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Auteur : Tatiana Sirotchouk

 

3.1. Cadre général introductif

3.1.1 À quel moment apparaît dans votre littérature la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

A la charnière des XIXe et XXe siècles[1], la quête de modernité, qui pénètre la littérature ukrainienne sous l’emprise de l’occident, se définit par la nécessité d’un changement esthétique et elle est liée à la personnalité de Lessia Oukraïnka (1871-1913), poétesse et traductrice, dont le discours Les auteurs petits-russiens en Bucovine[2] (1899) marque le début de ce mouvement. La poétesse y prend la défense notamment d’Olha Kobylanska (1863-1942) qui est ouvertement proche du modernisme allemand, par la langue allemande de ses premiers écrits littéraires, ainsi que par les idées qu’elle développe dans ses œuvres. Ce contexte permettra par la suite à S. Pavlytchko[3] de placer ces deux femmes-auteurs aux sources des manifestations modernes dans la littérature ukrainienne. Une autre affirmation de modernité se manifeste à travers l’opposition aux idées populistes en vogue au cours du XIXe siècle : elle est particulièrement explicite dans l’œuvre de Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913) qui évolue vers l’inspiration et les thèmes modernistes. Dans ce contexte, le discours littéraire change considérablement, mais la rupture avec l’esthétique du passé n’a jamais été radicale, comme c’était le cas dans certaines littératures européennes.

 

3.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

3.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

A la fin du XIXe siècle et pendant les premières décennies du XXe siècle, la traduction est pratiquée comme composante d’une activité plus élargie qui vise l’enrichissement de la culture ukrainienne, puis, plus spécialement, la renaissance et la modernisation de la littérature d’expression ukrainienne. Cette entreprise se réalise à travers un regard tourné en permanence vers la culture mondiale. Le traducteur n’est pas uniquement traducteur, mais aussi écrivain, poète, linguiste, philosophe, savant.

Par ailleurs, les conditions de travail des traducteurs sont définies par le contexte politique, car l’Ukraine reste divisée à cette époque entre plusieurs puissances : à Kiev et en Ukraine de l’Est, sous l’empire russe, ils œuvrent dans le contexte d’interdiction de toute publication et de toute traduction en langue ukrainienne ; en Ukraine de l’Ouest, sous l’empire austro-hongrois, ils travaillent dans un cadre politique relativement plus propice à la diffusion et à la publication des œuvres en ukrainien.

Cette époque a donné une personnalité marquante dans la culture ukrainienne qui constitue une référence incontestable dans l’histoire de la traduction : Ivan Franko (1856-1916) est à la fois poète, écrivain, dramaturge, traducteur, chercheur, ethnographe et homme politique ukrainien. Ses œuvres originales sont écrites en trois langues : l’ukrainien, le polonais et l’allemand. Quant à son activité de traducteur, elle est monumentale et grandiose, car elle concerne les textes allant du IIIe-IIe siècles av. J.C. jusqu’au début du XXe siècle et couvre les littératures des cinq continents.

L’activité de traductrice de Lessia Oukraïnka (1871-1913) est moins connue que son œuvre poétique : elle est la poétesse ukrainienne par excellence, comme l’indique son pseudonyme[4], entièrement engagée dans le mouvement national. Mais elle est aussi une traductrice d’œuvres littéraires à partir du latin, du français, de l’allemand et du polonais, puis de l’anglais. Ce penchant pour les littératures occidentales a été soigneusement cultivé par sa mère, Olena Ptchilka, elle aussi écrivain, qui a joué un rôle notoire dans le domaine de la traduction. Elle a fondé à Kiev en 1888 un cercle littéraire, la Pléiade, qui visait des objectifs bien précis : d’un côté, Olena Ptchilka cherchait à assurer à sa fille l’appui d’un milieu littéraire ukrainien dans le cadre de l’empire russe, d’un autre côté, en diffusant des œuvres européennes, elle incitait les jeunes gens connaissant une langue étrangère, à les traduire tout en guidant leur travail[5], c’est ainsi qu’elle espérait moderniser la littérature ukrainienne. Dans les deux cas, elle bravait l’oukase d’Ems, interdisant toute activité en langue ukrainienne, qui était toujours en vigueur à cette époque. Plusieurs traducteurs formés dans ce cercle ont marqué l’histoire de la traduction par la suite. Parmi eux se trouve Volodymyr Samiïlenko (1864-1925), poète, dramaturge, traducteur et fonctionnaire des ministères de la première République nationale ukrainienne (1917-1920), fondateur aussi d’une organisation littéraire, indépendante du cercle d’Olena Ptchilka. Il débute dans la traduction très jeune, avant même de faire des études en histoire et philologie à l’Université de Kiev, en traduisant des poèmes d’A. Pouchkine et de V. Joukovsky, ainsi que l’incipit de l’Iliade d’Homère.

