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Auteur : Ildikó Jozan; Traduction : Anikó Ádám

 

2.1. Cadre général introductif

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

La thématique profane, ainsi que la diffusion de l’écriture en hongrois se développent progressivement. À partir des premiers écrits hongrois, c’est-à-dire du XIe siècle, et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le latin et le hongrois écrits coexistent. Une propagation de grande envergure de l’écriture hongroise a lieu au XVIe siècle. C’est également à partir du XVIe siècle qu’on peut observer le développement et la diffusion de la thématique profane. Les auteurs du XVIe siècle, et beaucoup d’entre eux encore au XVIIe siècle, écrivent pourtant en hongrois comme en latin et puisent à la fois dans les thématiques profanes et les sujets religieux. La langue de la littérature profane (plus précisément celle des belles lettres naissantes) est, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, presque exclusivement le hongrois, cependant le latin reste en usage même si d’une manière rétrograde. (Nos auteurs composent des sortes d’exercices poétiques en latin jusqu’au XIXe siècle. Les langues et cultures latines et grecques jouent un rôle considérable dans l’enseignement jusqu’au début du XXe siècle.)

Nous mettons en relief quelques œuvres et événements qui marquent le début du développement de la littérature profane.

Le premier souvenir de la poésie lyrique et profane hongroise est Le chant de Saint Ladislas [Szent László-ének]. On considère comme faisant partie des premières pièces de la poésie profane hongroise la chronique perpétuant un des actes les plus glorieux du roi Mathias, Le Triomphe de Szabács (1476) ; son poète est inconnu. Le début de l’historiographie en langue hongroise est marqué par les légendes de l’Anonyme de Chartreux. Ce sont des histoires sur les rois Saint Étienne, fondateur de l’État hongrois, et Saint Ladislas, gardées dans le Manuscrit d’Érdy (1526) contenant d’autres légendes et des traductions de sermons.

Les deux grandes personnalités de la période de la Réforme, Gáspár Heltai, traducteur de la Bible (1510-1574), et Péter Bornemissza (1535-1584) créent également des textes en prose en hongrois sur des sujets profanes. Au cours du XVIe siècle, les clercs (les gens de lettres laïcs qui sont issus dès le XVe siècle de la noblesse) et les poètes des chansons de geste jouent également un rôle considérable dans la diffusion de la littérature profane hongroise.

La première grande figure de la poésie profane en Hongrie est Bálint Balassi (1554-1594), qui fonde la poésie hongroise du siècle suivant (mais ses poèmes adressés à Dieu deviennent vite canoniques aussi).

Les deux auteurs les plus importants du XVIIe siècle, Miklós Zrínyi (1620-1664) et István Gyöngyösi (1629-1704) (voir le point 1.2.3.) écrivent également en hongrois leurs œuvres à sujets profanes. Ils sont appréciés à la fin du XVIIIe siècle en Hongrie justement pour leur usage de la langue hongroise et pour leur importance dans la formation de la langue littéraire. La fin du XVIIIe siècle est la période où s’élabore le programme du renouvellement systématique de la langue hongroise et de la naissance des belles lettres autonomes hongroises.

György Bessenyei (1746 ou 1747-1811), un des auteurs les plus importants des Lumières en Hongrie, affirme et réalise dans son œuvre le développement de la langue hongroise, la formation intentionnelle de la langue littéraire hongroise, ainsi que l’usage du hongrois dans les écrits scientifiques.

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l’apparition d’une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

La périodisation pose toujours problème dans le cas de la littérature et des procédés littéraires puisque ce qu’on appelle frontière d’époques n’est autre que la projection ultérieure d’une raison systématique sur son propre objet. Les changements sociaux et culturels ne se réalisent jamais d’un moment à l’autre, ce sont des procédés dont les débuts et les fins précises sont impossibles à déterminer. Avec ces réserves, on peut distinguer les époques suivantes dans la littérature hongroise :

Dans l’histoire de la littérature hongroise, les années 1770 apportent des changements considérables avec l’apparition des idées des Lumières hongroises et du classicisme littéraire. À partir des années 1820, les idées des Lumières disparaissent lentement et la période appelée Époque des Réformes (en référence aux changements politiques déterminant de près les tendances littéraires, entre autres) commence. En parallèle avec l’Époque des Réformes, on assiste à la naissance du romantisme littéraire hongrois.

Le grand tournant suivant a lieu au début du XXe siècle. C’est à partir de cette période qu’on a l’habitude de parler de littérature de la modernité. Il faut tout de même noter que les mouvements d’avant-garde, à cette époque, ont moins d’importance qu’en France, en Italie ou en Allemagne.

C’est à partir des années 1970 qu’on peut parler, dans la littérature hongroise, de tendances postmodernes qui restructurent la pratique de la traduction et les discours portés sur elle. Il est difficile d’évaluer les conséquences de cette période récente puisqu’on n’a pas suffisamment de distance et, surtout, qu’il s’agit de tendances actuelles.

On ne peut pourtant pas décrire l’histoire de la traduction littéraire en Hongrie dans les mêmes termes (classicisme, romantisme, moderne, postmoderne) et selon la même périodisation (Lumières, Époque des Réformes, modernité). Ces catégories temporelles et esthétiques désignent tout de même clairement l’arrière plan des tendances de la traduction au niveau de la pratique et des réflexions. L’histoire de la traduction peut être esquissée plutôt sur la base des prises de position des intellectuels sur le rapport entre la pratique, les théories et la critique de la traduction.

D’après ces considérations, la première grande période de l’histoire de la traduction se saisit entre le dernier tiers du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Pendant cette longue période ont lieu des changements évidemment peu importants pour la traduction, mais rien ne justifie la division de ces 130 années en périodes plus petites.

