceptible d'être qualifiés d'œuvres bulgares ou de littérature bulgare ; enfin, nous ne savons même pas ce qu'est la littérature et quelle doit être la nôtre [55]. »

Necho Bontchev (1839-1878), quant à lui,  développe l'idée que la littérature d'un peuple est le miroir de son image culturelle et qu'au fondement de la littérature se trouve la connaissance de soi d'un peuple. Pour lui, cette nécessaire conscience de soi passe par l'épreuve de l'étranger, c'est-à-dire par la connaissance du chemin parcouru par d'autres peuples et donc par la traduction :

« Et ainsi, nous avons besoin d'examiner avec attention tout le long chemin parcouru par les autres peuples. Lorsque nous le connaîtrons, alors il nous sera aisé de nous connaître nous-mêmes, ainsi que la nouvelle vie culturelle qui nous attend [...] À l'heure actuelle, ce sont des étrangers qui sont nos guides. Mais cela ne doit pas nous effrayer. Il en a été ainsi avec chaque peuple au début [...] De même que la flamme d'une bougie se propage à beaucoup d'autres bougies, de même cette étincelle spirituelle s'est communiquée d'un peuple à l'autre [56]. »

Il s'agit donc de travailler à la standardisation d'une langue unifiée (visée politique), à la constitution d'un patrimoine littéraire et à doter les écoles qui se créent de manuels d'abord traduits en bulgare, puis écrits dans cette langue (visée didactique). C'est ce qui explique que l'approche soit avant tout utilitaire : il faut traduire ce qui doit être utile au public. La visée esthétique viendra avec le début du modernisme, au tournant du XXe siècle.

2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

Les traductions sont avant tout diffusées par la presse périodique qui se crée au début du XIXe siècle (voir supra) et qui connaît un essor rapide: les revues et journaux Tchitalichté, Tsarigradski vestnik, Makedonia, Bălgarski knijitsi, Périoditchesko spissanié [57], etc. Puis, avec la multiplication des presses sur les territoires bulgares ou à l'étranger, les livres se multiplient.

Le premier livre imprimé en bulgare moderne est le Kiriakodromon ou Nédelnik [58] de Sofroni Vratchanski, imprimé Roumanie en 1806. Il contient plusieurs traductions de textes religieux. Quelques imprimeries furent fondées pour imprimer des livres en slavon dès le XVIe siècle, mais elles se trouvaient en Roumanie, en Serbie, à Constantinople ou dans l'Empire austro-hongrois pur la plupart. La censure et le contrôle exercés par les autorités ottomanes ne permirent pas de diffusion réelle de l'imprimerie sur les territoires bulgarophones  jusqu'au XIXe siècle. Ce n'est qu'en 1828 que Nikola Karastoyanov fait venir dans la ville de Samokov la première presse établie sur les territoires bulgares. En 1846, il obtient l'autorisation des autorités d'imprimer des livres. En 1864 est fondée, à Roussé, l'Imprimerie de la région du Danube qui forme des typographes, imprimeurs et relieurs professionnels. La censure, les obstacles et sanctions infligées par les autorités ottomanes font qu'entre 1828 et 1878 35 imprimeries bulgares fonctionnent, dont seulement deux sur les territoires bulgares (à Samokov et à Roussé), les autres se trouvant à Vienne, en Roumanie, à Belgrade, Constantinople et Salonique. Durant cette période, elles impriment au total 678 livres [59].

Le financement des livres se fait beaucoup, durant le XIXe siècle, par le système de souscription et d'abonnement préalable. On établit des listes de gens (instituteurs, popes, commerçants, artisans, paysans, écoliers) qui paient à l'avance les livres (aux auteurs ou aux éditeurs). Environ 200 livres parus avant 1878 sont financés par la souscription. Ce système est utilisé pour la première fois par Sofroni de Vratsa pour son Nédelnik (premier livre imprimé en bulgare moderne, 1806) ensuite par les deux tiers des auteurs. Des réclames sont insérées dans la presse périodique à partir de sa création dans les années 1840. À partir des années 1870, on peut voir s'amorcer le déclin de la souscription.

