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Auteur : Hélène Lenz

 

2.1. Cadre général introductif

La deuxième période de production de littérature et traduction roumaine commence au XVIe siècle.

Entre 1640 et 1780 en effet, la qualité, la richesse, la variété des textes progressent. « Les activités de traduction et de publication se développent au-delà de toute attente. » Le roumain, jusque là langue cultuelle et administrative « conquiert de nouveaux domaines d’activité (…). On voit paraître des chroniques, des œuvres juridiques, de la littérature artistique et didactique, des travaux scientifiques de vulgarisation. » Les arrangements (compilations-adaptations) partant d’abord du grec usent plus tard de sources italiennes, allemandes, russes.  (Lungu-Badea, 2007 : 148).

Entre 1780 et 1860, les traductions développent la langue et la littérature roumaine « jouant un rôle d’exemple et de stimulant, satisfaisant le désir de lecture, proposant des modèles aux écrivains, mais leur offrant aussi l’occasion de s’exercer à l’écrit. La traduction a enrichi le vocabulaire, contribué à l’accomplissement de la langue, à l’éducation de la sensibilité et du goût du public, élargissant son horizon d’attente. Les traductions du XVIIIe et du XIXe siècle représentent une forme d’assimilation de la langue de la modernité. » (Cornea, 1966/Lungu-Badea, 2007 : 166).

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

La production littéraire en roumain ne peut être séparée de la question de la traduction (Lungu-Badea, 2008 : 25). L’apparition d’une littérature profane sera envisagée ici dans les mêmes termes.

La traduction de textes profanes se développe au XVIIe siècle, dès que « la typographie sort du service exclusif de l’Église. On imprime alors des livres juridiques comme le Code de Govora (Pravila de la Govora) paru en 1640 d’après une traduction du slavon faite par le moine Moxa. Six ans plus tard, on traduit du grec et du latin le Code Impérial (Proverbele împărătești) et en 1652, on imprime à Târgoviște un autre texte juridique traduit du grec. » (Grosu, 1993 :18).

Des textes profanes originaux, fondateurs de littérature nationale, apparaissent à la fin du XVIIe siècle. Parmi les plus remarquables, on citera l’œuvre de Ion Neculce (1672 ? -1746) ou celle de Dimitrie Cantemir (1673-1723) prince de Moldavie, écrivain littéraire et scientifique, auteur d’Histoire hiéroglyphique (1705), texte proche du roman philosophique. Chez Cantemir « prosateur d’idée », on peut distinguer la langue élaborant « le style historique » et celle qui innove dans le « style philosophique ». (Manolescu, 2008 : 77- 83). « En matière de style philosophique, Cantemir se révèle plus heureux que dans le style historique » (Manolescu, 2008 :79).

Neculce peut être vu aussi comme « traducteur » dans sa « Chronique » (précédée de légendes) si l’on accepte de considérer son attitude originale « face à l’information » (Manolescu, 2008 : 67). Il transcrit en effet l’oralité de la langue ou compile sans les citer des chroniques roumaines anciennes. En cette période d’élaboration d’une langue écrite, les schémas syntaxiques et lexicaux de l’oralité roumaine différant des sources écrites (étrangères) peuvent être considérés comme des traits translinguistiques relevant d’une sphère de langage rappelant le fonctionnement d’autres langues. N. Manolescu suggère que l’attitude procède d’un niveau de culture linguistique inférieur à celui des contemporains lettrés : « À la différence de Costin, puis de Cantemir et de Constantin Cantacuzino de mentalité presque scientifique, Neculce en reste à la mentalité folklorique. Il est difficile d’apprécier s’il maîtrisait les langues des pays où il a vécu (russe, polonais) ou des langues de circulation du temps comme le grec. » (Manolescu, 2008 :67). Neculce serait en outre le transcripteur/traducteur d’un chronographe parallèlement à la rédaction de son œuvre principale (Grosu, 1993 : 57), (voir réponse en  2.3.3).

Cependant, la production de littérature profane roumaine, symptomatique d’aspirations laïques à tous  niveaux de la société (Manolescu, 1997 :91), commencerait au XVe siècle avec la traduction des romans populaires. N. Manolescu voit dans ces textes la « nourriture d’une société se laïcisant de manière irréversible », alors que peu de privilégiés accèdent à des lectures étrangères. L’intérêt pour ces textes dure jusqu’au romantisme. Des intellectuels d’envergure européenne les ont pratiqués par plaisir ou parce qu’ils y trouvaient la clé de mœurs roumaines. Ion Heliade Rădulescu (le lettré le plus important après Cantemir, selon G. Călinescu) a « appris à lire dans l’Alexandria [le Roman d’Alexandre] » (1620), premier roman populaire traduit en roumain. L’historien Nicolae Iorga considérait au XXe siècle, « non sans raison » que l’onomastique roumaine était marquée par ces lectures. Des princes et leurs épouses, sont nommés Alexandre ou Hélène parce leur entourage a lu l’Alexandria, ou la Troada [Histoire de la guerre de Troie] (Manolescu, 1997 : 93). En 1839, George Barițiu, auteur d’une œuvre de traduction, témoigne de lectures de jeunesse, typiques de la génération de 1848, en ces termes : « le premier livre tombé dans nos mains était Alexandria [Roman d’Alexandre]. Te souviens-tu de l’ardeur et du plaisir que nous avions à le lire ? Nous étions si pénétrés de ses vérités que lorsque les professeurs nous donnaient à traduire du Curtius, nous tenions pour mensonges ce que cet auteur classique dit du grand Alexandre parce qu’il ne mentionne ni le combat avec les nains, ni l’histoire de l’Empereur Porius contés dans le Roman d’Alexandre » (Manolescu, 1997 : 93). La première version du livre date du XVIe siècle. Parmi les premières traductions de livres populaires remontant au XVe siècle, on compte aussi : Floarea darurilor / Fiore di Virtu traduit de l’italien en roumain par un haut dignitaire (dregător) de Etienne le Grand (1433-1504), (Manolescu, 1993 : 91). Sindipa, ensemble d’anecdotes intégrées à la trame d’un vrai roman est traduit vers la deuxième moitié du XVIIe, d’après une version grecque. « Plus tard, l’histoire sera traduite en arabe puis en hébreu et grec. À partir de  l’hébreu, Sindipa a été traduite en latin sous le titre Historia septem sapientium Romae [Histoire des sept sages de Rome]. Cette version aurait servi de modèle dans toutes les littératures occidentales. » (Grosu, 1993 : 95). Le statut des écrits populaires a été souvent discuté (de Hașdeu à Gaster et Cartojan jusqu’à nos jours). Ils sont nommés « populaires » en raison de leur mode de diffusion, bien que certains puissent être attribués à des auteurs connus. « Nulle part, on ne les traduit : on les transforme » estimait  Hașdeu, à la fin du XIXe. (Manolescu, 1997 :92). « Leur diffusion est énorme durant tout le Moyen Age, en Asie, en Europe, à l’embouchure du Danube, dans les Balkans, en Occident où ils constituent une espèce de « livres sans frontières/cărţi fără frontiere ». Ils ont des variantes en de nombreuses langues : indien, arabe, persan, puis égyptien, grec, byzantin, latin, slavon et finalement roumain, italien, français, allemand, etc. Ils entretiennent un rapport intéressant avec le folklore » (Manolescu, 1997:92). Leurs réactualisations s’accompagnent en effet de pertes du nom d’auteur et autres traits les rapprochant de la labilité, de la fixité, de l'anonymat folklorique. On s’est aussi demandé si les histoires littéraires devaient les mentionner dans la mesure où « ils ont constitué un fond culturel sans héritiers littéraires » (Călinescu 1982/Manolescu, 1997 : 92). L’imbrication de leurs motifs thématiques, narratifs avec la littérature religieuse a aussi suscité commentaires et interrogations. « On a objecté qu’on les avait reçus tard comme des fictions littéraires, qu’ils avaient fonctionné sur le modèle des vies de saints, de héros (…) ou comme guides moraux chrétiens requis par les besoins du culte, et cela jusqu’au seuil du XVIIIe siècle, époque de naissance de l’appréciation esthétique les plaçant au rang des œuvres d’imagination ». (Manolescu, 1997 :93).

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l'apparition d'une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

- Apparition d’une littérature profane et rapprochement avec l’Occident.

Vers le milieu du XVIe siècle, à côté des textes religieux traduits et imprimés par le diacre Coresi, circule une littérature de colportage : romans populaires, ouvrages didactiques, hagiographies. Les historiographes Grigore Ureche (1595 ?-1647), Miron Costin (1633-1699), le métropolite Dosoftei (1624 ?-1693) traducteur des psaumes et premier poète roumain, Ion Neculce (1672 ?-1746) annonçant le roman, le prince Dimitrie Cantemir (1673-1723) philosophe créateur du roman allégorique, composent une littérature profane préparant le rapprochement avec l’Occident du siècle des Lumières.