En dehors du cercle de la Pléiade, dans le monde des traducteurs, Pavlo Hrabovsky (1864-1902) est une figure à part, dans la mesure où il a traduit dans des conditions extrêmement difficiles, pendant vingt des trente-huit années de sa vie qu’il a passées d’abord dans l’armée, puis dans les prisons et en exil, sous le contrôle permanent du pouvoir impérial : les œuvres de plus de 280 poètes[6] ont été ainsi traduites ou adaptées en ukrainien.

Par ailleurs il faut remarquer que parmi les traducteurs se trouvent parfois des personnes qui pratiquent la traduction seulement occasionnellement, d’autres se consacrent à la fois à une activité littéraire et à des traductions, comme les écrivains Olha Kobylianska ou Vassyl Stafanyk (1871-1936), mais il y a aussi de grands traducteurs qui marchent sur les traces d’Ivan Franko. C’est le cas notamment de Vassyl Chtchourat (1871-1948), poète, critique littéraire, traducteur et philologue qui a étudié dans les universités de Lviv, de Tchernivtsi et de Vienne. De même envergure est Ahatanhel Krymsky (1871-1942), historien, orientaliste, écrivain, traducteur et un des cofondateurs de l’Académie des sciences d’Ukraine (1918), dont l’apport à la culture ukrainienne est considérable. Né en Volhynie, d’origine tatare, c’est un polyglotte au diapason de soixante langues européennes et orientales, comme l’atteste le Livre des records de la Volhynie en Ukraine[7].

Mais la traduction de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ne se réduit pas à ces quelques noms cités en exemple, si marquants soient-ils : à cette époque ils sont plus de 300[8] à traduire en ukrainien.

Que traduit-on ?

3.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

A l’époque dont il est question ici, les traductions sont nombreuses et comprennent des chefs-d’œuvre des littératures mondiales et de l’Antiquité, aussi bien que des textes d’auteurs peu connus, des littératures moins répandues. Par ailleurs, deux autres tendances apparaissent à cette époque, à savoir les adaptations en langue ukrainienne moderne de textes anciens, comme Le Dit de la campagne d’Igor, ainsi que les traductions réalisées à partir de la langue russe.

Mis à part le domaine des lettres, des traductions plus spécialisées voient également le jour pour s’intégrer à des études de recherche. Ainsi, I. Franko suit de très près tout ce qu’il se passe, par exemple, dans l’assyriologie, notamment les découvertes par George Smith des tablettes assyriennes ou de la cosmogonie antique Enuma Elish, il étudie de près la traduction de l’Epopée de Gilgamesh, réalisée par l’assyriologue britannique de l’akkadien. A son tour, Ivan Franko traduit l’épopée babylonienne sur la création du monde, Enuma Elish, et lui consacre une étude détaillée.

A l’époque de la première traduction intégrale de la Bible en ukrainien moderne, réalisée par Panteleïmon Koulich (1819-1897) en collaboration avec d’autres traducteurs, l’intérêt porté à l’étude des textes sacrés se manifeste aussi à travers les traductions par Lessia Oukraïnka des écrits bibliques de Maurice Vernes.

