Auteur : Antoine Chalvin



1.1. Cadre général introductif

1.1.1. Quel est le premier texte traduit ?

Les premiers textes connus en estonien sont des traductions des trois principales prières catholiques (Notre père, Je vous salue Marie, Je crois en Dieu), figurant dans les dernières pages (pp. 142-143) du registre manuscrit de la paroisse de Kullamaa (Wackenbuch von Goldenbeck). Ces traductions ont été copiées en majeure partie entre 1524 et 1528 par Johannes Lelow, prêtre de Kullamaa. La fin du « Je crois en Dieu », d’une écriture différente, a probablement été copiée entre 1528 et 1532 par son successeur, Konderth Gulerth (Põld 1996, p. 20). On ne sait pas qui est en réalité l’auteur des traductions. Le linguiste Andrus Saareste, se fondant sur l’analyse des fautes dans la graphie des noms propres estoniens figurant dans le reste du registre, estime que Lelow ne connaissait pas l’estonien et ne peut donc pas être l’auteur des traductions (Saareste 1923). Il a plus vraisemblablement recopié des traductions qui circulaient sous forme manuscrite.

1.1.2. À quelle époque commence-t-on à traduire les textes religieux dans votre langue ?

La traduction de textes religieux en estonien (prières) a commencé très timidement dans le premier tiers du XVIe siècle, à l’initiative de l’Église catholique locale qui tentait de propager l’emploi de la langue vernaculaire dans la liturgie. La Réforme a toutefois donné une impulsion et une dimension nouvelles à l’entreprise en élargissant l’éventail et la diffusion des textes traduits. Le premier catéchisme traduit en estonien fut publié en 1535. Les premières traduction de textes bibliques furent réalisées à la fin de la première moitié du XVIe siècle, mais elles ne furent pas publiées et ne sont pas parvenues jusqu’à nous.

1.1.3. Date de la première traduction intégrale de la Bible ?

La première traduction intégrale de la Bible fut publiée en 1739.  

 

1.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

1.2.1. Qui sont les traducteurs (formation, langue maternelle, statut social, quelles sont leurs conditions de travail ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

La quasi-totalité des traducteurs sont des prêtres ou des pasteurs et ont donc reçu une formation théologique, principalement dans des universités allemandes. La majorité d’entre eux sont de langue maternelle allemande et certains ont une connaissance très lacunaire de l’estonien. Seuls quelques traducteurs ont pu être identifiés comme étant probablement de langue maternelle estonienne. C’est le cas par exemple du traducteur du catéchisme luthérien publié en 1535, Johann Koell, pasteur de l’église du Saint-Esprit à Tallinn.
Un séminaire de formation de traducteurs fut fondé en 1585 à Tartu par les jésuites. Il comptait probablement quelques Estoniens parmi ses élèves. Son activité s’interrompit entre 1600 et 1603 lorsque les troupes suédoises occupèrent Tartu. Elle reprit ensuite et se poursuivit jusqu’en 1625. (Talve 2004, p. 97) La plupart des traducteurs étant des pasteurs, la traduction n’était certainement pas leur activité principale.

Que traduit-on ?

1.2.2. Quels types de textes religieux traduit-on ?

On traduit d’abord des catéchismes, des recueils de chants d’église, des manuels de liturgie, des sermons, puis la Bible (d’abord le Nouveau Testament, puis l’Ancien).

Des documents d’archives indiquent qu’un ouvrage contenant des textes luthériens traduits en estonien, en live et en letton fut imprimé à Lübeck en 1525, mais aucun exemplaire n’en a été conservé. Un catéchisme luthérien bilingue (bas-allemand et estonien) fut imprimé en 1535 à Wittenberg, seuls quelques fragments en ont été retrouvés.

Les archives municipales de Tallinn révèlent que des traduction de textes bibliques et de psaumes étaient en projet dès la fin de la première moitié du XVIe siècle. Mais elles ne semblent pas avoir été publiées.
Dans le sud de l’Estonie, sous domination polonaise de 1561 à 1629, la Contre-Réforme animée par les jésuites stimula également la traduction de textes religieux en estonien (catéchismes, psaumes). Le seul texte imprimé de cette période qui soit parvenu jusqu’à nous est l’Agenda Parva (1622), manuel de liturgie à l’usage des prêtres, rédigé principalement en latin, mais qui contient des passages en letton, estonien, polonais et allemand pour les parties de la liturgie nécessitant la participation active des fidèles.