Concernant le mode de diffusion, on distingue plusieurs grandes périodes :

1) XVIIe-XVIIIe siècles : diffusion des manuscrits et livres imprimés lors des foires, dans les monastères et les églises ;

2) XIXe siècle : première librairie (en fait une boutique de livres) créée à Tărnovo en 1808 par Veltcho Atanassov Djamdjiata. La première maison d'édition est celle de Hristo G. Danov, créée à Plovdiv en 1855.

3 étapes :

- 1820-1850 : avant tout colportage dans des conditions difficiles, car les routes sont en très mauvais état et il faut attendre 1866 pour que soit construite la première ligne de chemin de fer sur les territoires bulgares. C'est tout de même à cette époque que Nikola Karastoyanov, premier à avoir installé une presse à imprimer en territoire bulgare, à Samokov, en 1828, vend aussi des livres dans son local.

- 1850-1860 : débuts des librairies avec des filiales sur les territoires bulgares, mais aussi à l'étranger. Ce processus s'intensifie après la guerre de Crimée (1853-1856).

- 1850-1870 : Création de sociétés d'édition et de vente des livres à Plovdiv, Tărnovo, Constantinople

Multiplication des librairies vendant des livres en bulgares à Belgrade, Bitolia, Lom, Salonique, Bucarest, etc. Les foires de Serrès, Prilep (Macédoine actuelle), Eski Djoumaia, Ouzoundjovo sont des lieux privilégiés de vente des livres.

En ce qui concerne les bibliothèques, leur création accompagne tout d'abord la fondation d'écoles au XIXe siècle. C'est ainsi que la première école de type moderne, fondée en 1835 à Gabrovo, comprend une bibliothèque. À partir de 1856, un autre type de bibliothèque voit le jour : celles qui sont localisées dans les tchitalichtés, ces foyers culturels où l'on trouvait des livres, la presse périodique, où l'on discutait de ce qu'on avait lu, organisait des causeries, des représentations des pièces de théâtre.

On compte entre 130 et 200 bibliothèques d'écoles de 1836 à 1876. Les livres les plus demandés, dans le dernier quart du XIXe siècle, sont des œuvres  traduite : Shakespeare, Swift, Scott, Byron, Dickens, Molière, Stendhal, Chateaubriand, Hugo, Dumas (fils), Sue, Rabelais, Cervantès, Dante, Hamsun, Lessing, Goethe, Schiller, Gogol, Krylov, Pouchkine, Lermontov, Tourguéniev, Dostoïevski, Mickiewicz, Sienkewicz.

2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Je n'ai pas d'informations concernant un public spécifique. La liste des souscripteurs permet de voir que les lecteurs étaient des instituteurs, des ecclésiastiques, des artisans, des commerçants, des élèves et quelques paysans. Les femmes commencent aussi de plus en plus à « perdre leur temps » selon les idées de l'époque) à lire et à organiser des séances de lectures pour celles qui ne savent pas lire. L'écrivain Ivan Vazov témoigne des lectures organisées par sa mère qui lisait durant les jours de fêtes des textes principalement de traduction à ses amies et parents qui ne savaient pas lire : Paméla ou la vertu récompensée de Samuel Richardson, Les aventures de Télémaque de Fénelon, l'Alexandriade.

2.3.8. Réception critique des traductions ?

Oui, dans la presse périodique paraissent des critiques, la plupart sont dues des écrivains e traducteurs comme Hristo Botev (1848-1876), qui critiqua par exemple la traduction de Taras Boulba faite par Necho Bontchev (voir plus haut), Liouben Karavelov, Necho Bontchev (voir plus haut la critique qu'il fit de la traduction de l'Iliade par Grigor Părlitchev), Stefan Bobtchev (1853-1940) et d'autres.