Dans le domaine de la philosophie, on doit citer l’essai Les problèmes de l’esthétique contemporaine du philosophe français Jean-Marie Guyau, traduit par Vassyl Chtchourat, ou encore le dialogue philosophique Neuf aveugles de Giordano Bruno, paru en 1900 sous la plume de I. Franko.

Quant à Ahatanhel Krymsky, il traduit des œuvres persanes et turques dans le cadre de ses recherches historiographiques portant sur l’Orient.

3.2.3. Peut-on constater à cette époque une réduction de l’écart entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et la traduction ?

Les traducteurs ukrainiens s’adressent aux œuvres de leurs contemporains, par exemple Volodymyr Samiïlenko traduit des textes d’Anatole France, Ievhen Tymtchenko adapte plusieurs drames de Maurice Maeterlinck, Lessia Oukraïnka effectue des traductions immédiates des poètes français et allemands, mais la littérature étrangère contemporaine ne détient pas l’exclusivité, et les œuvres des époques précédentes ainsi que les textes antiques continuent à être traduits régulièrement.

3.2.4. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduites jusque là ? Si oui, lesquelles ?

La géographie de la traduction change considérablement : des textes des littératures moins connues, bien qu’ils ne puissent pas rivaliser en nombre avec les littératures qui connaissent habituellement une large diffusion, surgissent à côté des littératures de langue anglaise, française, allemande ou des textes antiques. Citons à titre d’exemple Pavlo Hrabovsky qui traduisait, ou parfois adaptait, des textes de 27 littératures mondiales, parmi lesquelles les littératures russe, polonaise, slovaque, bulgare, serbe, croate, slovène, autrichienne, allemande, anglaise, irlandaise, norvégienne, danoise, italienne, espagnole, française, belge, arménienne, géorgienne, estonienne, finlandaise ou hongroise[9].

A ce voyage à travers les langues et les littératures s’ajoutent les pérégrinations du côté des civilisations anciennes. Par exemple, Lessia Oukraïnka, dans le cadre de son projet d’une Histoire des peuples de l’Orient, s’est penchée sur la traduction de plusieurs œuvres de l’Inde, de l’Iran, de l’Egypte et de la Grèce antiques, ainsi que sur l’adaptation de certains textes babyloniens et assyriens, ou encore sur l’interprétation poétique de certaines chansons des aborigènes d’Australie.

Enfin, le maître incontesté de la traduction, Ivan Franko, a su toucher grâce à sa plume les cinq continents, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Australie, mais son œuvre ne se constitue pas exclusivement à partir de l’époque des tendances modernes, elle couvre toute la deuxième moitié du XIXe siècle.

3.2.5. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Dans la multitude des textes adaptés en ukrainien à cette époque, particulièrement productive, nous nous proposons d’abord de citer quelques textes[10] traduits par les membres de la Pléiade, dans la mesure où il s’agit d’un programme de traduction qui vise à rapprocher la littérature ukrainienne des littératures européennes, tout en la modernisant et l’européanisant en même temps : c’est donc la traduction elle-même qui acquiert une fonction emblématique.

Ainsi, en 1888-1890, Lessia Oukraïnka entreprend la traduction du Livre des chansons d’Heinrich Heine ; une partie de ce recueil est traduite par Maksym Slavynsky, lui aussi membre de la Pléiade et traducteur d’autres textes, dont le poème Prométhée de Goethe. La poétesse travaille par la suite sur le poème Atta Troll de Heine qui sera publié à Lviv en 1903, ainsi que sur la Tempête du cycle La mer du Nord et sur son poème Neue Liebe. Elle traduit aussi un extrait de Romanzero et le poème L’enfant perdu de l’auteur allemand qui verront le jour en 1906. En même temps qu’elle se penche sur l’œuvre de Heine, Lessia Oukraïnka traduit quelques textes de Victor Hugo, dont le poème Les pauvres gens du recueil la Légende des siècles et le poème Doux poètes, chantez ! Ce dernier poème a été traduit en 1889 ou 1890, en tout cas peu de temps après la sortie[11] du recueil posthume Toute la lyre du poète français. Une autre traduction immédiate est réalisée par la poétesse à partir de l’allemand : il s’agit du drame de Gerhart Hauptmann Les Tisserands.