Un ouvrage important en Estonie du nord fut  un manuel de liturgie en quatre volumes en allemand et en estonien, Hand und Hauszbuch für das Fürstenthumb Esthen In Liffland (1632-1638), compilé par Henrich Stahl et traduit par lui-même et douze collaborateurs. Il contient le petit catéchisme de Luther, un psautier, les évangiles et les épîtres, et un recueil de chants et de prières diverses. Les chants y sont traduits en prose, ces traductions ne peuvent donc pas être chantées. Il faut attendre 1656 pour voir paraître des traductions de chants d’Église en vers (Neu Ehstnisches Gesangbuch). Ces chants versifiés sont traduits de l’allemand, mais aussi du finnois et du suédois (EKA I, p. 133).

À la même époque (1632) paraît une traduction en estonien du sud du catéchisme de Luther, ainsi que des évangiles et des épîtres, due à Joachim Rossihnius.

La première traduction intégrale du Nouveau Testament paraît en estonien du sud en 1686, en estonien du nord en 1715.

1.2.3. Traduit-on à la même époque des textes profanes ?

Non, à l’exception de quelques textes de nature administrative ou juridique pendant la période suédoise. Entre 1661 et 1709, sur les 655 placards imprimés reproduisant des avis du gouverneur général d’Estonie, 9 étaient en estonien. Tous datent de la guerre du Nord et consistent en injonctions adressées aux paysans concernés par les opérations militaires : avertissements visant à les dissuader de déserter, interdiction des pillages, convocation des réfugiés de guerre à Tallinn, puis ordre donné à ces mêmes réfugiés de rentrer chez eux. Des règlements divers et textes de serments furent également traduits en estonien (Talve 2004, pp. 166-167).  

Comment traduit-on ?

1.2.4. À partir de quel texte-source ?

1.2.5. De quelle(s) langue(s) traduit-on ?

Les principales langues sources des textes étaient le latin et l’allemand pour les textes religieux, et le suédois pour les textes administratifs et juridiques pendant la domination suédoise (à partir de 1561 en Estonie du nord et de 1629 en Estonie du sud, et jusqu’en 1710).

1.2.6. Passe-t-on par une langue relais ?

Non.

1.2.7. Si oui, celle-ci est-elle orale ou écrite ?

1.2.8. Les traducteurs privilégient-ils un mode de traduire littéral pour les textes religieux ?

Oui. Il suivent pour la plupart fidèlement l’ordre des mots de l’original.

1.2.9. Comment justifient-ils leur pratique ?

On constate, parmi les traducteurs, des divergence d’attitudes à l’égard de la langue estonienne : alors que certains, comme Bengt Gottfried Forselius (1660?-1688), considèrent la langue parlée comme un donné et cherchent à maximiser l’adéquation du code écrit à la réalité linguistique, d’autres affirment clairement la nécessité de rapprocher l’estonien de ces langues plus prestigieuses que sont l’allemand et le latin. C’est ce qui apparaît par exemple dans cette déclaration faite en 1687 au Consistoire d’Estonie à l’occasion de la discussion des propositions orthographiques de Forselius : « … ainsi l’orthographe de la langue estonienne doit-elle demeurer telle et, conformément à celle-ci, il appartient au paysan de s’habituer à parler correctement et de ne point continuer à dégrader la langue par son usage corrompu et fautif » (cité par Tauli 1938, p. 2). Ce point de vue était probablement majoritaire au XVIIe siècle. Il est incarné notamment par les traductions réalisées ou compilées par Heinrich Stahl.

1.2.10. Si on traduit aussi des textes profanes à la même époque, a-t-on le même mode de traduire ?

 

1.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

1.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

L’estonien n’est pas à l’époque une langue normée. La variation linguistique et orthographique est importante, y compris au sein d’un même texte. On trouve également des variations individuelles liées au degré variable de connaissance de l’estonien par les traducteurs ou aux différences entre les dialectes sur lesquels ils s’appuient. L’estonien, langue des paysans, coexiste avec l’allemand, langue de la culture et du pouvoir, et dans une moindre mesure, pendant certaines périodes, avec le suédois, le polonais (dans le sud) et le russe (à partir de 1710).