Pendant les soixante ans de l’époque qui débute dans les trente dernières années du XVIIIe siècle (1770-1830), les questions sur le système de règles se trouvent au centre des réflexions. C’est une période où la critique de la traduction se forme, au sens où la critique était auparavant formulée par les traducteurs seulement, sur un texte donné, dans une préface ou une adresse au lecteur (ce qui est dû en partie au fait que les cadres de la vie littéraire publique ne sont pas encore formés). À la fin du XVIIIe siècle, la critique de la traduction se distingue de la retraduction et du traducteur : ce n’est plus le traducteur lui-même qui analyse les traductions précédentes, mais le critique aussi, lui qui n’est pas concerné par la traduction. C’est ainsi que la critique de la traduction devint un genre à part.

La problématique centrale du XIXe siècle est l’établissement d’équivalences formelles (dans le cas des œuvres en vers). À la fin des années 1860, on arrive à expliciter la considération selon laquelle il faut distinguer les principes de la pratique de la traduction et ceux de la critique de la traduction.

La grande période suivante commence au début du XXe siècle où l’on proclame l’autonomie artistique du traducteur (sa liberté au cours de la création du texte, ainsi que de l’interprétation de son propre ouvrage traduit). Cela signifie que les traducteurs, en s’efforçant de s’autodéfinir, se concentrent, ainsi que les critiques de la traduction, sur la fidélité et sur l’identité. Ils veulent mettre en rapport la théorie, la pratique et la critique de la traduction à travers les notions de fidélité et d’identité et ils veulent valoriser ces principes.

La troisième période commence peut-être par l’apparition des littératures postmodernes (mais puisqu’on est en train de vivre cette période, il nous paraît malaisé de dire que c’est vraiment une nouvelle ère). De nos jours, il paraît que, sous l’influence du jeu des droits d’auteur, c’est justement l’idée de la fidélité et de l’identité absolues qui sont mises en question, ce qui aboutit à une séparation plus radicale de la théorie et de la pratique de traduction.

On examinera donc, à l’aide des réponses données aux questions de la deuxième partie, la période entre les années 1770 et le début du XXe siècle. Dans la troisième partie, on étudiera les tendances du XXe siècle.

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? Changements dans la structure sociale ? Développement de contacts culturels avec l’étranger ? Existence d’une diaspora ? Création d’un État-nation ? Facteurs religieux ? etc.)

Les forces qui encouragent la formation de la littérature profane, autonome, et qui aboutissent à la naissance d’une nouvelle littérature hongroise dans les années 1770, sont tellement complexes qu’on ne peut les présenter que dans leurs grandes lignes.

« Dans la situation des intellectuels religieux – dépositaires de la culture écrite –, dans les années 1770 et au début des années 1780, on assiste à des changements sans précédents. » En 1773, Clément XIV dissout l’ordre jésuite. « À cause de cette mesure, la moitié des écoles secondaires et supérieures du pays [de Hongrie] ont perdu leurs cadres institutionnels, les écoles confessionnelles seront gérées par l’État. […] La vie des Jésuites est devenue fort difficile : soit ils ont continué leurs activités comme clercs laïcs, soit ils ont pu enseigner dans une école religieuse et, après 1777, dans une école publique. Où que la vie ait guidé ces gens cultivés, en nombre considérable, ils devaient se chercher une nouvelle place et un nouveau rôle social […]. » (Thimár 2007) On voit Dávid Baróti Szabó et József Rájnis, qui « commencent, à cette époque, à s’occuper de la création littéraire en hongrois pour prouver leur importance et leur utilité sociale. » (Thimár 2007) Ils consacrent une grande partie de leur œuvre à la traduction aussi. Dans la deuxième moitié des années 1780, d’autres ordres religieux partagent le même sort. « En conséquence des mesures touchant les ordres monastiques, les conditions traditionnelles du recrutement des intellectuels ont disparu et d’autres institutions devaient les prendre en charge. » (Thimár 2007)

Le nombre des intellectuels laïcs augmente considérablement puisque, à cette époque, « de plus en plus de gens finissent leurs études secondaires, éventuellement supérieures de deux ans » ce qui rend possible leur obtention des postes publics. (Thimár 2007).

À la même époque, (années 1770) naissent les premières institutions littéraires et scientifiques. Suivant l’exemple des Académies française et prussienne, un projet de société scientifique se développe, qui ne commence à fonctionner qu’en 1830, après tant d’essais et d’échecs provisoires (ce sera la future Société scientifique hongroise, le prédécesseur de l’Académie hongroise des Sciences).

C’est à cette époque également que démarre la presse hongroise. János Batsányi, Ferenc Kazinczy et Dávid Baróti Szabó lancent la première revue en hongrois (Magyar Musueum). Kazinczy fonde ensuite une nouvelle revue en 1789 (Orpheus) qu’il rédigera seul. À la fin du siècle, on assiste à plusieurs entreprises similaires, mais ces revues auront une vie éphémère, vu qu’elles n’ont qu’un lectorat restreint, et elles ne peuvent provisoirement compter que sur très peu de financement, donné par des mécènes, et pas du tout sur les aides de l’État.