- Apparition d’une littérature nationale fondée sur la spécificité d’une langue nationale dans un État national.

Durant la première partie du XVIIIe siècle, l’Ecole transylvaine donne naissance à un mouvement culturel/politique dont le combat de libération nationale s’inspirera. Gh. Sincai (1754-1816), P. Maior (1761-1821) produisent une œuvre érudite affirmant « la pureté latine » des Roumains, de leur langue. I. Budai-Deleanu (1763) écrit la « Tsiganiade », épopée héroï-comique. À la fin du XVIIIe siècle, littérature et culture sont nettement séparées. La distinction débouche sur un engagement politique et social des écrivains. La jeune génération d’auteurs prépare 1848 et crée en 1859 le premier État national. Les premières institutions culturelles (école, presse, théâtre) sont fondées grâce au militantisme culturel de Gheorghe Asachi (1788-1869), de Ion Heliade Rădulescu (1802-1872). Les grands noms d’écrivains du temps sont : Costache Negruzzi (1808-1868), Alecu Russo (1819-1859), Grigore Alexandrescu (1810-1885), Dimitrie Bolintineanu (1819-1872), Vasile Alecsandri (1821-1890). Tributaires du messianisme romantique et libéral inspiré de Jules Michelet et Edgar Quinet, regroupés autour de la revue de Mihail Kogălniceanu (1817-1891) Dacia Literară, ils réalisent des œuvres autochtones comparables à celles des grandes littératures.

- Premiers auteurs "universels". Traditionalisme et modernisme.

De la deuxième moitié du XIXe siècle à 1900 environ, la critique littéraire développe son activité en cénacles et revues. Junimea (1863), Convorbiri Literare (1867-1916) sont les plus prestigieuses. Les premiers écrivains perçus comme "universels" par des contemporains s’affirment. Ainsi en va-t-il du poète Mihai Eminescu (1850-1889), du prosateur et dramaturge Ion Luca Caragiale (1852-1912), du conteur Ion Creangă (1837-1889). L’écrivain et homme politique Titu Maiorescu (1840-1917) est à l’origine d’un mouvement de recherche de l’authenticité et d’une littérature esthétiquement exigeante. Un débat, perpétué jusqu’à nos jours sous diverses formes, oppose le "traditionnalisme" au "modernisme". Ainsi un populisme oppose des poètes de la paysannerie aux symbolistes et non-conformistes (Arghezi, B. Fundoianu/Benjamin Fondane). Certains émigreront en Occident (France) pour donner naissance au dadaïsme (Tristan Tzara) au surréalisme (I. Voronca). Entre les deux guerres mondiales, un courant orthodoxe (sa revue Gândirea [La pensée] est fondée en 1921 par Nichifor Crainic) attire des collaborateurs de talent (Lucian Blaga, Tudor Vianu) pour se confondre ensuite au nationalisme d’extrême droite d’avant la Deuxième guerre mondiale.[1]

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? Changements dans la structure sociale ? Développement de contacts culturels avec l’étranger ? Existence d’une diaspora ? Création d’un État-nation ? Facteurs religieux ? Etc.)

Selon G. Lungu-Badea, des réformes administratives déterminantes pour l’évolution de la littérature, de la culture et de la traduction roumaines ont développé l’enseignement tout d'abord en latin, puis en roumain, français, allemand. Elles sont concomitantes des évènements sociaux, économiques, politiques, nationaux importants suivants :

1) Union en 1700 d’une partie de l’Église orthodoxe roumaine de Transylvanie avec l’Église de Rome. Cette Union a déterminé une augmentation du nombre des intellectuels transylvains unis et non unis susceptibles de développer l’enseignement en latin.

2) Les réformes scolaires réalisées entre 1770 et 1790 ont créé des écoles élémentaires enseignant en roumain, des écoles pour instituteurs  nécessitant des traductions de manuels et de cours.

3) La déclaration de l’allemand comme langue officielle de l’Empire des Habsbourg en 1795 (fonction assurée auparavant par le grec dans les Principautés roumaines). Le bilinguisme roumano-allemand de la Transylvanie et du Banat a été reconnu officiellement suite à cette mesure.

4) La révolution de 1821 et ses conséquences, « le projet de constitution proposé par Ionică Tăutu (1822, le Proiectul de Reformă [Projet de Réforme] de Eufrosin Potecă (1827), marqué par l’esprit rationaliste et égalitariste dominant en Europe. Le mouvement de Tudor Vladimirescu saluait la naissance de la bourgeoisie et, en même temps, ouvrait sur l’époque moderne, par l’imitation des modèles de civilisation occidentaux ».

5) Le traité d’Adrianopole (1829) modifiant le statut des Pays roumains. Leur vassalité face à l’Empire ottoman est remplacée par la protection de la Russie. « L’influence russe sur la langue roumaine commençait. L’ampleur des traductions réalisées après 1830 est un résultat (…) essentiel de la signature du traité qui assurait l’émancipation politique et économique étroitement liée aux efforts de développement de la culture moderne ».

6) Le bilinguisme gréco-roumain des couches cultivées de Valachie et Moldavie conduit les Roumains à soutenir deux tendances opposées : le développement de la langue cultivée (le grec) et la promotion du roumain. Des lettrés participent à la renaissance de l’hellénisme en créant des œuvres littéraires en grec et en roumain. « Le passage du bilinguisme roumano-grec au bilinguisme roumano-français après l’introduction du Règlement Organique a imposé l’enseignement de la langue française dans certaines écoles. Les études en Occident ont intensifié "l’importation" de culture et de vocabulaire, indispensable pour l’approche des nouvelles réalités. »

7) L’union de la Moldavie au Pays roumain en 1859 et la création de l’État national roumain. (Lungu-Badea, 2008 : 25-26).

L’événement culturel et linguistique le plus important en matière d’évolution de la traduction roumaine serait la parution à Vienne, en latin,  en 1780, de la grammaire de S. Micu et Gh. Şincai : Elementa linguae daco-romanae sive valachicae.  (Lungu-Badea, 2008 : 26)

 

2.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

La plupart des lettrés traduisent/adaptent des textes étrangers dès les débuts de la littérature roumaine, religieuse ou profane. Au début du XVIIe siècle, le boyard écrivain Udriște Nasturel, gendre du prince Mathieu Basarab qui a fait installer une imprimerie à Câmpulung[2] (produisant de nombreux textes pour les Principautés et la Péninsule balkanique) « exhorte les gens instruits à traduire ». « Il surveillait lui-même l’impression des livres et signait souvent leurs préfaces. Un voyageur contemporain a été impressionné par sa bibliothèque. Le boyard valaque connaissait parfaitement le latin et le slavon » (Grosu, 1993 : 17).

2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? Sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? Etc.) ?

Au XVIIIe siècle, des ecclésiastiques ou lettrés attachés aux monastères auraient traduit des textes profanes. Inversement, comme il ressort du cas des traducteurs grecs d’après 1821, des laïcs traduisent parallèlement des œuvres religieuses (c’est le cas de Contantin Aristia, 1800-1880, de Eufrosin Poteca 1786-1868 – voir infra -, de Naum Rîmniceanu 1764 ?-1838 ?). L’ecclésiastique Veniamin Costachi (1768-1848) traduit du grec des textes religieux et profanes à la fois. (Papacostea Danielopolu, 1979 :100-124). Voir aussi la réponse en 2.3.2.

À la fin du XVIIIe siècle, traductions religieuses et profanes sont produites par des « écoles de traduction » ou ateliers de traduction liés aux monastères. Deux programmes suivis de retombées à long terme (la « Bibliothèque Universelle » de Ion Heliade Rădulescu au XIXe siècle a pu aussi s’en inspirer) ont été lancés en Moldavie entre 1763 (date d’installation au monastère Dragomirna du starets Paisie Velicikovski, de retour du mont Athos) et 1775. Tous deux font jouer un rôle au mécénat dans les conditions de travail, de rémunération, de promotion de la traduction.