On critique aussi le goût du public pour les œuvres  sentimentales (Eugène Sue, Alexandre Dumas fils etc.) et l'on recommande de traduire et de lire des œuvres  utiles, scientifiques.

2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

Traducteurs, éditeurs et rédacteurs en chef de revues et de journaux (voir plus haut la traduction de l'Iliade par Grigor Părlitchev). C'est d'ailleurs ce que déplore au début des années 1870 le traducteur et homme de lettres Lioubène Karavelov ; d'après lui, les traducteurs traduiraient des livres parce qu'ils les auraient trouvés, lus et... traduits ! « Nous n'avons pas plus de dix livres qui ont été traduits et inventés dans un but particulier [60].

2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

A priori non. L'Empire ottoman exerçait une censure contre tous les textes pouvant inciter au soulèvement politique contre son pouvoir et généralement sur la presse. Le statut qui régit l'imprimerie (1857)  exige une autorisation de la part de la Sublime Porte (du Grand Vizir) pour créer une imprimerie et introduit la censure sur la production écrite. Le Code pénal de 1858 prévoit des sanctions sévères pour tous ceux qui fonderaient une imprimerie sans l'autorisation gouvernementale et éditeraient des textes « nuisibles » : fermeture de l'imprimerie, confiscation de la production imprimée, amendes et prison. Ces sanctions et la censure son confirmées par la loi sur l'imprimerie de 1864 [61].

2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Voir plus haut sur le choix des textes et le mode de traduire

2.3.12. Des traductions  ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Oui, de trois manières : par les traductions de manuels venant de l'Occident, par la traduction d'articles politiques de la presse occidentale et russe, par la traduction de textes sur l'éducation des enfants, des jeunes filles. Cela suscite d'ailleurs des réactions de la part de certains, tels l'écrivain Marko Balabanov qui, en 1871, déplore que la lecture de romans traduits ait « dépravé des âmes pures et innocentes [62]». Des débats ont lieu contre la lecture des romans, en général, dans la mesure où ils détourneraient de la réalité, et en particulier par les jeunes filles. Or, en cette période pré-romanesque (le premier grand roman bulgare, Sous le joug, d'Ivan Vazov, ne sort qu'en 1889), les romans sont forcément des traductions. Ces débats sont à replacer dans le contexte d'une époque où le « pacte fictionnel » n'était pas encore établi et où un grand nombre de lecteurs prenaient ce qu'ils lisaient pour argent comptant, sans aucune distance.

Les idées des Lumières véhiculées par des œuvres  traduites du français, les idées socialistes et populistes provenant de la littérature russe marquent profondément les esprits en cette période où l'on rêve d'indépendance et de créer un État-nation dont on commence à imaginer quelle pourrait être sa forme (monarchie parlementaire ou république). C'est ce qui explique également l'engouement pour les récits historiques sur le Royaume bulgare avant 1396 (invasion des Ottomans) écrits par des Polonais ou des Russes, traduits et retraduits.

Du point de vue du succès durable qu'elle a eue et de l'influence qu'elle a exercée sur les esprits, on seulement bulgares mais plus largement balkaniques, on peut citer la traduction des Aventures de Télémaque, fils d'Ulysse de Fénelon (1699)[63]. Le roman est d'abord traduit en grec (1742 par A. Skiadas, 1801 par D. Govdelas). Il est cité en serbe dans des œuvres  de Dositej Obradovic dès la fin du XVIIIe siècle et c'est en 1814 qu'il est traduit par St. Jivkovic. En roumain, il est imprimé dans trois traductions différentes dans la première moitié du XIXe siècle : en 1807 par Petru Maior, en 1831 par Gr. Pleşoianu, en 1852 par A. Crecescu. Sur les territoires bulgares, il fait son apparition par l'intermédiaire du serbe au début du XIXe siècle : en 1836, l'homme de lettres et ecclésiastique Neofit Bozveli apporte la traduction serbe dans la ville de Svichtov. En 1845, il est traduit directement du français (les six premiers chapitres) par P. Piperov. Sur la couverture sont indiquées le titre [64], le nom de l'auteur, le nom du traducteur, la langue à partir de laquelle la traduction est faite, la ville dans laquelle est imprimée la traduction : Vienne. Piperov accompagne sa traduction d'une longue préface (23 pages) dans laquelle il expose les motivations qui l'ont poussé à traduire cette œuvre, avant tout le désir de contribuer à rehausser le niveau d'instruction chez ses contemporains : « si, sur cent citoyens, à peine cinquante savent lire […], en Europe, même le dernier des hommes sait lire ». Or, pour lui, le livre est justement ce qui a rendu heureux tous les peuples d'Europe.