Malgré ce fait, il paraît indubitable qu’à la fin du XVIIIe siècle, le public s’élargit et que ses goûts se diversifient, ce qui exige l’élargissement du choix des lectures. « Après les énormes manuscrits sur pupitres, enchaînés aux bibliothèques […], à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, on préfère les livres de plus petit format, plus minces, éventuellement portables dans les poches […]. La fabrication des livres […] s’accélère aussi en terme de nombre d’exemplaires et les imprimés destinés à un public plus large entraîne la transformation de la diffusion aussi. » (Szajbély 2007) On publie de moins en moins de livres en latin et on édite de plus en plus de livres en langues vivantes (en Hongrie surtout en hongrois, en allemand et en langues slaves). Le développement est contradictoire, il est donc nécessaire de souligner que « jusqu’à la fin du [XVIIIe] siècle, il y a plus d’imprimés en latin qu’en hongrois […]. La plupart des livres publiés appartiennent à la littérature pieuse », et « à côté des manuels scolaires, jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est cette littérature qui assure le plus grand revenu des imprimeries. » (Szajbély 2007)

« Le mécénat ne disparaît pas, malgré la formation du marché du livre, mais le rôle des mécènes individuels est endossé par des institutions (l’Académie, la Société Kisfaludy). Pour les imprimeurs, la source de revenus n’est plus, au XIXe siècle, les subventions, mais la force d’achat d’une foule de lecteurs sachant écrire et lire ; l’édition des livres et des revues, orientée par le profit, fonctionne suivant ses exigences. » (Szajbély 2007)

En Hongrie, à cause de l’élargissement du lectorat germanophone, l’édition des livres en allemand s’amplifie également. Malgré le fait que le développement de la langue hongroise est le but premier, asséné par les gens de lettres hongrois à partir des années 1770, que le hongrois se diffuse en effet et que, dans la première partie du XIXe siècle, « les lecteurs hungarophones assurent déjà un marché aux publications hongroises, le vrai pouvoir d’achat est fourni par le lectorat germanophone. » Ces mots d’Imre Vahot illustrent bien l’envergure des changements : il se plaint, en 1846, dans Pesti Divatlap [Revue de mode de Pest] de ce qu’« il faut faire la fête quand un roman hongrois est vendu à 2 ou 3000 exemplaires, tandis que des romans étrangers, on en vend 20 à 30000 exemplaires. » On apprend également de sa plume que « les magazines de mode allemands ont trois fois plus de lecteurs que les revues hongroises. […] Bien que, dans l’édition non lucrative, le nombre des publications en hongrois augmente, ce qui prouve l’orientation nationale du public bourgeois de l’époque, pour les éditeurs travaillant sur le marché du livre, ce lectorat d’élite restreint ne signifie pas encore une demande sérieuse. » (Szajbély 2007)

L’exigence de développer la langue hongroise ne caractérise pas seulement le mouvement appelé « renouveau de la langue », mais est présente presque tout au long du XIXe siècle. L’enseignement de la langue hongroise dans les écoles secondaires et supérieures est obligatoire à partir de 1792, cependant le hongrois devient langue officielle seulement suite à la décision du parlement en 1844. (Dömötör).

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la vie publique (politique, sociale, administrative, scientifique, scolaire) naissante se déroule en latin et partiellement en allemand, au point qu’il est presque impossible de se débrouiller publiquement en hongrois. Le résultat en est, d’une part, que la langue hongroise, à part l’enthousiasme pour la langue maternelle de quelques-uns, se réduit au statut de parler des bourgades, des villages et des fermes et, d’autre part, que notre langue se corrompt du point de vue de son rôle public, de sa force d’expression, de sa phraséologie et de son style. (Benkő 1996). C’est justement contre cette tendance que s’élèvent les écrivains et les grammairiens, durant les trente dernières années du XVIIIe siècle, lorsqu’ils déclenchent la lutte pour les droits de la langue hongroise, une lutte qui reste acharnée jusqu’au milieu du XIXe siècle. À la fin du XVIIIe siècle, « les mouvements linguistiques de l’époque des Lumières hongroises sont menés par des intellectuels comprenant en profondeur les choses de la langue, et prêts à agir pour la cause de la langue maternelle, comme Kazinczy, Révai, Verseghy. Ils harmonisent en Hongrie le fondement conceptuel et la réalisation pratique du renouveau langagier et ils déclenchent un mouvement pour la culture de la langue, merveilleusement organisé, coopératif et très efficace par rapport aux conditions hongroises de l’époque. L’époque des Réformes continue ce travail d’une manière organique et assidue. » (Benkő 1996).

La question du développement de la langue et de la culture (hongroises), c’est-à-dire du développement et du progrès nationaux, attire de plus en plus l’attention dans le dernier tiers  du XVIIIe siècle. L’idée centrale des Lumières hongroises se formule peu à peu : pour que la nation évolue et devienne indépendante, la culture d’une langue améliorée est indispensable et une langue étrangère ne peut pas servir à l’évolution de la nation. L’idée de nation devient primordiale dans la littérature du XIXe siècle.

Tout cela a un rapport avec les phénomènes historico-politiques. En 1770, à la mort de Joseph II, les aspirations absolutistes de l’Empire Habsbourgeois prennent fin. Son successeur, Léopold, réunit le parlement après 25 ans de suspension. « La noblesse hongroise a fêté sa victoire et a manifesté, à l’aide de ses moyens, l’indépendance constitutionnelle de son pays par rapport aux autres parties de l’Empire. Il a commencé à faire fonctionner de nouveau les institutions politiques, il a repris l’administration dans les départements et il a rétabli dans les bureaux l’usage du latin à la place de l’allemand. » Mais « pour la formation d’une nation unie, moderne et fondée sur l’élimination des privilèges, sur l’égalité en droit et sur la liberté commune », la Hongrie a encore besoin de plusieurs décennies, des réformes des années 1820-1840, et des bilans de la guerre d’indépendance.