Le programme du starets Paisie Velicikovski a d’abord initié une « ample action de traduction en roumain et slavon (littérature patristique grecque / éducation religieuse) ». Il est compris comme diffusion d’« écrits de savoir » (cunoştinţe) annonçant le contenu formateur-éducatif (formativ-educativ) profane du second programme privilégiant « des traductions historiques ou littéraires ». Trois générations d’enseignants (dascăli) et apprentis ont travaillé dans ce cadre. On connaît les noms de traducteurs roumains (signataires) suivants : Macarie, Ilarion, Stefan, Isaac, Gheront, Grigore, Climent, Iosif. « Un nombre impressionnant de textes a été traduit par ces derniers, dont certains publiés à la fin du XVIIIe, d’autres début XIXe siècle seulement. Des manuscrits ont circulé par dizaines dans divers centres et monastères. En 1807, ces traductions manuscrites ont été en partie revues et imprimées par de nouveaux maîtres (dascăli) et leurs apprentis » (Lungu Badea, 2008 : 29). Un deuxième programme (commencé entre 1770 et 1775) induit ouvertement la traduction de textes profanes. Son responsable, l’évêque Léon Gheuca, est assisté par Gherasim Putneanul (archimandrite). Ils ont traduit des écrits (Fénelon, Johan Thuresson, comte de Oxenstiern) dont le titre est parvenu jusqu’à l’époque moderne. Mais l’activité traductive de Gherasim est connue depuis 1983 seulement, grâce au nouvel intérêt pour l’activité de traducteurs (travaux de N.A. Ursu et Despina Ursu corrigeant l’erreur de l’historien N. Iorga, qui l’a confondu avec Gherasim Clipa puis avec l’Evêque Leon Gheuca même, initiateur du programme), (Lungu-Badea, 2008 : 29).

Entre 1821 et 1859, a lieu une période de transition entre la révolte de Tudor Vladimirescu, mettant fin au régime phanariote de 1711, et l’élection d’un prince autochtone : Cuza. La culture grecque décline au profit de l’affirmation d’une culture roumaine. Plusieurs écrivains formés à l’époque antérieure sont aussi traducteurs. C’est le cas de Costache Negruzzi (1808-1868), de Dinicu Golescu (1777- 1830), de Anton Pann (1794-1854). Leur activité de traducteur du grec est reconnue comme une étape à l’intérieur de leur création en roumain.

Costache Negruzzi est fils d’un petit boyard établi à la Cour du logothète Constantin Balș. Il a appris le grec d’un maître (dascăl) nommé Chiriac lors d‘un exil en Bessarabie (entre 1821 et 1823). Toute sa vie, Negruzzi continuera de lire en grec. On a découvert dans sa bibliothèque un Esope gréco-latin de 1826, un lexique gréco-latin de Moscou (1827), indices de son intérêt de philologue pour le soutien au roumain, prouvé dans son œuvre d’auteur et son combat en faveur de la « purification » de sa langue. « En 1863, il réagissait violemment contre le mélange de termes turco-grecs présents en roumain et s’opposait à l’introduction de néologismes ». À l’âge de 12-13 ans, Negruzzi lisait Homère et Euripide dans le texte. Entre 13 et 15 ans, il traduisait plusieurs œuvres du grec moderne. Ainsi Memmon de Voltaire, d’après une version intermédiaire de 1766 de Evghenis Vulgaris, (Papacostea Danielopolu, 1979 : 100-103).

Dinicu Golescu (1777-1830), écrivain important, est à l’origine d’institutions culturelles. Il a fondé en 1827 la Societatea Literară (Société littéraire), aux côtés de Ion Heliade Rădulescu, principal promoteur de la traduction roumaine au XIXe siècle et inventeur d’un programme de traductions sur plusieurs générations. (Voir les réponses au questionnaire 3 - traduction et modernité). Il a été l’élève de Ștefan Komitas, professeur renommé de l’Académie princière, qui fera de lui un connaisseur du grec efficient des Principautés. Si C. Negruzzi, I. Heliade Rădulescu traduisent des livres grecs et rédigent des dictionnaires gréco-roumains, D. Golescu  fonde une école destinée « aux fils de la noblesse, du peuple, ou même serfs (robi) autochtones ou étrangers pour qu’ils apprennent les langues roumaine, allemande, grecque, latine, italienne ». Son intention est inspirée de sa récente expérience de voyage en Occident, consignée par ses Insemnări [Notes]. Il traduira plusieurs textes à des fins didactiques. Ainsi Isocrate Adunarea de pilde [Collection d’exemples], en 1826. Il participe au courant de réorganisation de l’École nationale, conduit par Eufrosin Poteca, traducteur du grec et du français, ancien élève de l’Académie princière de Bucarest, l’un des premiers boursiers en Occident (Papacostea Danielopolu, 1979 : 106). L’activité de traducteur de D. Golescu a contribué à instaurer des dictionnaires. « L’intéressante apparition, chez Golescu, d’explications de termes en contexte ou bas de page constitue une phase préparatoire pour les glossaires et premiers dictionnaires. » (Papacostea Danielopolu, 1979 : 111-116).

Certains traducteurs du grec d’après 1821 sont d’origine grecque. C’est le cas de Constantin Aristia (études à Bucarest et en Grèce, à l’Académie de Corfou) précepteur des enfants du prince Nicolae Ghica, professeur de langue grecque au Collège Saint Sava à Bucarest, puis titulaire de la Chaire de Français. Il a peu traduit du français mais a produit la première traduction d’Homère en roumain (1837, parution du premier tome de l’Iliade). Il a traduit Vieţii paralele [Vies parallèles] de Plutarque publiées en 1857. En 1859, il traduit du grec la Bible (psaumes), sur rémunération de la Société hiérographique britannique et étrangère. « Il s’agit d’une action entreprise par la Société biblique de Londres à laquelle a aussi participé Ion Heliade Rădulescu ». (Papacostea Danielopolu, 1979: 105). Eufrosin Poteca, ancien élève de l’Académie princière de Bucarest, occupera la chaire de philosophie au Collège Saint Sava à Bucarest, en 1825. Il a préfacé « Les éléments de logique et d’éthique de Heineccius », traduits en grec par le prince Grigore Brîncoveanu, en esquissant une histoire de la philosophie. S’il a traduit Bossuet et Massillon en roumain, il a produit aussi des traductions du grec, religieuses et profanes. Poteca a formé de nombreux prêtres mais il aurait aussi beaucoup agi en faveur de l’éducation profane des Roumains. Ce pédagogue traducteur se serait comporté en partisan de Korais[3] dans une polémique avec un de ses  anciens maîtres : Neofit Duca, adepte de l’utilisation du grec savant plutôt que parlé[4]. (Papacostea-Danielopolu, 1993 :108) G. Sion fera partie des traducteurs appréciés de cette époque (Papacostea-Danielopolu, 1979 : 115-116). (Voir les réponses au questionnaire 3 - Traduction et modernité).

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

Voir ma réponse en  2.1 (cadre général introductif).

Au XVIIe siècle, la chronique en vers de Radu Greceanu chroniqueur valaque est traduite du grec. Il s’agit d’un texte préfigurant l’inspiration patriotique anti-ottomane : Poveşti de jale asupra uciderii postelnicului Constantin Cantacuzino : « Histoires déplorant l’assassinat du Postelnic[5] Constantin Cantacuzino » (Manolescu, 2008 :36).

À la fin du XVIIe siècle commencent d’être traduits/arrangés divers écrits scientifiques : philosophie, géographie, médecine, astronomie, mathématique. Des glossaires bilingues roumano-slaves/slavo-roumains paraîtront au XVIIIe siècle (Lungu-Badea, 2007 : 151).

Au XVIIIe siècle, un « personnage intéressant, Amfilohie de Hotin, traduit de l’italien une géographie à laquelle il ajoute en conclusion un chapitre sur la Moldavie. Ce chapitre a été copié d’une géographie de Smideg, parue à Trnovo en 1704 ». Le même A. de Hotin traduit de l’italien une arithmétique. (Grosu, 1993 : 44). Ces deux manuels scientifiques sont traduits et imprimés à Iași en 1795 sous les titres : Elemente aritmetici et De obște gheografie, « le second étant une traduction partielle de l’italien, à partir du manuel de géographie universelle de Cl. Bouffier », (Lungu-Badea, 2007 :158).

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

En Valachie, on publie des traductions effectuées « sur demande » (sub impulsul) du prince Constantin Brancovan[6] Pilde filozofești [Exemples philosophiques] à partir de Fiori di filozofi e d’altri savi, Tîrgoviște, 1713 ; Floarea darurilor [La fleur des dons] à partir de Fiori di virtu, Snagov, 1770. (Lungu-Badea, 2008 : 31).