Pendant sa participation à la Pléiade, V. Samiïlenko traduit cinq chansons de Béranger, le poème Le progrès tiré du recueil Iambes et Poèmes d’Auguste Barbier, des poèmes de Byron, des fables de Pierre Lachambeaudie, des chansons de l’Enfer de Dante et, il s’agit ici de son apport le plus marquant, des comédies de Molière, dont Tartuffe et Le Mariage forcé. Par la suite V. Samiïlenko se consacrera à la traduction d’œuvres en prose, parmi lesquelles la Bohème de José Martinez Ruiz, des morceaux choisis de l’œuvre de Pedro de Novo y Colson traduits de l’espagnol, cinq textes tirés du recueil Pour lire au couvent de Catulle Mendès, l’auteur français, ou la comédie L’Incident du 7 avril de Tristan Bernard. Par ailleurs, il traduit à la charnière des siècles des extraits de l’œuvre d’Anatole France, d’A. Palomero ou de l’auteur américain Francis Bret Harte.

En dehors de la Pléiade, citons, quelques œuvres traduites par Vassyl Chtchourat : de l’allemand il traduit la Chanson des Nibelungen et des extraits de Heine ; du français, ce sont des nouvelles de Maupassant et La Légende de Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert ou encore La Chanson de Roland qu’il étudie et compare avec Le Dit de la campagne d’Igor. Plusieurs autres traductions des œuvres poétiques d’auteurs européens ont vu le jour, sous forme de recueils, grâce à Vassyl Chtchourat.

Enfin, les traducteurs de l’Ukraine de l’Ouest, qui bénéficiaient de conditions de travail plus favorables et avaient accès aux textes originaux plus facilement, ont fourni un éventail plus large d’œuvres traduites, dont, par exemple, les œuvres de Marc Twain, comme Les Aventures de Tom Sawyer, traduit par I. Pankevytch, la nouvelle Trente pour cent de Matilde Serao, traduit de l’italien par D. Bodrevytch, la pièce César et Cléopâtre du dramaturge irlandais Bernard Shaw, dans la traduction de O. Pachouk, et tant d’autres œuvres, connues en occident à cette époque.

Comment traduit-on ?

3.2.6. Formule-t-on des exigences concernant le respect du texte traduit, la mention du nom de l'auteur du traducteur, la nécessité de traduire directement à partir de la langue originale ?

La traduction subit une évolution évidente et devient de plus en plus fidèle à l’original. Elle se différencie des traductions plus libres et des adaptations qui restent cependant très fréquentes. Si les traducteurs sont conscients de la nécessité de traduire directement depuis l’original, ils utilisent largement les textes-relais, d’abord parce que les originaux étaient souvent inaccessibles, ensuite parce que la traduction était perçue non comme un exercice de précision linguistique et stylistique, mais comme un acte civilisateur, appelé à répandre les œuvres des littératures mondiales, et comme un moyen de donner un nouveau souffle à la littérature d’expression ukrainienne. Ainsi, pour son livre Histoire des peuples de l’Orient, Lessia Oukraïnka a traduit depuis l’original seulement les anciens textes grecs : pour les autres textes elle s’est servie des traductions effectuées par des orientalistes allemands et français. Pavlo Hrabovsky, qui a également utilisé des textes-relais, définissait lui-même le caractère de ses écrits : dans le cas où ils n’étaient pas fidèles à l’original, il s’agissait, selon lui, d’adaptations ou de versions poétiques.