La transformation du concept de la littérature (l’autonomie de la littérature, la formation de ses institutions : critique, historiographie littéraires, revues, sociétés littéraires), l’apparition de la notion des droits d’auteur, ainsi que l’importance de la langue font naître, dans la deuxième moitié des années 1830, la notion de traduction artistique [műfordítás] qui se répand très rapidement. On sait peu de choses sur la formation de ce terme qui se compose du mot fordítás signifiant traduction et du mot signifiant à la fois et avant tout ouvrage artistique mais pour certains, opposant à cette pratique, il peut aussi vouloir dire artificiel. Lorsque ce mot composé est utilisé pour la première fois chez Ferenc Toldy (Toldy 1843), il paraît tellement naturel qu’on serait porté à croire que son utilisation remonte à de longues années d’expérience orale. S’il réussit, en peu de temps, à devenir la notion clé de l’histoire littéraire en Hongrie, son adoption n’entraîne pas, tant s’en faut, de véritable changement dans la manière d’envisager la traduction, le texte traduit, le rôle du traducteur ou l’acte de traduire. Le changement s’inscrit plutôt dans le fait que les questions et réflexions s’ouvrent désormais davantage aux perspectives culturelles, historiques, sociales, etc. Les objectifs littéraires fixés à la traduction prennent le pas sur les aspects didactiques. On prend plus souvent en considération, à côté de l’élargissement des connaissances offertes au lecteur, le plaisir de ce dernier, le développement de la littérature hongroise et le talent des écrivains.

 

2.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

Dans ce chapitre, nous passerons en revue une période de 130 ans, il nous paraît donc malaisé de formuler des généralités valables pour toute la période. Pas forcément parce qu’il s’agit d’un intervalle long, mais parce qu’à partir de la fin du XVIIe siècle, le nombre de traductions augmente considérablement. Dans cette production accrue, on trouve de la littérature facile aussi bien que de la littérature de haut niveau. Dans ce qui suit, nous n’examinons que les textes et les auteurs qui perdurent longtemps ou qui influencent d’une autre manière l’évolution de la littérature hongroise.

Nous pouvons peut-être risquer une affirmation sommaire : dès cette période, on voit déjà clairement ce que l’historiographie de la littérature hongroise considère comme la caractéristique la plus essentielle de la traduction littéraire en Hongrie : les meilleurs traducteurs sont nos meilleurs écrivains et poètes, sans exception.

Dans la littérature hongroise, jusqu’à la fin du XXe siècle, d’après nos connaissances, personne ne gagne sa vie uniquement avec la traduction : la traduction est toujours liée à une autre activité (les traducteurs sont en même temps écrivains, poètes et critiques). C’est le cas encore aujourd’hui, mais le début du XXIe siècle voit un changement et certains, déjà, vivent exclusivement de la traduction.

À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’origine des traducteurs est différente et aucun d’entre eux ne gagne sa vie par la seule traduction. Ils cultivent leurs terres, ils sont fonctionnaires municipaux ou départementaux, ils enseignent ou offrent un service ecclésiastique et ils pratiquent la traduction comme un passe-temps très important qui leur tient à cœur, mais ne leur rapporte aucun revenu.

La littérature, traduction comprise, n’est soutenue par aucune institution jusqu’à la fondation de la Société Kisfaludy (1836), et celle du précurseur de l’Académie Hongroise des Sciences, de la Société Savante (1830). Les deux institutions encouragent la traduction des ouvrages étrangers.

À partir du deuxième tiers du XIXe siècle, il y a de plus en plus d’auteurs qui exercent uniquement un métier littéraire (enseignement, journalisme, théâtre, etc.) même si ce n’est pas forcément la traduction.

Les données suivantes se présentent ci-dessous dans ce tableau synoptique :

Traducteurs des années 1770-1900

Nom

Origine sociale

Formation

Langue maternelle

Statut social, conditions de travail, rémunération

Dávid

Baróti Szabó (1739-1819)

Famille noble déclassée

Il entre dans l’ordre des Jésuites, il fait des études en philosophie.

hongroise

Prêtre, professeur. Il obtient le soutien des ses mécènes.

József Rájnis (1741-1812)

Famille bourgeoise

Il entre dans l’ordre jésuite à l’âge de 16 ans.

allemande (il apprend plus tôt le latin que le hongrois)

Prêtre, professeur. Il a un revenu très modeste.

Miklós Révai (1750-1807)

Famille de serfs

Il entre dans l’ordre paulinien.

hongroise

Enseignant, précepteur (chez des familles nobles autrichiennes), il devient ensuite professeur d’université en linguiste.

József Péczeli (1750-1792)

Petit propriétaire foncier

Il étudie la théologie en Allemagne.

hongroise

Pasteur

Benedek Virág (1754-1830)

Famille de serfs

Il apprend la théologie et la philosophie.

hongroise

Moine paulinien, il enseigne, puis se retire du monde, il mène une vie très modeste.

Ferenc Verseghy (1757-1822)

Famille bourgeoise

Apprend la théologie, moine paulinien.

hongroise

Moine, enseignant, précepteur dans la famille d’un comte, il devient ensuite correcteur dans une imprimerie.

Ferenc Kazinczy (1759-1831)

Famille aristocratique

Fait des études en droit et en théologie.

hongroise

Fonctionnaire de l’État. Il passe plus de 6 ans en prison (1794-1801) et perd ses biens.

János Batsányi (1763-1845)

Famille de petite bourgeoisie.

Apprend le droit.

hongroise

Précepteur chez une famille de haute noblesse, ensuite fonctionnaire.

János Kis (1770-1846)

Famille de serfs

Étudie la théologie  (à Göttingen et à Iéna).

hongroise

Pasteur évangélique, évêque.

Mihály Csokonai Vitéz

(1773-1805)

Famille bourgeoise

Commence des études de théologie, de philosophie et de droit mais ne les termine pas.

hongroise

Enseignant.

Ferenc

Kölcsey (1790-1838)

Famille noble

Commence des études de droit.

hongroise

Il est cultivateur de ses terres, fonctionnaire départemental.

Mihály Vörösmarty (1800-1855)

Famille noble déclassée

Apprend le droit.

hongroise

Précepteur. À partir de 1825, il vit uniquement de littérature : d’abord misérablement, il devient ensuite membre de l’Académie en 1830, dès lors il est écrivain à « plein-temps », le premier dans l’histoire de la littérature hongroise à gagner sa vie avec l’écriture.