1.3.2. Quel est le rôle de ces traductions dans le développement de la langue littéraire ?

Les traductions de textes religieux façonnent peu à peu deux langues écrites : l’une, à partir du XVIe siècle, fondée sur les dialectes du nord, l’autre, qui se développe surtout à partir du XVIIe siècle, sur les dialectes du sud. Une première explication de cette dualité réside dans les importantes différences dialectales entre le nord et le sud de l’Estonie, qui empêchaient l’intercompréhension et rendaient problématique l’élaboration d’une variante écrite commune. La seconde explication est le partage politique puis administratif du territoire de l’Estonie: le sud fut sous domination polonaise de 1561 à 1629, tandis que le nord appartenait à la Suède ; par la suite l’Estonie resta partagée entre deux diocèses distincts, chacun d’eux menant une politique de traduction autonome. La publication de la traduction intégrale de la Bible imposa cependant peu à peu l’estonien du nord comme langue écrite principale dans l’ensemble de l’Estonie. La Bible contribua à fixer une orthographe et devint pour plus d’un siècle le canon de la langue écrite, et ce malgré des imperfections évidentes. Le fait que la plupart des traducteurs étaient de langue maternelle allemande se traduisit par l’emploi de graphies inspirées de celles du bas-allemand, ainsi que par des fautes de grammaire et une syntaxe souvent très éloignée de celle de la langue parlée (par exemple l’emploi des démonstratifs pour traduire les articles de l’allemand, l’estonien étant dépourvu d’articles), tendance aggravée par le souci de littéralisme des traducteurs.

1.3.3. Quelles sont les grandes phases de retraduction des textes sacrés en fonction de l’évolution de la langue ?

Une réforme importante de l’orthographe, à partir des années 1840, aboutit à modifier sensiblement la physionomie de l’estonien écrit. Une édition du Nouveau Testament dans la nouvelle orthographe fut publiée en 1888, suivie par la Bible complète en 1889. Il ne s’agissait pas là, toutefois, de véritables retraductions. C’est seulement au XXe siècle que de nouvelles traductions furent publiées : le Nouveau Testament fut retraduit par Jaan Bergmann (1912), puis par Harald Põld (1938). La deuxième traduction intégrale de la Bible fut publiée par fascicules de 1938 à 1940. Elle était due à Uku Masing, qui avait utilisé délibérément un style archaïsant. La troisième traduction intégrale fut réalisée après la Seconde Guerre mondiale par des Estoniens exilés en Occident (sur la base de la traduction de Harald Põld pour le Nouveau Testament) et publiée en Grande-Bretagne en 1968. Une quatrième traduction a vu le jour en Estonie en 1997.

La traduction et la société

1.3.4. Qui sont les commanditaires ? Les destinataires ?

Nombre de traductions semblent avoir été réalisées de façon spontanées, sans faire l’objet d’une commande. Certaines d’entre elles ont été soutenues financièrement par les autorités municipales de Tallinn. Les autorités religieuses de Tallinn et de Riga ont joué un rôle dans le lancement de projets de traduction, notamment la traduction de la Bible. Entre 1675 et 1699, un rôle moteur fut joué par le superintendant général (c’est-à-dire le chef de l’Église luthérienne) de Livonie Johann Fischer (1633-1705), qui avait fondé une imprimerie privée à Riga (dirigée par Johann Georg Wilcken) et avait obtenu du roi de Suède le droit d’imprimer la traduction de la Bible, y compris pour la province d’Estonie (au nord), ce qui fut un motif de conflit avec les autorités religieuses de Tallinn.

Les destinataires des traductions sont d’abord les prêtres ou les pasteurs. Avec la Réforme et la progression de l’alphabétisation des paysans, certaines traductions, comme les catéchismes, commencent à être destinées aux Estoniens, tandis que d’autres (par exemple les manuels de liturgie ou les recueils de sermons) restent à l’usage des religieux. Les ouvrages bilingues allemand-estonien sont destinés avant tout aux pasteurs. Le premier ouvrage entièrement en estonien est la traduction complète du Nouveau Testament en estonien du sud (1686). C’est surtout à partir du dernier quart du XVIIe siècle que la part des traductions destinées aux Estoniens s’accroît de façon sensible.