Quant à la mention du nom du traducteur, la tendance à l’omettre persiste toujours, bien qu’elle ne soit pas prédominante. Par ailleurs, certains traducteurs ne sont pas identifiables, car ils signaient leurs œuvres traduites de pseudonymes.

3.2.7. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

L’existence de réflexions et de débats portant sur la traduction est manifeste, en particulier au sein de la Pléiade. Si Olena Ptchilka travaille surtout à inciter les jeunes gens qui connaissent une langue étrangère à l’activité de la traduction et au perfectionnement de leur langue ukrainienne, les œuvres traduites, le programme des traductions à effectuer, établi par le cercle, témoignent d’une approche systématique de cette activité. Mais les réflexions qui prédominent concernent le rôle et la fonction de la traduction qui consistent à diffuser les œuvres de la littérature mondiale et à moderniser ainsi la littérature ukrainienne.

3.2.8. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Les préfaces ne sont pas les seuls textes qui expliquent les pratiques et les approches de la traduction : les correspondances littéraires se livrent beaucoup à ces réflexions. Par exemple, dans une lettre à Mykhaïlo Obatchny, Lessia Oukraïnka énumère les dizaines d’œuvres que la Pléiade a choisi de transmettre en ukrainien ; la poétesse entretenait avec M. Dragomanov une correspondance où les questions concernant ses propres traductions étaient soulevées. Par ailleurs, Pavlo Hrabovsky, qui transmettait depuis son exil ses traductions et adaptations dans les lettres à ses amis, dont I. Franko, y expliquait ses choix littéraires, ou, au contraire, omettait parfois le nom de l’auteur du texte original, se limitant à donner uniquement la langue de l’auteur.

Quant aux préfaces, souvent c’est une autre personnalité, un autre traducteur, qui en écrivait une. Ainsi, pour les traductions des œuvres de Shakespeare par P. Koulich, la préface est écrite par Ivan Franko qui critique la langue un peu dépassée et vieillie du traducteur et en souligne d’autres lacunes, tout en vantant ses mérites en tant que premier traducteur des œuvres de Shakespeare. I. Franko préfaçait aussi ses propres traductions : c’est le cas notamment de la traduction du poème Hermann et Dorothée de Goethe, mais habituellement le traducteur, qui était par ailleurs chercheur et critique littéraire, expliquait moins ses pratiques de traduction, qu’il n’étudiait le contexte de l’œuvre traduite.

 

3.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

3.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ? )

A la fin du XIXe siècle, l’Ukraine restait partagée entre deux empires, russe et austro-hongrois, ce qui créait des conditions différentes pour l’évolution de la langue ukrainienne : elle est interdite dans l’empire russe par la circulaire de Valouïev de 1863 et par l’oukase d’Ems de 1876. Ces édits, rappelons-le, interdisent toute utilisation de l’ukrainien dans la presse, tout enseignement en ukrainien et toute publication d’œuvres originales en ukrainien, ils proscrivent également l’importation des œuvres ukrainiennes publiées à l’étranger, y compris dans l’Ukraine de l’Ouest, et toute traduction en ukrainien d’œuvres étrangères. Dans ce contexte, la promotion de la langue ukrainienne était tout à fait illégale, en particulier l’activité littéraire et traductrice du cercle de la Pléiade, organisée à Kiev, dans la partie russe de l’Ukraine.

Par ailleurs, le partage politique explique aussi la cohabitation linguistique en Ukraine : à l’Est, l’ukrainien, la langue interdite, coexistait avec le russe ; à l’Ouest, où l’ukrainien littéraire pouvait se développer beaucoup plus librement, y compris dans le domaine de la publication, la langue ukrainienne cohabitait avec l’allemand et le polonais. Par conséquent, il existait à cette époque deux versions phonétiques de la langue ukrainienne, ce qui a empêché pendant longtemps la formation de normes uniques pour l’ukrainien littéraire.

3.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?