Ferenc Toldy (1805-1875)

Famille de petite bourgeoisie

Médecin, philosophe amateur.

allemande

Directeur de la bibliothèque universitaire, professeur en esthétique et en histoire de la littérature.

Nagy Ignác (1810-1854)

Famille de petite noblesse devenue bourgeoise

Apprend le droit.

allemande

Il est longtemps fonctionnaire, puis rédacteur et journaliste.

Ede Szigligeti (1814-1878)

 

Ingénieur.

hongroise

Dramaturge, metteur en scène.

János Arany (1817-1882)

Famille aristocratique sans biens

Il fait ses études au Collège protestant de Debrecen,

mais il n’obtient pas le baccalauréat.

hongroise

Enseignant.

Sándor Petőfi (1823-1849)

Famille de petite bourgeoisie

Lycée.

hongroise

Acteur, précepteur, rédacteur adjoint, il touche des honoraires pour ses traductions de romans. Il vit dans des conditions très modestes.

Zsigmond Ács (1824-1898)

 

Fait du droit et de la théologie.

hongroise

Enseignant, pasteur.

Károly Szász (1829-1905)

Famille bourgeoise

Fait de la théologie.

hongroise

Pasteur (plus tard évêque), membre de l’Académie.

Vilmos Győry (1838-1885)

Famille bourgeoise

Fait de la théologie.

hongroise

Pasteur.

Gusztáv Jánosi (1841-1911)

Famille bourgeoise

Fait de la théologie.

hongroise

Prêtre

Gergely Csiky (1842-1891)

Famille bourgeoise

Doctorat en théologie.

hongroise

Enseignant

László Arany (1844-1898)

Famille bourgeoise

Fait du droit.

hongroise

Il recueille des contes populaires, poète, critique.

Janka Wohl (pseudonyme  : Camilla Zichy)

(1846-1901)

Famille bourgeoise

Étudie le piano.

hongroise

Rédactrice, traductrice (première femme ayant fait une traduction à la demande de l’Académie – Szinnyei 1914).

Emil Ábrányi (1850-1920)

Famille bourgeoise

 

hongroise

Journaliste, critique de théâtre.

Sándor Endrődi (1850-1920)

Famille bourgeoise

Fait du droit et de la philosophie.

hongroise

Journaliste.

Lajos Dóczi (1845-1918)

Famille commerçante

Fait du droit.

hongroise et allemande

Journaliste, chef de presse de la Monarchie Austro-hongroise.

Antal Radó (1862-1944)

Famille bourgeoise

Docteur ès Lettres.

hongroise

Il travaille dans des rédactions de journaux, ensuite il devient chef du bureau des députés.

Árpád Zigány (1865-1936)

 

Il termine ses études à l’Académie de la Marine.

hongroise

Il travaille à la Marine, ensuite il est rédacteur journaliste.

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

Le choix des œuvres traduites est très large et tous les genres sont représentés.

Les exemples étrangers ont une importance certaine aux XVIIIe-XIXe siècles pour les romans, les pièces de théâtre (spectacles) et les épopées, mais ces influences sont importantes pour les autres genres aussi. La traduction joue un rôle indubitable  dans l’introduction de ces genres dans la littérature hongroise.

On peut parler d’antécédents du roman hongrois à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, mais le genre ne se développe qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle et les traductions jouent en cela un rôle déterminant. Dès lors, le nombre de traductions de romans, ainsi que des œuvres romanesques lues, se multiplient. La plupart des lecteurs du XIXe siècle lisent probablement plus de romans que de poésie ou de théâtre.

Au début du XIXe siècle, les traductions de pièces de théâtre ont un impact sur la formation du théâtre en langue hongroise. À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, la langue des pièces écrites en hongrois ne convient pas à l’élocution sur les planches. Il n’y a pas non plus d’auteurs capables d’écrire dans une langue prête à être présentée sur la scène. Pourtant, on observe un besoin de plus en plus accru de voir des pièces en hongrois dans les théâtres. On voit également une possibilité de renouveau pour le hongrois dans la diffusion des spectacles en hongrois. C’est pour cela que les gens de lettres encouragent la traduction des pièces. Les traductions de théâtre jouent alors un rôle considérable dans la formation de la langue vivante parlée. L’intérêt pour l’épopée s’explique par l’attention portée à la cause des traditions nationales. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’épopée nationale hongroise n’est pas encore créée, personne n’écrit des épopées originales hongroises. On veut naturaliser en Hongrie la forme de l’épopée grâce aux traductions pour que l’épopée originale puisse naître en hongrois.

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Il est difficile de définir ce qui peut être nommé « texte emblématique ». Nous avons donc choisi des textes qui ont une grande importance pour leur époque (ils déclenchent des querelles esthétiques, donnent des exemples à suivre ou ont un lectorat considérable), ou bien qui deviennent importants pour la mémoire historique (par exemple, du point de vue de l’évolution de la pensée littéraire hongroise), bien qu’ils ne fassent pas couler beaucoup d’encre à leur époque, ni comme ouvrages, ni comme traductions. Nous ne mentionnons que quelques œuvres parmi les plus importantes.

[Henriás], c’est-à-dire quelques scènes de la vie de Henri IV, roi de France, traduits à partir des vers français avec le même nombre de pieds par József Péczeli à Győr avec les caractères de József Strejbig, 1786.

Voltaire est l’auteur français le plus lu en Hongrie au XVIIIe siècle. On traduit nombre de ses textes et cette traduction de Péczeli est également vendue très vite. La traduction de Sámuel Szilágyi est aussi publiée en 1789, mais la deuxième édition révisée de Péczeli, en 1792, trouve bien son public.