1.3.5. Diffusion des traductions (mode de reproduction, ampleur de la diffusion) ?

Les toutes premières traductions circulaient exclusivement sous forme manuscrite. La première traduction imprimée date de 1525. Son tirage n’est pas connu, mais l’ouvrage a été entièrement détruit. Le catéchisme luthérien de 1535 a eu un tirage relativement élevé pour l’époque : 1500 exemplaires (Mickwitz 1936, 1938). Il a cependant été entièrement retiré de la circulation et détruit, en raison des erreurs de doctrine de l’ouvrage ou, selon certaines sources, des erreurs de traduction. Même après la parution des premiers ouvrages imprimés en estonien, les manuscrits conserveront un rôle important dans la diffusion des traductions jusqu’à la fin du XVIIe siècle, surtout en Estonie du sud. Les livres imprimés étaient diffusés principalement par les relieurs et les imprimeurs. Certains pouvaient parvenir jusqu’aux paysans par l’intermédiaire des pasteurs ou des maîtres d’école. La traduction du Nouveau testament en estonien du sud (1686) fut imprimée seulement à 500 exemplaires et n’a connu qu’une diffusion limitée. L’une des traductions les plus diffusées fut évidemment celle de la Bible en estonien du nord, qui fut imprimée à 6000 exemplaires en 1739, puis réimprimée à 4000 exemplaires en 1773, ce qui représente un exemplaire pour 50 Estoniens (Laanekask & Erelt 2003, p. 290). Mais l’ouvrage le plus diffusé aurait été le manuel de liturgie de Stahl, dont les cinq éditions représenteraient un total de 20 000 exemplaires (EKA I, p. 158).

1.3.6. Réception critique éventuelle, débats suscités par les traductions?

Un débat important, pendant la phase de préparation de la traduction de la Bible en estonien du nord (notamment lors des deux conférences de 1686 et 1687), concernait le choix de l’orthographe à utiliser. À l’orthographe popularisée par les traductions de Henrich Stahl, s’opposait une orthographe réformée proposée par Bengt Gottfried Forselius, fondateur du premier séminaire de formation de maîtres d’école. Ses propositions visaient à unifier et simplifier l’orthographe de Stahl, notamment pour la rapprocher de la prononciation. Elles furent vivement combattues par ceux qui voulaient rapprocher l’estonien de l’allemand (voir réponse à la question 1.2.9), mais elles finirent tout de même par s’imposer. Au-delà de l’orthographe, c’est la correction de la langue de Stahl et de certains pasteurs qui a fait l’objet de critique, notamment de la part d’Adrian Virginius. Ces polémiques linguistiques ont ralenti quelque peu l’entreprise de traduction.

1.3.7. Des retraductions interviennent-elles pour des raisons idéologiques et/ou religieuses ?

Non, à l’exception déjà signalée des doubles traductions en estonien du nord et en estonien du sud, qui, pendant la période de domination polonaise dans le sud de l’Estonie, reflètent la rivalité entre le monde luthérien et la Contre-Réforme catholique.

 

Références

EKA = Eesti kirjanduse ajalugu, I-V, Tallinn : Eesti Raamat, 1965-1991.

LAANEKASK Heli, ERELT Tiiu, 2003, « Written Estonian », in ERELT Mati (dir.), Estonian Language, Tallinn : Estonian Academy Publishers, pp. 273-342.

MICKWITZ Gunnar, 1936, « Uusi andmeid eesti vanima raamatu ajaloo kohta », Ajalooline ajakiri, XV, pp. 62-65.

MICKWITZ Gunnar, 1938, « Johann Seelhorst und der Druck des ältesten estnischen Buches », Beiträge z. Kunde Estlands, XXI, pp. 1-8.

PÕLD Toomas, 1996, Kullamaa katekismus, mémoire de master (magistritöö), Université de Tartu, faculté de théologie (manuscrit).

SAARESTE Andrus, 1923, « 400-a. vanune leid Eestis », Eesti Keel, n° 4, pp. 97-104 ; n° 5/6, pp. 136-149.

TALVE Ilmar, 2004, Eesti kultuurilugu keskaja algusest Eesti iseseisvuseni, Tartu : Ilmamaa.

TAULI Valter, 1938, Õigekeelsuse ja keelekorralduse põhimõtted ja meetodid [avec un résumé en français : Principes et méthodes de correction de langage et de règlement de la langue], Tartu : Akadeemilise Kooperatiivi Kirjastus, 287 p.