Une traduction du russe en cinq manuscrits, dont un, Istoria ruşilor [Histoire des Russes], daté de 1727, est mentionnée par Nicolae Iorga dans son Istoria literaturii româneşti [Histoire de la littérature  roumaine] de 1925. Une autre traduction du russe Istoria slovenilor, a neamului Roşii [Histoire des Slovènes : la race rouge], datée de 1753, circule aussi en manuscrit. La deuxième moitié du XVIIIe siècle voit la diffusion d’une géographie traduite du russe. De telles parutions sont caractéristiques du nouveau climat intellectuel. La signature du Traité d’Adrianopole (1829) met fin à la vassalité des Roumains face à l’Empire Ottoman et les place sous protection de la Russie. « Les mots entrés par cette voie en roumain ne sont pas nécessairement russes mais surtout latino-romans ». (Lungu-Badea, 2007 :160).

Gherasim Arhimandritul (confondu par l’historien N. Iorga avec Gherasim Clipa) traduit, d’après la version française de Maunory, les neuf premiers chapitres du roman allégorique espagnol El Criticón de Baltasar Gracián (Iași, 1794) et une Istoria Americii [Histoire de l’Amérique] (1795). (Lungu-Badea, 2008 : 29-30).

Alecu Beldiman traduit plusieurs textes du poète et librettiste d’opéra italien Pietro Trapassi dit Pietro Metastasio (Métastase, 1698-1782). Ainsi Artaxerxu și Hosrois al doilea impărat [Siroe et Artaserse] après 1784. Il traduit, en 1803, la comédie versifiée en cinq actes de Regnard Les Ménechmes ou les frères jumeaux [Menegmii sau fraţai cei de gemine] et l'Odyssée [Odiseea] d’Homère d’après un intermédiaire français non identifié. Il traduit encore parmi d’autres textes La tragédie d’Oreste de Voltaire [Tragodia lui Orest], imprimé à Buda entre 1817 et 1820. (Lungu Badea, 2008:30).

Comment traduit-on ?

Ion Budai-Deleanu (1760/63-1820) mentionne, dans le prologue de la « Tsiganiade » (édition définitive de J. Byck en 1800-1812), les difficultés du traduire en raison de la pauvreté lexicale du roumain. À l’instar des deux autres représentants de l’École Transylvaine, Gheorghe Șincăi et Petru Maior (qui ont étudié cinq ans à Rome), Ion Budai Deleanu connaît bien l’italien. Sa Tiganiada s’inspire de La secchia rapita, épopée héroï-comique d’Alessandro Tassoni (Le Tasse, 1565-1635), (Lungu Badea, 2008: 81). L’École Transylvaine constatant la supériorité quantitative et qualitative de l’expression littéraire italienne va faire le choix de la relatinisation du roumain, surtout par l’italianisation de l’expression littéraire et traductive.

D’une façon générale, au cours de la période distinguant les écrits religieux des écrits profanes, les problèmes de traduction n’ont pas été résolus de « manière homogène ». Des auteurs-traducteurs de textes religieux (S. Ştefan, Dosoftei) ou profanes/laïcs (M. Costin) en appellent aux néologismes. Ils font encore appel aux « calques, emprunts, créations lexicales du traducteur » (S. Ştefan et D. Cantemir). Ces stratégies seraient reflétées par la diversité des termes désignant le « traduire ». En roumain ancien (românească veche) : « le verbe a traduce (traduire) n’existe pas. Pour désigner la pratique, on use de variantes synonymiques contextuelles : a întoarce (retourner, tourner), a scoate (sortir,  extraire), a tălmăci (interpréter, commenter), a tâlcui (expliquer), a preface (imiter) et de périphrases telles que « am îmblat mai aproape de cartea grecească/de original » : je me suis tenu au plus près du texte grec/de l’original ; ou « veţi afla pre ce cale (izvor, sursă, original) am îmblat » : vous découvrirez suivant quelle voie (source, original) j’ai avancé (cf. Noul Testament de la Bălgrad [Nouveau Testament…]). (Lungu-Badea, 2007 :154-155).

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

Je n’ai pas de réponse globale.

Nicolae Costin (1660-1712), deuxième fils du grand Chroniqueur moldave Miron Costin traduit/adapte (du latin) Ceasornicul domnilor [L’horloge des Princes] d’après un livre espagnol : « premier roman occidental traduit en roumain » (Grosu, 1993 : 52). Cette traduction a connu quatre copies manuscrites dont la plus ancienne date de 1713. L’original n’a pas été conservé. C’est une « adaptation d’une œuvre du célèbre historien et moraliste espagnol du XVIe siècle Antonio de Guevara (1480-1545). Costin lui a donné pour titre Cartea aurită a lui Marcu Aureliu cu ceasornicul Domnilor [« Le livre doré de Marc-Aurèle avec l’horloge des Princes »]. Imprimée pour la première fois en 1529, l’œuvre de Guevara fut réimprimée plusieurs fois et traduite en latin dans presque toutes les langues européennes ». (Grosu, 1993 : 52). Nicolae Costin avait connu ce livre lors de ses études en Pologne. « Il le traduit et l’adapte en roumain, suivant un plan qui lui est propre : concentrant les 153 chapitres du roman en 81, réduisant de ce fait les quatre livres du roman à trois. » (Grosu, 1993 : 52). Son adaptation/sélection de passages peut être motivée par le désir de présenter des faits concernant ses compatriotes. N. Costin justifie ainsi le titre de son livre en préface : « Les autres horloges sont nécessaires pour nous donner conscience des heures de la journée et de la nuit, celle-là nous enseigne que tout ce que nous rassemblons servira à organiser notre vie ». (Grosu, 1993 : 53). Pour M. Grosu l’adaptation correspondait « aux exigences de la société roumaine du XVIIIe siècle ». Il ne précise pas si le texte roumain s’est conformé à une demande explicite ou à une réduction/sélection en fonction d’un choix d’auteur (préférence pour le résumé et/ou le laconisme). Le succès du texte dans l’espace roumain a peut-être été assuré par la contraction du texte. Un conte de « L’horloge des Princes » intitulé Il villano del Danubio a fourni le motif d’une adaptation de La  Fontaine (Grosu, 1993 : 53).

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

Pas d’information à ce sujet.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

Pas d’information à ce sujet.

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine.

Pas d’information à ce sujet.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

Pas d’information à ce sujet.

2.2.5. Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

Le « libéralisme traductif » entre 1780 et 1840 serait influencé par les traductions d’humanistes italiens (Salutati, Manetti, Bruni). La stratégie des traducteurs roumains influencés par le courant italianiste, « s’oppose au littéralisme extrême (= assorti de barbarismes et solécismes) pratiqué par les gazetiers de Transylvanie. » On souhaite interpréter le sens au-delà de son expression concrète. « On a traduit ad sensum (fidélité au texte source), on a cherché le sens des phrases, on a pratiqué l’approximation pour rendre l’idée et, à cette fin, on a omis des mots ou des figures de style. C’est pourquoi les addenda ou l’introduction de locutions explicatives et de paraphrases (en adjuvant) sont magistralement justifiés. Pourtant, certaines déclarations de traducteurs (surtout en préfaces, moins dans des lettres ou articles polémiques), soulignent clairement ou indirectement, une intention de reproduire ad litteram cohérence et pensée de l’auteur ». (Lungu Badea, 2008 :36-37).

Le premier écrit médical roumain, traduit du grec moderne dans la deuxième moitié du XVIIIe (voir réponse en 2.3.4), présente des différences avec l’original peut-être typiques d’une technique d’adaptation des textes scientifiques et techniques grecs. Il s’agit des Aphorismes d’Hippocrate, du Choix d’Hippocrate et Proimion. Les modifications affectent l’agencement et la longueur du texte ainsi que l’expression stylistico-lexicale. L’ordre des aphorismes est changé, leur nombre est réduit, un résumé absent de l’original apparaît en tête d’ouvrage. Du point de vue stylistique/lexical, la traduction est parfois « servile tandis qu’ailleurs le traducteur pratique arrangements et interpolations. » Les différences linguistiques entre les deux parties du manuscrit suggèrent l’action de deux copistes d’après deux traductions différentes, réalisées en même temps par deux traducteurs non identifiés. Lexique et syntaxe roumaine portent la marque de l’influence grecque. Dans d’autres passages le roumain est « naturel et fluent » (« limba română firească și curgătoare »). Les traits lexicaux principaux du manuscrit sont des néologismes (les plus fréquents : aforăsm, dietă, ydropică), des calques linguistiques (‘alegerile’ pour ‘aforism’). « Du point de vue syntaxique, la topique du manuscrit s’apparente à celle du manuscrit grec (prédicats verbaux formés de deux verbes d’après le modèle grec) », (Lungu-Badea, 2007 :156). Cette pratique traductive annonce peut-être un conflit déterminant le développement du roumain moderne. Déjà, dans les premières traductions roumaines de livres français « l’absence de rapport entre le néologisme grec » (usuel en roumain écrit) « et le néologisme français » (suggéré par le texte source) « indiquait la voie des futurs développements du roumain » (Lungu-Badea, 2008 : 38). « Olga Cosco a montré qu’à la fin du XVIIIe siècle coexistent en roumain néologismes grecs (a afanisi = a ruina/ ruiner, epistemie- stiinţă/ science) et néologismes romans (bagatelă, bombă, exerciţiu, parlament, publicatiune, relatie) : dont certains ont déjà leur forme actuelle » (Cosco, 1934/ Lungu Badea, 2008 : 36).