Ce qui a plu aux lecteurs bulgares, dans Les Aventures de Télémaque, roman d'aventures, mais aussi miroir des princes, c'est non seulement la description des nombreux lieux évoqués (Afrique, Sicile, Égypte, Grèce, Éthiopie, etc.), la mythologie grecque encore peu connue des Bulgares, mais aussi les problèmes de morale politique et d'éducation des princes traités, qui faisaient forcément écho aux préoccupations d'un peuple dominé rêvant de la construction d'un futur État indépendant. Des phrases comme « celui qui peut être libre même dans l'asservissement est le plus libre de tous les hommes », « diriger les peuples contre leur volonté, c'est malheureux, tout comme avoir le mauvais honneur de les maintenir sous le joug », le conquérant est quelqu'un qui agit contre le genre humain », « mieux vaut la mort que l'esclavage » ne pouvaient laisser indifférent le lecteur bulgare qui se reconnaissait dans cette situation. En revanche, l'œuvre (et donc le choix de la traduire) est critiquée par les révolutionnaires (tels que le poète Hristo Botev) proches des idées socialistes utopistes, voire anarchistes de Fournier et de Proudhon et qui envisageaient pour l'avenir du futur État bulgare, non une monarchie éclairée, mais une république.

Le roman de Fénelon est retraduit après 1845. D'abord en 1860 par l'écrivain Dobri Voïnikov. Puis en 1873 par N. Mihaïlovski : la traduction est imprimée à Constantinople et fait l'objet d'une grande campagne de réclame dans la presse périodique ; financée par souscription, elle recueille 507 signatures et est demandée dans toutes les villes bulgares et se vend en grandes quantités dans les librairies malgré son prix assez élevé pour l'époque (vingt groches). En 1873, on trouve l'annonce de la sortie d'une traduction de ce roman effectuée par T. Chichkova sous un titre un peu différent [65], ainsi que de celle faite par G. Djamdjiev.

On sait, par ailleurs, que cette traduction est utilisée par plusieurs maîtres d'école comme support d'apprentissage du français [66] et qu'elle est le livre de chevet d'hommes de lettres, écrivains et traducteurs (Neofit Bozveli, Petko Slaveïkov, Ivan Vazov).

 

SOURCES

Николай Аретов, “Критически стратегии в/към възрожденската литература, Език и Литература, 1998, N° 5-6, p. 55-63.

Иван Богоров, Първична българска граматика, Букурещ, 1844.

Иван Богоров, Френско-български и българско-френски речник, Виена, 1869.

Нешо Бончев, Съчинения, София, Български писател, 1983.

Ани Гергова, Енциклопедия Българска книга, София-Москва, Pensoft, 2004.

Енциклопедия на българската възрожденска литература, Велико търново, Абагар, 1996.

История на новобългарския книжовен език, София, БАН, 1989.

Красимира Даскалова, Грамотност, книжнина, читатели, четене, София, ЛиК, 1999.

Райко Жинзифов, Новобългарска сбирка, Москва, 1863.

Любен Каравелов, “Нашата книжевност”, в. Свобода, год. 1, бр. 5, 6, 7, 1869.

Григор Пърличев, Избрани произведения, София, Български писател, 1980.