[Ossziáni dalok], János Batsányi en traduit des extraits (publ. 1788, 1792, 1798). Les poèmes d’Ossian exercent une influence considérable sur la littérature hongroise des XVIIIe et XIXe siècles.

[Elveszett paradicsom], trad. Dávid Baróti Szabó, 1789. Baróti Szabó traduit des extraits fort critiqués par József Rájnis, ce qui déclenche un débat violent entre Kazinczy, Rájnis et Batsányi (voir le point 2.2.8.).

[Elvesztett Paradicsom] par Milton. Traduit du français par Sándor Bessenyei, capitaine de cavalerie de l’Empereur, à Kassa, 1796 (première traduction intégrale de l’œuvre).

[Homér Íliásza], I–II, traduit par Ferenc Vályi Nagy, publié par Ferenc Kazinczy, Sárospatak, 1821. Il s'agit de la première traduction complète de l’Iliade, qui donne lieu au procès du plagiat de l’Iliade (voir le point 2.2.8.).

Les traductions des textes de Shakespeare ont une importance primordiale (non seulement aux XVIIIe et XIXe siècles, mais aussi jusqu’à nos jours) du point de vue de la littérature hongroise, de la formation du théâtre en langue hongroise, de l’élaboration des principes et de la pratique de la traduction. À la fin du XVIIIe siècle, les pièces de Shakespeare se jouent en allemand sur les scènes hongroises. On en prépare dans cette période les premières traductions, mais les œuvres de Shakespeare ne se trouve au centre de l’attention littéraire qu’à partir des années 1830 : les gens de lettres échangent régulièrement des commentaires sur Shakespeare et sur les problèmes de traduction qu’il pose. C’est à partir de ces années que se forment les principes de traduction qui vont définir plus tard toutes les orientations des réflexions et des discours sur les traductions.

Les traductions les plus importantes du XIXe siècle sont Corliolanus (1848) accomplie par Sándor Petőfi, Jules César (1842) et Le roi Lear (1854) par Mihály Vörösmarty, et les traductions de János Arany : Le songe d’une nuit d’été (1864), Le roi Jean, Hamlet (1867). Ces traductions sont rééditées régulièrement encore au XXe siècle.

La Société Kisfaludy fait publier entre 1854 et 1878 les Œuvres complètes de Shakespeare en 19 volumes (la série est rééditée plusieurs fois au cours du siècle). Cette entreprise est encouragée et dirigée par János Arany.

Les traductions de János Arany sont exemplaires à leur époque déjà et le restent au XXe siècle. Hormis ses traductions de  Shakespeare, ses versions d’Aristophane jouent également un rôle important. Il traduit toutes les comédies d’Aristophane (au total onze) : elles paraissent pour la première fois en 1880 et plusieurs fois ensuite, récemment en 2002.

Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, plusieurs pièces de Molière sont déjà traduites, mais ces traductions n’ont pas de succès à leur époque. La deuxième grande entreprise du XIXe siècle (outre les traductions de Shakespeare) est initiée aussi par la Société Kisfaludy : la traduction des Œuvres Complètes de Molière est publiée en dix volumes entre 1863 et 1882. Bien que ces traductions ne soient pas mises en valeur par la postérité, comme dans le cas de  Shakespeare (elles sont refaites dans la première moitié du XXe siècle), elles déterminent tout de même la réception de Molière à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Le participant le plus actif de ce projet est Károly Szász qui réalise six traductions de 1869 à 1873 (Le misanthrope, L’école des maris, L’école des femmes, Les précieuses ridicules, Sganarelle, Le mariage forcé).

Plusieurs traductions de Don Quichotte sont réalisées au XIXe siècle, bien que sous forme d’extraits pour la jeunesse. Même si c’est une expérience de lecture déterminante au XIXe siècle en Hongrie, la traduction complète du roman par Vilmos Győry n’est publiée qu’entre 1873 et 1876 (Miguel de Saavedra Cervantes Don Quijote, trad. et intro. par Vilmos Győry, Budapest, Athenaeum). La retraduction complète n’a pas encore été accomplie depuis, les lecteurs hongrois du XXe siècle connaissent donc Don Quichotte toujours dans cette version. Pourtant, tous les quarts de siècle, on lui ajoute des modifications et des corrections. La traduction originale a tellement été retravaillée que la publication la plus récente, de 2005, est publiée sous le nom de celui qui apporte les dernières modifications au texte de Vilmos Győri, János Benyhe. János Benyhe, hispaniste, ne retraduit pas le roman depuis l’original, mais en plusieurs étapes, à l’aide du texte espagnol, il transcrit le hongrois en hongrois. (voir Végh 2008).

Eugène Onéguine est publié pour la première fois en Hongrie en 1866, dans la traduction de Károly Bérczy. Cette traduction contribue largement à la naissance du culte de Pouchkine en Hongrie. Au cours du XXe siècle, plusieurs traductions sont réalisées, pourtant la traduction de Bérczy est, aujourd’hui encore, considérée par le public comme l’une des plus réussies.

Toute l’œuvre de l’écrivain français fut traduite au cours du XIXe siècle. Au XXe siècle. En revanche, on chercherait en vain des références concernant notre auteur. Pendant les quarante années que dura le régime communiste, à l’exception de quelques brèves études et quelques articles publiés dans des dictionnaires littéraires, on ne trouve ni traductions, ni études sur Chateaubriand.

Deux années suffisent pour qu’Atala de Chateaubriand soit réimprimé puis traduit en Hongrie. En 1803, Georges Aloys Belnay, libraire de Presbourg (ancienne Bratislava, et ancienne Pozsony lorsque la ville appartenait à la Hongrie), informe sa clientèle qu’elle peut se procurer chez lui les dernières nouveautés, entre autre l’Atala de M. de Chateaubriand.