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?

Les traductions du grec (ancien et moderne) semblent avoir prédominé jusqu’en 1821 (fin de l’époque phanariote) pour faire place à un courant de traduction du français, (langue relais et langue de traduction directe) vite concurrencé par une vague de traductions de l’italien, conséquence de l’italianophilie du milieu du XIXe (Transylvanie) et par des traductions du russe, de l’allemand. De fait, toutes ces langues (outre le latin et le slavon) ont été traduites de manière ponctuelle ou en fonction de courants culturels plus ou moins dirigés. (voir réponse en  2.1.3).

Radu Greceanu chroniqueur valaque de la deuxième moitié du XVIIe siècle (c.1655-c1725) traduit du grec. À partir de 1821, l’enseignement supérieur grec est démantelé et la culture grecque décline dans les Principautés au profit d’une culture française. Le livre français/étranger étant toujours plus présent « les traducteurs roumains disposent de moyens directs » pour leur activité (Papacostea-Danielopolu, 1979: 23). Entre 1821 et 1859, les traductions du grec et via le grec continuent, quoique désormais le contact avec les écrits étrangers n’ait plus besoin d’intermédiaires grecs (Gh. Asachi cite Gessner en allemand ; Molière, Voltaire, Fénelon sont accessibles en français). « Mais l’existence persistante de modèles grecs, trente ans après la révolte de 1821 montre qu’il existe encore de nombreux lecteurs de cette langue dans les Principautés. Même certains traducteurs cèdent à la mode en prétendant traduire du français alors qu’en fait ils traduisent du grec ». (Papacostea-Danielopolu, 1979 : 98).

Le métropolite moldave Léon Gheuca (programme de traductions 1770-1775) traduit et fait traduire à partir du russe. Dans le cadre du même programme, Amfilohie de Hotin (voir réponse en 2.2.2) traduit de l’italien (traduction indirecte du Français Buffier), (Lungu-Badea, 2008:29).

Au début du XIXe siècle, les traductions de l’italien augmentent, à la suite de l’action de l’École Transylvaine (Gh. Sincăi, P. Maior, I. Budai-Deleanu italionophiles connaissent bien l’italien). Le poids de ces écrits accélèrerait l’envolée de la culture roumaine. « La consolidation de l’italianistique donnera naissance à des personnalités du XXe siècle d’envergure européenne » (Bălteanu, 2008 : 81). Le projet « titanesque de I. Heliade Rădulescu », une « Bibliothèque Universelle » de traductions d’après le modèle français de L.A. Martin, « se matérialisera dans la transposition d’auteurs français de premier plan : Molière, Voltaire, Rousseau, Marmontel, Lamartine, Dumas, Eugène Sue, mais aussi dans l’encouragement prodigué à de nombreux jeunes gens de traduire de l’italien, langue qu’il adorait » (Bălteanu, 2008 : 83). La première cause de l’engouement pour l’italien serait « l’implication de grands noms de la culture classique : Mihai Eminescu, Grigore Alecsandrescu, Ion Luca Caragiale, Duiliu Zamfirescu, Alexandru Vlahuță, Cincinat Pavelescu, Traian Demetrescu (Tradem) comme traducteurs de cette langue et comme préfaciers de traductions de l’italien: Alexandru Odobescu, Ioan Slavici. » (Bălteanu, 2008 : 83). L’influence italienne précédant l’influence française, a commencé indirectement, par le biais du grec. Ion Heliade Rădulescu « voyait dans  le roumain et l’italien : deux dialectes du latin » et il a forgé des mots en conséquence dans sa traduction de la Divine Comédie de Dante. Cependant, le courant italianiste du XIXe siècle « n’a pas donné les résultats escomptés »  par ses partisans. « Attaquant les germanismes, les magyarismes de Transylvanie, les russismes, les grécismes, les gallicismes de Moldavie et de Valachie (Munténie), Rădulescu voulait surtout attirer l’attention sur la détérioration de la langue quand il proposait comme remède d’italianiser. Quoique limitée, l’italianisation reste présente dans les traductions et l’activité de lexicographes » de l’époque et d’aujourd’hui. (Lungu Badea, 2007: 161).

L’influence du français dans les Principautés à partir du XVIIIe siècle est comparable à l’influence de l’allemand en Transylvanie et dans le Banat. Elle « est renforcée par le statut de la langue française, devenue langue intermédiaire de traduction surtout de l’anglais (avec des auteurs comme Young, Byron, Poe), mais aussi de l’arabe, de l’allemand, à côté du grec ». (Lungu-Badea, 2008 : 35).

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

On traduit directement et via des langues-relais.

Dimitrie Eustatevici (auteur d’une grammaire conservée en manuscrit, 1757) a traduit/adapté à partir du slavon, du serbe, du russe, de l’allemand, des livres religieux et des manuels laïcs. « Ses traductions abondent en calques » (Lungu-Badea, 2007 : 153).

Istoria Troadei [L’Histoire de la guerre de Troie] (1757) en version roumaine a été identifiée en 1925 par l’érudit roumain Nicolae Cartojan comme traduction-adaptation d’une source occidentale : l’arrangement en latin du Roman de Troie versifié de Benoît de Saint-Maure (XIIe siècle), mis en prose par le poète Guido delle Colonne (École Sicilienne), (1210 ?-1287 ?). Des différences dans la traduction roumaine indiquent un intermédiaire sans doute grec (Lungu-Badea, 2007 :153). Le « prototype grec de ce roman s’est perdu. Mais il a produit quelques versions latines dont les Serbes de Dalmatie ont fait plusieurs traductions au XIVe siècle. Pour ce qui concerne les versions roumaines, certains chercheurs affirment que le roman fut traduit du serbe, d’autres prétendent que le prototype est  latin » (Grosu, 1993: 94).

Le grec et le slavon ont été utilisés comme langues intermédiaires de traduction au même titre que le russe. Curioznica şi în scurt arătare celor ce iubesc a cerca vrednice invăţături din fiziognomie [Invite à ceux qui aiment à s'informer sur de véritables preuves physiognomoniques] (Iași, 1785) du prêtre Mihail Stirlbitchi est la traduction d’un livre allemand par l’intermédiaire du russe (Lungu-Badea:155). Les traductions de l’allemand par l’intermédiaire du grec ou par un intermédiaire grec se feront excessivement rares dans les Principautés après 1821 (Papacostea-Danielopolu, 1979 : 138).

Al. Niculescu montre dans l’Individualitatea limbii române între limbile romanice [L’individualité du roumain parmi les langues romanes] (1978) que l’occidentalisation romane se manifeste de manière sporadique entre le XVIe et le XVIIIe. Au cours de ces deux siècles, la langue des lettrés (Dosoftei, Varlaam) adopte des termes latins et italiens passés par la filière polonaise ou ukrainienne. L’occidentalisation supposant un programme linguistique de grande ampleur, il faut prendre en compte ce qui a été réalisé « volontairement en simultanéité » en Transylvanie dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en Moldavie et Valachie surtout, après 1821-1825. « Le résultat sera l’apparition d’un bilinguisme (culturel) conscient » (Lungu-Badea, 2007 :157).

Dimitrie Cantemir (prince de Moldavie en 1693 et de 1710 à 1711), membre de l’Académie de Berlin) « écrit d’abord en latin, langue des érudits Hronicul vechimii a romano-moldovlahilor [La chronique de l’ancienneté des Romano-Moldovalaques] qu’il retraduit ensuite en roumain. (…) Cette réalisation de D. Cantemir est la première manifestation du phénomène d’auto-traduction dans l’espace roumain ». (Lungu-Badea, 2007 : 153). L’auto-traduction peut aussi se voir analysée comme faisant intervenir plusieurs langues intermédiaires en particulier dans le cas de D. Cantemir, polyglotte pratiquant onze langues qui rédigeait ses œuvres en roumain, latin, grec et russe.

La traduction via des langues relais est corollaire de l’existence des bilinguismes. (Voir réponse en 2.3.1). Pratiquement toutes les langues (sources) de traduction semblent avoir servi de langues intermédiaires.

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

Je n’ai pas d’information détaillée à ce sujet.