Sous l’emprise des œuvres étrangères, la langue ukrainienne s’enrichit de mots empruntés, appelés « étrangismes » par V. Tchaplenko[12], qui concernent surtout la terminologie, l’histoire, la géographie et la création littéraire[13]. Cette tendance n’est pas due exclusivement à la traduction, car la cohabitation politique des langues doit être aussi prise en compte dans ce contexte.

Par ailleurs, les traducteurs développaient l’ukrainien pour rendre plus adroitement les nuances de la langue et du style des œuvres étrangères. Ainsi, sous la plume de V. Samiïlenko la langue ukrainienne devient un outil parfait, tout à fait capable de rendre toutes les subtilités, aussi riches et parfois imperceptibles que celles du français : sa traduction du Tartuffe de Molière se range parmi les chefs-d’œuvre de la langue ukrainienne. C’est un traducteur qui manie avec virtuosité sa langue, ce qui, selon I. Franko, est une belle promesse pour l’avenir de l’ukrainien national et littéraire[14].

La traduction et la littérature

3.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment dans l'avènement de la modernité ?

Si la traduction n’a pas radicalement changé les approches dans le développement des formes et n’a défini par ailleurs aucun courant littéraire, elle a largement contribué à la quête de modernité propre à la littérature ukrainienne, qui cherchait à s’ouvrir vers l’extérieur.

La traduction et la société

3.3.4. À quelles fins traduit-on (esthétiques, commerciales, politiques, sociales) ?

La traduction vise tout d’abord la diffusion des œuvres des littératures mondiales, afin de rendre plus riche la culture ukrainienne. La littérature ukrainienne se voit enrichie aussi par de nouveaux sujets et de nouvelles idées, car les traducteurs sont dans la plupart des cas des auteurs d’œuvres originales. La traduction s’inscrit dans le cadre de la promotion de la langue ukrainienne et, dans le contexte de l’interdiction de cette dernière, elle s’avère être une action politique qui brave les interdictions. Enfin, elle contribue, et le cas de la Pléiade le confirme formellement, à la création d’une nouvelle élite d’expression littéraire ukrainienne : il s’agit d’une opposition nationale consciente à cette politique des pouvoirs de l’empire russe, consistant à définir l’ukrainien comme une langue de moujiks.

3.3.5. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

Ce sont des traducteurs, des auteurs, des chercheurs, des organisations littéraires ukrainiens, qui sont à l’origine de l’initiative des traductions. Leur démarche va parfois à l’encontre des pouvoirs politiques en place.

3.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?

Les traductions, publiées en Ukraine de l’Ouest ou parfois à Vienne ou en Pologne, voient le jour sous forme de livres ou sont diffusées dans des journaux et revues littéraires. Il existe aussi une diffusion orale, par exemple au sein du cercle de la Pléiade, où les traductions étaient lues avant d’être publiées par la suite.

3.3.7. Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

La littérature originale suit les mêmes voix et moyens de diffusion que les œuvres traduites.

3.3.8. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Le public des œuvres traduites est le même que celui des œuvres originales.

3.3.9. Réception critique des traductions ?

Les préfaces qui accompagnent les traductions publiées donnent une idée précise de la réception critique. Ainsi, dans sa préface pour les traductions de Shakespeare par P. Koulich, I. Franko se prononce en tant que critique littéraire sur les défauts et les mérites de la langue du traducteur. Ailleurs il définit l’influence de la beauté de la langue de V. Samiïlenko sur l’évolution future de la langue ukrainienne littéraire. Enfin, c’est un critique littéraire de l’époque ultérieure qui qualifie la traduction par V. Samiïlenko du Tartuffe d’incomparable[15] et, donc, digne du texte original français : se constituent ainsi les premières études portant sur la traduction.