Atala connaît sûrement une certaine vogue, car en cette même année 1803, le libraire Belnay publie une traduction hongroise du petit roman à l’usage de ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment le français. Un avocat peu connu, E. Bozóky, est chargé de ce travail. Dès l’abord, la première page nous étonne. Le nom de l’auteur est magyarisé, c’est-à-dire transcrit selon la prononciation : Satóbriand Ágoston Ferencz. Le titre du roman est plus explicite ; il mentionne « l’Amour de deux indiens des pustas de la Louisiane ».

Le Génie du Christianisme (1802) a été traduit par István Gubicza en 1876 à l’imprimerie de l’Institut Hunyadi Mátyás (deuxième édition revue en 1881). Le traducteur commence par avouer qu’il est incapable de suivre « l’aigle en son vol hardi ». Pour traduire dignement ces pages de Chateaubriand, qui sont plutôt des vers libres que de la prose, il faudrait être un autre Chateaubriand. Gubicza veut simplement « mettre entre les mains des lectrices et des jeunes gens un livre qui ne fasse pas rougir la vierge. » Gubicza nous dit aussi qu’il saute l’épisode de René parce que René est déjà traduit.

En fait, le public hongrois a dû attendre 1865 pour lire René publié en hongrois à l’imprimerie du Lyceum d’Eger. Son traducteur, Endre Gothárd, un curé de campagne, avait le goût catholique. Sa préface affirme que « René est la plus belle œuvre de Chateaubriand, un poème qui nous touche jusqu’au fond du cœur. Quand il fut écrit, la maladie régnant en Occident était le mal du siècle, qui de nos jours n’est plus à la mode. » La traduction est excellente et en la lisant, on comprend que la langue hongroise se prête bien au style lyrique de René.

Les Aventures du dernier Abencerage sont traduites en hongrois en 1837 à Kolozsvár, en Transylvanie. Le volume ne porte pas le nom du traducteur. Ces mêmes aventures seront traduites en 1892 par István Rada (Editeur Franklin), en 1921 par János Gyöngyösi (Edition Tevan). Rada a donné également aux lecteurs hongrois Les martyrs en 1888 (Editeur Franklin).

L’itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) est aussi connu de très bonne heure. Le comte István Széchenyi fait, à propos de cette œuvre, des remarques dans son Journal, que nous allons évoquer. La traduction de l’Itinéraire paraît dans la collection  Le Trésor des Voyages, édité par János Kiss, en 1819. Elle est l’œuvre d’un certain Macskássy, collaborateur à la collection. Les rédacteurs de la collection considèrent l’Itinéraire de Chateaubriand comme dépourvu d’exactitude et plein d’erreurs. Le texte de l’écrivain français présentera donc dans la traduction hongroise de menus petits faits extraits des livres des « meilleurs auteurs », comme l’indiquent les rédacteurs. La traduction est malheureusement banale et sans intérêt. Le traducteur ne sait que faire de ce qui était personnel, romantique et original dans l’œuvre. (Ádám 1998)

Comment traduit-on ?

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

Au XVIIIe siècle et dans le premier tiers du XIXe siècle, nous avons beaucoup d’exemples pour la pratique définie par le point b. Tout de même, cette pratique recule de plus en plus, jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Malgré ce constat, on peut supposer que la plupart des traducteurs ont l’intention de donner la traduction la plus exacte, entre 1770 et 1830 (point a.), bien que chacun des traducteurs désigne ailleurs les limites de cette exactitude. À partir du milieu du XIXe siècle, c’est cette pratique qui se trouve au centre du canon. Le fait que le terme « traduction artistique » [műfordítás] apparaisse dans la deuxième moitié des années 1830, montre que cette pratique appartient à la littérature, par opposition à la simple « traduction » (voir le point 2.1.3.). Le terme « traduction littéraire » devient synonyme de fidélité, de traduction fidèle, c’est-à-dire de la notion clé du culte de la traduction littéraire hongroise.

La pratique décrite dans le point c. est très rare, elle apparaît peut-être dans la littérature populaire.

On ne connaît pas d’exemples qui puissent illustrer le point d., mais on en connaît qui illustrent son contraire : János Arany, pour éviter les sanctions de la censure pour critique du pouvoir, publie une de ses poésies [Les bardes du pays de Galles] comme la traduction d’une ancienne ballade anglaise.

2.2.5.  Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

On ne voit aucun rapport général ni avec la langue traduite, ni avec le type de texte. Chaque cas est particulier et peut être lié soit aux besoins et aux connaissances des lecteurs, soit à la force expressive de la langue hongroise et au niveau de développement de la littérature hongroise.

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des langues différentes dans l’ensemble des traductions ?

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on traduit plutôt les auteurs antiques grecs et latins, beaucoup moins les autres langues. À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle on traduit de plus en plus (dans l’ordre d’importance) de l’allemand, du français et de l’anglais. La cause en est, entre autres, qu’on commence à s’intéresser à la littérature contemporaine européenne. L’importance de l’allemand s’explique par le grand nombre de lecteurs de cette langue, ainsi que par le rôle que l’allemand joue dans la vie quotidienne (et à la source de tout cela se trouve la situation géopolitique du pays). L’intérêt pour le français est dû à l’influence des Lumières françaises ; une partie des intellectuels choisit consciemment cette perspective. L’anglais joue encore à cette époque un moindre rôle.

Il nous paraît malaisé de définir l’évolution proportionnelle des trois langues au XIXe siècle. Énormément de traductions se préparent certainement de ces langues et il est certain également qu’elles devancent les langues antiques mortes qui, pourtant, restent en usage dans l’enseignement (où la traduction des auteurs classiques est toujours importante).

Dans une proportion bien moindre, on traduit aussi de l’italien.