2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

La « critique incipiente » des traductions a été pratiquée en Roumanie par des traducteurs et par des écrivains à la fois. Elle donne donc lieu à un discours des non traducteurs et à un discours des traducteurs prouvant que « la traduction est désormais un genre littéraire se substituant à la littérature » originale (Lungu Badea, 2008:42). « Des traducteurs capables de s’auto-évaluer » ont écrit des préfaces exposant leurs stratégies (Lungu-Badea, 2008 : 50- 56). La majorité des traducteurs reconnaît ses limites, dénonce celles des autres. Les « fonctions et finalités » de l’activité sont envisagées, pour « minimiser la contribution » (modestie) ou prévenir l’insuccès. En général, l’importance de l’activité de traduction « n’est pas [encore] comprise » (Lungu-Badea, 2008:50). Après avoir incriminé l’insuffisance du roumain, les traducteurs expliquent comment ils ont tenté de la compenser. Dans son introduction à sa Gramatica fizicii [Grammaire de la physique], Amfilohie Hotin (voir réponse en 2.2.2) expose la difficulté d’accorder des notions définies différemment à l’écrit et à l’oral avant de les transposer d’une langue étrangère : il a dû faire appel à de nombreux mots latins ou grecs et les gloser dans le texte même (Lungu-Badea, 2008:50). Iancu Buzna, traducteur du « Manuel de patriotisme » (Iași, 29), attribué à Nicolae Stufos, fait l’éloge des fondateurs de l’école en langue roumaine (voir réponse aux deux questions suivantes) avant d’expliciter sa « stratégie de traduction communicative axée sur le destinataire ». Elle consiste en « l’explication par des périphrases de mots inconnus. Comme il n’existe pas de botanique (botanic) roumaine, [il a dû créer] d’après le français, des dénominations d’arbres exotiques, inconnus chez nous » (Lungu-Badea, 2008:41). Dans son préambule à Alese fabule, acum întâi pre limba rumânească înturnate [Fables choisies ici traduites en roumain] (Vienne, 1784), Nicolae Olțea précise comment il a inséré une note : « dans ce livre je n’ai fait rien d’autre que traduire en roumain (am înturnat în rumânie) et, pour chaque fable, ajouter en bas un court avertissement (învăţătură) », (Lungu-Badea, 2008:50). Le souci de reproduire la terminologie mathématique moldave est invoquée par l’introduction de Matei Millo à son « Arithmétique » (1795). À l’inverse des traducteurs cités plus haut, le besoin de clarté de sa traduction a requis des mots locaux et non étrangers. Une telle préoccupation introduit à terme une innovation : la possibilité de constituer un dictionnaire unilingue (un dicsioner Rumînește cu Rumînește) « de nature à standardiser la langue ». (Lungu-Badea, 2008:51).

 

2.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? Coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Aux alentours du XVe siècle, période d’apparition des premiers écrits roumains, (voir réponses au questionnaire sur la littérature religieuse) les langues d’écriture des Roumains sont au nombre de quatre : le slavon, le grec, le latin, le polonais, selon Manolescu dans Proza, Limba sacră. Limba profană [La prose. La langue sacrée. La langue profane] (Manolescu, 2008 : 44).

Le roumain coexiste avec d’autres langues littéraires du XVe au XIXe. Ces grandes périodes de bilinguisme écrit seraient aussi quatre. « De la période du bilinguisme roumano-slave (XVe-XVIe siècles) au bilinguisme roumano-grec (XVIIe-XVIIIe siècles) et roumano-allemand (XVIIIe siècle) puis roumano-français (XIXe siècle), les Roumains ont eu une expérience linguistique aussi riche qu’inédite. » (Lungu-Badea, 2008 : 23).

Entre 1640 et 1780, période d’apparition et de généralisation des écrits et traductions profanes, le roumain est caractérisé « par l’absence d’unité phonétique et par des différences entre langue littéraire du Nord et du Sud ». La syntaxe se diversifie et se rapproche de la langue populaire. Les écrits de Ion Neculce produisent des calques de la langue roumaine orale (voir réponse en 2.1.1). Une syntaxe roumaine tributaire de modèles étrangers apparaît dans les traductions et la langue d’auteurs fondateurs : Dosithei, Miron Costin - (Fondane, 1921/ Fondane/Lenz, 2011 : 213-221). Le lexique est composite. « Des éléments lexicaux anciens (measer : sărac, judeţ : judecată), hérités du latin, coexistent avec des éléments roumains ou empruntés à d’autres langues, en raison de l’abandon de la majorité des slavismes circulant dans les traductions du XVIe siècle, suite à l’adoption de néologismes grecs et latins - vie intellectuelle- et turcs- vie matérielle-. » On fait l’effort de créer une « terminologie scientifique roumaine par emprunts, calques, dérivés à affixes, composition, usage de termes régionaux. Si, à la fin du XVIIe siècle, des néologismes d’origine latine et romane pénètrent dans la langue, au XVIIIe, le latin et les langues romanes deviennent la plus importante source d’enrichissement du lexique. » (Munteanu-Țâra, 1983/ Lungu-Badea, 2007 : 154).

Plusieurs auteurs roumains composent en slavon, polonais, italien, grec, russe, latin. Après Dosoftei (auteur de Psaltirea, premier écrit poétique sur un canevas biblique, traduit du polonais), Udrişte Nasturel (1596 ?-1659) écrit en slavon, Miron Costin (1633-1691) en polonais, Petru Cercel (prince du Pays roumain entre 1583 et 1585) en italien, grec, russe (Manolescu, 2008 : 26). De même, Dimitrie Cantemir écrit en roumain, grec, latin, russe.

Le roumain écrit de l’époque médiévale, de la fin du XVIIe a une forme/structure grammaticale à laquelle se conforme Dimitrie Cantemir. « Le verbe à la fin, d’après le modèle latin, les dislocations (hyperbates), les répétitions, les antithèses, les rimes intérieures et autres figures de langue ou de style caractérisent le style d’expression le plus élaboré non seulement de la fin du XVIIe siècle roumain, mais de toute la période médiévale ou d’époques plus récentes. Le résultat peut être discutable, mais l’intention est prouvée (vădită), ce qui au cours d’une période où prédominait l’expressivité involontaire, représente une mémorable expression. » (Manolescu, 2008 : 79).

2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?

L’apparition de nouveaux genres littéraires par la traduction favorise l’enrichissement du lexique et l’apparition de créations stylistiques. « L’oscillation entre la néologie grecque moderne et italienne ou française  se manifeste, timidement, à la fin du XVIIIe siècle. Dans la traduction du calendrier Foletul nou par Ion Românul pour Constantin Brâncoveanu, le traducteur date et localise la traduction en usant de "curiozitas" [7] rendu, entre parenthèses par "perierghia" [8]. Il conserve ainsi la couleur locale. Toutefois dans les pages qui suivent, il n’utilisera plus que le mot grec ». (Caracostea, 1942/Vârtosu, 1940/Lungu-Badea, 2007:153).

Au XIXe siècle, on distingue deux grandes périodes d’évolution de la langue littéraire et de la langue de traduction. Entre 1840 et 1860, la culture roumaine parachève la modernisation commencée lors de la parution d’écrits laïcs. Jusqu’en 1840 une période de « transition » dite aussi « prémoderne », voit le roumain littéraire s’introduire dans des écrits traduits et originaux. Entre 1860 et 1900, la disparition « de la langue savante élaborée par les traductions ecclésiastiques entre 1725 et 1780 accentue des différences dialectales entre variantes littéraires. Mais au  XIXe la langue savante s’unifie de manière délibérée » (Vîlceanu, 2008 :211). Des livres sont imprimés à Buda, sous le contrôle de Petru Maior. Ils adoptent une norme conservée par le programme de création littéraire de Ion Heliade Rădulescu : se rapprocher au maximum du prototype latin (voir réponses au questionnaire Modernité).