3.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

La circulaire de Valouïev de 1863 et l’oukase d’Emk de 1876 cités précédemment visent au même titre les œuvres originales et les traductions en langue ukrainienne en les interdisant. Par ailleurs, certains traducteurs ont travaillé en exil ou en prison, c’est le cas notamment de Pavlo Hrabovsky ; d’autres ont subi des interventions de la part des pouvoirs : ainsi, la traduction de Don Quichotte de Cervantes, effectuée par V. Samiïlenko, a été détruite avec sa bibliothèque par la Tcheka[16].

3.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Les modalités d’exercice ont été influencées par l’absence d’Etat et par les partages politiques, qui ont profondément touché le développement de la langue ukrainienne, et par là, de la traduction.

3.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

La traduction a contribué à la promotion de la langue ukrainienne dans l’empire russe et à la constitution de l’élite nationale ukrainophone, deux tendances qui sont en rapport direct avec la société de l’époque.

SOURCES

  1. КРАВЧУК Петро, Книга рекордів Волині, Любешів, 2005.
  2. МОСКАЛЕНКО Михайло, « Нариси з історії українського перекладу », Всесвіт, 2006, № 7/8.
  3. ПАВЛИЧКО С., Дискурс модернізму в українській літературі, Київ, 1999.
  4. СЛАВИНСЬКИЙ М., Заховаю в серці Україну, Київ, 2002.
  5. ФРАНКО І., Зібрання творів у 50 томах, т. 37, Kиїв, 1982.
  6. ЧАПЛЕНКО Василь, Історія української літературної мови, Нью-Йорк, 1970.

 

 

[1] La période qui va du début des années 1890 jusqu’en 1917 comprend les premières décennies du modernisme ukrainien, dont les dernières manifestations, selon S. Pavlytchko, se situent dans les années 1960-1979. ПАВЛИЧКО С., Дискурс модернізму в українській літературі, Київ, 1999, c. 430. [PAVLYTCHKO Solomiïa, Le discours de modernité dans la littérature ukrainienne, Kiev, 1999] Les traductions après 1917 seront évoquées dans la partie « Traduire sous le totalitarisme ».

 

[2] Une autre version, intitulée Les auteurs ruthènes en Bucovine, fut publiée dans le journal Bucovine en avril 1900.

[3] PAVLYTCHKO S., op. cit.

[4] Le mot « Oukraïnka » veut dire « Ukrainienne ». Son véritable nom est Laryssa Kossatch-Kvitka. <p">

[5] СЛАВИНСЬКИЙ М., Заховаю в серці Україну, Київ, 2002, с. 337-339. [SLAVYNSKY M., Je cacherai l’Ukraine dans mon cœur, Kiev, 2002.]

[6] Ces données sont évoquées d’après МОСКАЛЕНКО Михайло, « Нариси з історії українського перекладу », Всесвіт, 2006, № 7/8, c. 192-206. [MOSKALENKO M., « Essais sur l’histoire de la traduction ukrainienne », Vsesvit, 2006, № 7/8, c. 192-206].

[7] КРАВЧУК Петро, Книга рекордів Волині, Любешів, 2005, с. 196-197. [KRAVTCHOUK P., Livre des records de la Volhynie, Loubychiv, 2005].

[8] MOSKALENKO M., op. cit.

[9] Ibidem.

[10] Cité d’après MOSKALENKO M., op. cit.

[11] Publié en deux temps, en 1888 et 1893.

[12] ЧАПЛЕНКО Василь, Історія української літературної мови, Нью-Йорк, 1970, с. 146. [TCHAPLENKO V., Histoire de l’ukrainien littéraire, New York, 1970].

[13] Ibid., p. 147.

[14] ФРАНКО І., Зібрання творів у 50 томах, т. 37, Kиїв, 1982, с. 184. [FRANKO I., Œuvres en 50 volumes, v. 37, Kiev, 1982].

[15] РИЛЬСЬКИЙ М., Зібрання творів у 20 томах, т. 12, Київ, 1986, с. 97. [RYLSKY M., Œuvres en 20 volumes, v. 12, Kiev, 1986].

[16] MOSKALENKO M., op. cit.