La littérature espagnole est très peu traduite au XIXe siècle, ainsi que celle des autres langues plus minoritaires (scandinaves et slaves) et, souvent, par le transfert et la traduction de l’anglais, de l’allemand et du français.

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, il arrive souvent qu’on ne fasse pas la traduction à partir de l’original, mais qu’on traduise à partir de traductions déjà réalisées en une autre langue et cela souvent dans le cas des œuvres françaises et anglaises. Ainsi János Batsányi traduit-il de l’allemand les extraits des Chants d’Ossian (publiés en 1788, 1792, 1798). La première traduction en prose de Hamlet est réalisée par Ferenc Kazinczy à partir d’une version allemande (1790) et la pièce est mise en scène en 1794, à Cluj. On trouve d’autres traductions faites aussi par Kazinczy à l’aide de langues de transfert : Les poèmes d’Ossian de l’allemand, le roman de Laurence Sterne (A Sentimental Journey Through France and Italy of Yorick – [Érzékeny útazások]) du français. Il existe d’autres exemples…

Cependant, à partir du début du XIXe siècle, on traduit directement de l’anglais, de l’allemand, du français et de l’italien, tandis que, pour les autres langues, on continue à recourir à des langues-relais.

Ces constatations désignent les grandes tendances, il y a toujours des exceptions.

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

Cette période est très riche en réflexions et on assiste à des débats déterminants. Nous n’en mentionnons ci-dessous que les exemples et les événements les plus caractéristiques, partant du livre d’Ildikó Józan en résumant et complétant les chapitres pertinents. (Józan 2009).

Le premier débat public dans la littérature hongroise autour de la question de la traduction naît en 1788-1789. Il oppose János Batsányi et József Rájnis. Cette polémique soulève la plupart des questions de littérature hongroise qui seront discutées durant les deux siècles suivants. Selon Lajos Csetri, la discussion entre Rájnis et Batsányi autour de la traduction de Milton rejoint « la série européenne des “querelles des anciens et des modernes” » (Tarnai-Csetri 1981, p. 326). Batsányi expose son opinion sur la traduction à trois reprises et, avec une résolution croissante, entre 1787 et 1789. Rájnis répond à son deuxième article, paru dans la revue Magyar Museum en 1788 (« A fordításról » / « De la traduction »), dans l’annexe à sa traduction de Virgile (Rájnis 1789).

Batsányi et Rájnis ont une connaissance certaine des littératures étrangères, notamment de la critique étrangère de la traduction, qu’ils prennent en compte quand ils définissent leurs positions. Batsányi ne perd pas de vue l’importance du style des auteurs à traduire. « La différence entre les auteurs réside soit dans leurs pensées, soit dans leur manière d’écrire, soit dans les deux. L’un est bref et veut que ses lecteurs réfléchissent, l’autre raconte avec force détails et pose, pour ainsi dire, toutes les idées toutes faites devant le lecteur. […] Un tel signe distinctif doit se révéler dans la traduction » (Batsányi 1788, pp. 32-33). Exigeant quant au résultat, il réclame la fidélité à la fois « aux pensées » et « à la manière d’écrire ». « Personne ne pourra nier, dit-il, que la traduction doit former la copie exacte et l’image parfaite de l’original, c’est-à-dire que tout ce qui est dans l’original doit être exprimé dans la traduction, et si possible, dans le même ordre : la traduction ne peut contenir ni moins, ni plus que l’original. Le traducteur n’a donc le droit ni d’ajouter ni d’ôter quoi que ce soit » (Batsányi 1788, p. 33).

Il souligne l’importance de la traduction précise et mot à mot, mais admet qu’il existe des limites provenant des différences entre les langues : « Il est incontestable, écrit-il, qu’il faille traduire dans la mesure du possible mot à mot, mais il arrive très souvent qu’on ne puisse pas le faire. Soit la différence des langues, soit le sens, soit la consonance empêchent le traducteur de suivre l’original mot à mot, [et] c’est ce qui donne au traducteur la liberté d’introduire certains changements » (Batsányi 1788, p. 37).

Chez Batsányi, le traducteur est un auteur omnipotent, qui se situe au-delà de l’original : il maîtrise, juge et explique infailliblement les aspects de l’original, indique la place que cette œuvre peut revendiquer dans l’histoire littéraire. L’importance de Batsányi se résume justement dans les libertés qu’il accorde au traducteur : la seule chose qui lui serait défendue serait de corriger les fautes de l’auteur. Il pense aux incohérences que le traducteur peut découvrir dans l’original (par exemple, dans la façon de parler des personnages, la construction des actes, etc.).

Avec l’intervention de Rájnis, la problématique de la relation de l’œuvre traduite avec la critique des traductions devient partie intégrante des débats. Cependant, l’œuvre traduite est considérée désormais comme texte littéraire autonome. Elle est considérée en tant que telle par la critique. C’est de ce point de vue que Rájnis distingue « la traduction esclave » (rabi fordítás ; traduction qui, dans sa forme et son fond, touche aux limites de ce qui est acceptable), « la traduction commune » (közfordítás) et « la traduction remarquable » (jeles fordítás). En effet, « toute œuvre étrangère peut apparaître dans une autre langue comme ouvrage bas, médiocre ou excellent » (Rájnis 1789, p. 47). La question de la traduction littérale se pose chez lui dans la perspective des relations et contradictions entre le texte et son sens, le texte et l’intention de l’auteur, le texte et la culture d’accueil. Rájnis répond à ses détracteurs que « sa traduction [celle du traducteur remarquable], grâce à ce que vous désignez comme des fautes, n’est que meilleure : il ne traduit pas mot à mot, ajuste sa façon de parler non pas à l’original mais au sens de l’original, à l’intention de l’auteur et au caractère de la langue dans laquelle il traduit l’ouvrage » (Rájnis 1789, p. 57).