La langue littéraire est modernisée par l’introduction d’influences latino-romanes. En 1860, période d’adoption officielle de l’écriture en alphabet latin, paraît la revue Dacia literară. On cherche à « codifier et enrichir la langue. L’étape est caractérisée par des discussions théoriques, des propositions concrètes centrées sur le problème des emprunts, de leur acclimatation, de la base populaire de la langue littéraire, de l’unification des formes. » (Vîlceanu, 2008 :212). La troisième période (1860-1900) instaure des stratégies traductives. « Des débats sur les normes d’écriture en alphabet latin, les confrontations, dans le cadre de l’Académie roumaine, entre partisans de la voie latiniste, étymologisante, et les tenants du principe phonétique déterminent l’unification des variantes, la consolidation des styles littéraires (…). Même s’ils n’ont pas été de grands traducteurs, les écrivains qui ont traduit ont participé à ce processus. Les bases de l’écriture phonétique roumaine, établies définitivement en 1904 (…) se conservent, avec des retouches insignifiantes jusqu’à aujourd’hui. (…) » (Vîlceanu, 2008 :212). La volonté unanime d’enrichissement de la langue par relatinisation a suivi deux voies. D’une part, la langue latine-mère devait fournir tout matériau en cas de besoin d’emprunt, d’autre part pour se conformer au « purisme déclaré », on devait exclure les mots d’autres origines. La « vague latiniste » portée par les traductions a transmis de nombreux éléments latino-romans par emprunt aux langues romanes (français, italien surtout). Toutefois « les excès latinistes » ont tenu la langue littéraire du temps à l’écart « des vraies sources de la langue roumaine vivante ». (Vîlceanu, 2008 :212)

Traduction, littérature, culture roumaine sont de ce fait inséparables. « L’histoire de la traduction roumaine se confond avec l’histoire de la langue littéraire roumaine et de la culture roumaine : il n’est pas possible d’évoquer l’une des trois sans parler des deux autres ». (Lungu-Badea, 2008 : 24)

LA TRADUCTION ET LA LITTÉRATURE

2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite, adaptée, ou les deux à la fois ?

En matière de roman et de littérature d’histoire (= rédigée par les Grands Chroniqueurs), deux exemples montrent que deux cas de figure (antériorité de la littérature profane traduite/adaptée et concomitance d’apparition avec la littérature originale) seraient réalisés.

Alexandria [le Roman d’Alexandre, vie d’Alexandre le Grand de Macédoine], traduction et premier roman populaire en roumain est imprimé au XVIIe siècle alors qu’il a été traduit au siècle précédent (Grosu, 1993 : 18).

Un chronographe traduit par Ion Neculce précéderait la rédaction de son œuvre historique : Letopișetul Tării Moldovei de la Dabija Voevod până la domnia lui Ion Mavrocordat [Chronique de la Moldavie à partir du prince Dabidja jusqu’au règne de Jean Mavrocordat], rédigée entre 1732 et 1743. Le chronographe traduit/transcrit par Neculce doit être vu comme un préambule à sa chronique. Le texte appartient au « Type Danovitch »[9] dont le plus ancien exemplaire roumain traduit date du XVIIe siècle  (manuscrit 3517 de la Bibliothèque de l’Académie roumaine), (Grosu, 1993 : 57).  Le manuscrit  « a dû être copié et rédigé entre 1719 et 1732, année où Neculce a commencé à rédiger sa chronique ». Inédite  (Grosu, 1993 :56), la traduction de Neculce intéresse « à la fois l’histoire littéraire et la linguistique roumaine » en raison du mode de transcription de cet écrivain, très différent des procédés d’autres copistes. « Des recherches que j’ai effectuées il y a une trentaine d’années m’ont permis d’établir avec précision l’existence de ce chronographe inédit de Neculce. Le texte comprend plus de 47 pages autographes (texte manuscrit n° 4793 de l’Académie roumaine), (…). Le manuscrit est l’œuvre de plusieurs copistes. Contrairement à ceux-ci, Neculce opère de grands changements dans la manière de transcrire le texte ». (Grosu, 1993 :57).

2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?

Le roman populaire pénètre dans la littérature roumaine par une traduction : Alexandria [Roman d’Alexandre] (1620), biographie d’« Alexandru Macedon » : Alexandre le Grand ou Alexandre de Macédoine (Lungu-Badea, 2007 : 149).

La poésie amoureuse est introduite/développée par la traduction de Cântec românesc de dragoste scris [« Chant roumain d’amour écrit »] (1672), conservé dans le manuscrit Petrovay Codex, comprenant plusieurs chansons hongroises et deux autres textes roumains (dont le Notre Père et cinq vers de style populaire). Il s’agit de la plus ancienne traduction d’un poème d’amour en roumain (cantio de amore), écrit sous l’influence du poète Valentin Balasso de Sibiu/Hermannstadt en 1660, (Lungu-Badea, 2007 : 150). Le texte est traduit du hongrois.

Au XVIIe siècle, le mode de transcription de Neculce (reproduisant l’oralité de la langue et/ou l’expérience de traduction de chronographe inédit - voir réponse en 2-3.4) est peut-être la clé de l’importance de son œuvre charnière, rédigée après 1732 « première méditation roumaine sur les rapports entre le langage, appelé ici basn et la réalité, parce qu’elle est la première à exhumer de manière délibérée la tradition orale. En cela, on peut tenir à bon droit O samă de cuvinte « Un certain nombre de paroles »[10] pour le double acte de naissance du nationalisme roumain et de la littérature roumaine de fiction, la seconde n’étant finalement que le moyen d’expression du premier qui, s’il favorisa l’avènement de la littérature, devait en tout cas entraîner la mort du genre annalistique, d’essence patricienne. » (Fabre, 1990, vol.1 : 148). Ion Neculce est en tout cas le seul grand Chroniqueur moldave rédigeant son œuvre sous les Phanariotes. « Son style en porte la marque » (Fabre, 1990 vol. 1 : 135). Il est reconnu comme le premier grand conteur roumain (précédant Ion Creanga au XIXe) et comme le premier historien artiste/écrivain.

À la fin du XVIIe siècle, on commence à traduire/adapter divers écrits scientifiques : philosophie, géographie, médecine, astronomie, mathématique. Au XVIIIe apparaissent des glossaires bilingues: roumano-slave et slavo-roumain. (Lungu-Badea, 2007 : 151).

La première traduction médicale roumaine est aussi le premier écrit médical roumain. Il comprend vingt-quatre pages. Il date de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et il a été découvert par Ioan Seranficean, à la Bibliothèque de l’Université de Iași (ms VI-I) vers le milieu du XXe siècle, (Lungu-Badea, 2007 : 155). Il s’agit de Alegerile lui Ippocrat. Proimion [Les choix d’Hippocrate. Proimion] de Francisc Kiraly.  L’apparition de ce texte a marqué le début du développement des écrits médicaux au début du XVIIIe. Meștesugul doftoriei [Le métier de soigner] est une traduction du manuel de pratique médicale en grec moderne réalisé par le médecin Ioan Dami de Sibiu, daté de 1760 (resté à l’état de manuscrit). Le deuxième ouvrage médical du temps est Oxenstiern/Cugetări [Pensées], traduit du français par le hiérodiacre Gherasim Putneanul de l’Evêché de Roman vers 1770. La traduction procède d’un travail du comte de Oxenstiern : « Pensées sur divers sujets de morale. Les Caractères d’Epictète, avec l’explication du Tableau de Cébès », anthologie de l’abbé Bellegarde, 1700, rééditée en 1771, 1772), (Lungu-Badea, 2007 :156).

LA TRADUCTION ET LA SOCIÉTÉ

2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)

Les traductions religieuses, historiques, littéraires du second programme traductif de Moldavie  (1770 - 1775) ont une finalité formatrice-éducative (Lungu-Badea, 2008 : 29).

Parmi les traducteurs de ce programme, se trouve le logothète Toma Dimitriu qui a traduit du grec ancien et moderne, aux côtés d’ouvrages normatifs et/ou de savoir (cărţi de învăţătură, de îndreptare) : des ouvrages politiques anti-ottomans. Ainsi de : Toaca împărăţilor [La cloche[11] des empereurs], Tălmăcire a facerii lui Ioan Plokoff [Interprétation de l’action de Ioan Plokoff] de Voltaire et Rugăciune a neamului grecilor către toată creștinească Europa [Prière du peuple des Grecs à toute l’Europe chrétienne] de Giovanni del Turco. (Lungu Badea, 2008 : 30).

Entre 1780 et 1880, la « métamorphose du texte à traduire masque de fait, le but animant les écrivains et traducteurs roumains : construire un instrument collectif de communication et d’expression, c’est-à-dire perfectionner la langue littéraire à partir du modèle offert par les langues littéraires des cultures plus anciennes. » (Lungu-Badea, 2008 :37).

Au début du XIXe siècle, les traductions s’insèrent dans les programmes d’enseignement des écoles nationales. Les travaux scientifiques/littéraires produits alors « comme l’affirment les traducteurs dans les préfaces, doivent enrichir la langue et la culture roumaines ». Explication de notions nouvelles et production de néologismes relèvent d’une mission pédagogique étendue à l’ensemble de la société. D’où « le grand nombre de glossaires accompagnant les traductions. La glose à l’intérieur du texte, en note des néologismes/ emprunts a été utilisée jusque dans la presse- hors de toute fonction stylistique- pour accroître acceptabilité et  facilité de la réception grâce à l’explication de notions empruntées (par calque,  périphrase) ou dépouillées de leur terminologie ». (Lungu Badea, 2007 : 51).