Николай Генчев, Франция в българското духовно възраждане, София, университетско издателство, 1979.

Руси Русинов, История на новобългарския книжовен език, Велико Търново, Абагар, 1999.

Маньо Стоянов, Българска възрожденска книжнина, София, Наука и изкуство, т. 1, 1957.

Marie Vrinat-Nikolov, Miroir de l'altérité : la traduction, Grenoble, ELLUG, 2006.

Marie Vrinat-Nikolov, « Retraduire Vazov : "l'orientalité du texte" », Paris, Translittérature n° 31, été 2006, 35-37.


 Notes

[1] История славянобългарская.

[2] Житие и страдания грешнаго Софрония. La date exacte à laquelle cette œuvre a été écrite n'est pas établie avec certitude (aux alentours de 1805).

[3] Ловчанският владика.

[4] Под игото.

[5] Мисъл.

[6] Възраждане.

[7] Килийно образование.

[8] Любословие.

[9] Български орел.

[10] Николай Генчев, Красимира Даскалова, 1988, p. 9-10.

[11] Николай Генчев, Красимира Даскалова, 1988.

[12] Райна, българска царкиня.

[13] Две приказки за славните жени и за Аза человекомразеца.

[14] Manio Stojanov, 1957.

[15] Илиада.

[16] Чюдесиите на Робенсина Крусо.

[17] Велизарий.

[18] Разбойници.

[19] Хромия дявол.

[20] Приключения Телемаха.

[21] Павел и Виргиния.

[22] Resp. Райна, княгиня българска et Райна, българска царкиня.

[23] Тарас Булба.

[24] Сирота Цветана.

[25] « Не пой, Красавица при мне ».

[26] Невянка, болярска дъщеря.

[27] Изгубено дете.

[28] Христо Ботев, 1986, т. 1, 165-166.

[29] Нешо Бончев: 1983, 115-120.

[30] ibid., 351.

[31] Cité par Гиколай Аретов, 1998, 55-63.

[32] Читалище, 1871, N°4.

[33] Григор Пърличев, 1980, 322.

[34] Николай Иванович Гнедич (1784-1833): poète russe, demeuré célèbre pour sa traduction en russe de l'Iliade.

[35] Григор Пърличев, 1980, 321.

[36] Енциклопедия на българската възрожденска литература, 1996, стр. 133.

[37] Voir entre autres:  Русин Русинов, 1999; История на новобългарския език, 1989.

[38] Славянобългарски език.

[39] Иван Богоров, 1844.

[40] Иван Богоров, 1869-1871.

[41] История на новобългарския език, 1989, стр. 104.

[42] Български орел.

[43] Цариградски вестник.

[44] История на новобългарския книжовен език, 1989, стр. 166.

[45] Новобългарска сбирка, 1863.

[46] Русин Русинов, 1999.

[47] История на новобългарския книжовен език, 1989, стр. 172.

[48] История на новобългарския книжовен език, 1989, стр. 242 etsq.

[49] ibid. 228.

[50] ibid. 233.

[51] Михал.

[52] Н. Генчев, 1879, p. 367.

[53] « Joug », « esclavage » sont des termes à la forte charge émotionnelle toujours employés pour désigner la domination ottomane qui dura cinq siècles en Bulgarie, de 1496 à 1878.

[54] M. Vrinat-Nikolov, 2006, p. 35.

[55] Любен Каравелов, 1869.

[56] Нешо Бончев, 1983, стp. 116.

[57] Читалище, Цариградски вестник, Македония, Български книжици, Периодическо списание.

[58] Кириакодромон или Неделник.

[59] Ани Гергова, 2004, стр. 344-345.

[60] Н. Генчев, 1979, p. 341.

[61] Ibid.

[62] Красимира Даскалова, 1999, p. 177.

[63] Н. Генчев, 1979, p. 330-334.

[64] Приключения Телемаха, сина Одисееваго.

[65] Странствованията на Телемаха.

[66] Н. Генчев, 1979, p. 333.