La prise en considération de la finalité esthétique ne pourrait intervenir avant le XVIIIe siècle, période de reconnaissance d’une « délectation esthétique » (desfăţare estetică)  au contact des textes. (Manolescu, 1997 : 93). Voir réponse en 2.1.1.

2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

A l’époque des programmes moldaves de traduction, les textes traduits sont diffusés en manuscrits. Voir réponse en 2-2-1.

2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Je n’ai pas d’information à ce sujet.

2.3.8. Réception critique des traductions ?

La « réception critique » des traductions avant le XXe siècle a suivi deux voies : la critique « implicite par la littérature » (Alecsandri, Facca, Alexandrescu) » - explicite quoique laconique dans les préfaces des œuvres traduites. Les pratiques traductives roumaines ont foisonné au moins avant le XIXe, dans un fonctionnement non régulé en raison de l’absence de « travaux théoriques, de traités descriptifs ou normatifs, de "guides" - îndreptare ». (Lungu-Badea, 2007 : 166)

2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

Voir réponse en 2-2-1 et en 2-3-12.

2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Je n’ai pas d’information à ce sujet.

2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

2.3.12. Des traductions  ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

L’année de la signature du Traité d’Adrianopole, une traduction de Iancu Buzna d’après un ouvrage attribué à Nicolae Stufos (titre de l’original, paru en 1817 : « Manuel de patriotisme dédié aux habitants des sept îles ioniques »[12] introduit des concepts de philosophie laïque alors que langue et culture roumaines « sont dominées par une pensée morale de caractère religieux ». (Lungu-Badea, 2008 : 41). La traduction de I. Buzna a pour titre Manualul de patriotism [Manuel de patriotisme]. Il paraît à Iaşi en 1829. La préface fait l’éloge des fondateurs de l’école roumaine : elle est signée du traducteur, préoccupé par la diffusion « de livres vraiment utiles à la nation roumaine (…)  En effet la traduction de livres « connus de toutes les nations éclairées de l’Europe » est un devoir social (Lungu-Badea, 2008 : 41). L’enjeu symbolique de l’initiative est important puisque dans un chapitre de son livre de 1979, C. Papacostea Danielopolu insiste sur le rôle joué par des ecclésiastiques grecs aux « préoccupations philosophiques, didactiques ou en général culturelles » (Veniamin Costachi, Dosithei Filitti, le métropolite Grigorie) dans la parution de « traductions laïques » roumaines après 1821 (Papacostea-Danielopolu, 1979 : 98-99). Le métropolite moldave Veniamin Costachi qui a montré de la sympathie face aux Hétaïristes[13], a « adhéré avec enthousiasme au programme didactique de Cleobul et Rosetti-Roznoveanu » avant de prouver ses convictions par son activité personnelle de traduction profane. « Traducteur de Evghenis Vulgaris en roumain et possesseur d’une riche bibliothèque grecque, il continuera de traduire et d’inspirer des traductions du grec ». Le « Manuel de patriotisme » de Iancu Nicola aurait été traduit sur son impulsion ou instigation (Papacostea-Danielopolu, 1979 :106).

 

SOURCES

Viorica BĂLTEANU «  Zorii italienisticii românești și traducerile » dans «  Un capitol De traductologie românească », Studii de istorie a traducerii III. Coordonator : Georgiana Lungu Badea, Editura Universității de Vest, Timișoara, 2008.

Gilbert FABRE «  L’exploitation littéraire des chroniques moldaves des XVIIe et XVIIIe siècles par la génération roumaine de 1848 ». Thèse de doctorat. Direction : Pr Jacques Goudet. Université Jean Moulin, Lyon III, 1990.

Benjamin FONDANE « Syntaxe I, II, III (Une incursion dans la littérature roumaine) », précédé de

« Infamies grammaticales », Hélène Lenz. Textes traduits du roumain par Hélène Lenz, Cahiers Benjamin

Fondane n°14, 2011, p.213-221. Accessible en ligne : www.fondane.com, cliquer sur « Infamies

grammaticales » sur la page communiquant le sommaire du numéro 14 (quatrième de couverture).

Mitu GROSU « La littérature roumaine au Moyen Age », imprimé par Ha Makor, Jérusalem, 1993.

Georgiana LUNGU-BADEA « Scurtă istorie a traducerii. Repere traductologice ». Editura Universității de Vest, Timișoara, 2007.

« Un capitol de traductologie românească. Studii de istorie a traducerii (III) ». Coordonator: Georgiana Lungu-Badea. Editura Universității de Vest, Timișoara, 2008.

Nicolae MANOLESCU « Istoria critică a literaturii române I », Edite revizuită, Editura Fundatiei Culturale Române, București, 1997.

« Istoria critică a literaturii române. 5 secole de literatură » Editura Paralela45, Braşov. 2008.

Cornelia PAPACOSTEA DANIELOPOLU « Intelectuali români din principate și cultura greacă, 1821-1859 », Cuvânt înainte de Valeriu Râpeanu, Editura Eminescu, București, 1979.

Raluca VÎLCEANU „ Influente latino-romanice în texte românești traduse în secolul al XIX lea” dans

„Un capitol de traductologie românească”- Studii de istorie a traducerii III. Coordonator: G. Lungu-Badea, Editura Universității de Vest, 2008, p. 211-218.


[1] Voir Littérature. Roumanie, http://www.larousse.fr/encyclopedie/litterature/Roumanie/176630

[2] La typographie et ses imprimeurs ont été envoyés au prince par le métropolite de Kiev (Grosu, 1993 : 17).

[3] Adamiantos Korais (1748 Smyrne- 1833-Paris) érudit et représentant grec de l’esprit des Lumières, a participé à la prise de conscience prérévolutionnaire en Grèce. Il a vivement critiqué le clergé orthodoxe à qui il reprochait sa soumission à l’Empire ottoman et son ignorance, tout en considérant que l’identité nationale grecque avait été préservée par l’Eglise orthodoxe. Voir Adamiantos Korais sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Adam%C3%A1ntios_Kora%C3%AFs

Page consultée le 14/04/2011.

[4] Voir : http:// biblior.net /…/dascali-greci-si-dascali-romani.html,  Texte de Ion Ghica (Mémoires/ Memorialistică) publié dans  Biblioteca Românească, Scrisori către Vasile Alecsandri, Dascăli greci ţi dascăli români/ Bibliothèque roumaine. Lettres à Vasile Alecsandri. Maîtres grecs et maîtres roumains. Page consultée le 14/04/2011.

[5] Titre honorifique : Maréchal de Cour.

[6] Constantin Brancovan : prince de Valachie de 1688 à 1714. Destitué le 24 mars 1714 et décapité à Constantinople en même temps que ses quatre fils.

[7] Curiositas/curiositatis en latin littéraire. Curiozitate : curiosité en roumain moderne (Dicționarul Limbii Romîne Moderne, Editura Academiei Republicii Populare Romîne, 1958).

[8] Terme absent du  « Dicționarul  Limbii Romîne Moderne », ed. 1958).

[9] « La littérature roumaine ancienne comporte de nombreux chronographes traduits. Ils relèvent de trois types : a) le type Danovitch, b) le type Cigala. Le troisième type, le plus fréquent, résulte de la contamination des types Dorothei et Cigala » (Grosu, 1993 : 57).  L’ouvrage de M. Grosu ne mentionne ni l’origine ni la datation de cette typologie.

[10] O samă de cuvinte [Un certain nombre de paroles] est une série de quarante-deux légendes historiques précédant le Letopișet » de Ion Neculce.

[11] La « toaca » (planche de bois frappée avec un marteau pour annoncer le service religieux dans les églises) toujours en usage aujourd’hui a été instituée en Pays roumain en raison de l’interdiction de sonner les cloches décrétée par les Ottomans.

[12] Titre roumain communiqué par G. Lungu Badea : Manualul de patriotism dedicat locuitorilor celor șapte insule ionice.

[13] En 1820, les Hétaïristes (grecs) conduits par le chef de l’Hétaïrie Ypsilantis ont proposé d’attaquer les Turcs à partir des Principautés  roumaine de Valachie et de Moldavie. L’armée des Pandours (nationaux roumains et paysans) était conduite par l’Hétaïriste valaque Tudor Vladimirescu  La « Filiki Eteria », l’Hétaïrie des Amis avait été créée en 1814 à Odessa. C’était la plus

importante des sociétés secrètes nées de la diffusion des idées de la Révolution américaine et de la Révolution française dans la société roumaine, serbe et surtout grecque des Balkans sous l’occupation ottomane. Voir « Filiki Eteria », http://fr.wikipedia.org/wiki, page consultée le 01/04/2011.