Auteur : Katarína Bednárová

 

2.1. Cadre général introductif

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

Les premiers signes, quoique modestes, de laïcisation de la littérature slovaque voient le jour à l’époque de l’humanisme et de la Renaissance. Néanmoins, il fallut attendre encore presque deux siècles pour que ce processus revête une nouvelle forme ainsi qu’une nouvelle base idéologique et culturelle.

C’est vers la fin du XVIIIe siècle qu’un tournant décisif se produisit dans l’évolution de la littérature slovaque. La littérature profane renoua en partie avec la littérature tchèque de l’époque. Dans le même temps, un intérêt pour les lettres classiques ainsi que pour les études des langues et des littératures se manifesta de manière particulièrement intense. Si l'on veut être plus précis sur la datation de la période concernée, on peut dire qu'elle est encadrée par l’époque dite de l’Éveil national, des années 1780 à 1850. La première phase de cette période, qui va de 1780 jusqu’aux années 1820, fut marquée par l’influence de la philosophie des Lumières. L’une des raisons qui explique une telle étendue du processus de laïcisation de la littérature se révèle être, selon S. Šmatlák (2002), la prégnance profonde de l’élément religieux dans la littérature et dans la culture : d’une part la scission confessionnelle empêchait l’intégration culturelle et typologique de la littérature, fondée sur une base idéologique unifiée, contribuant à la formation de l’identité nationale et du caractère national de la littérature ; d’autre part les différences de positions entre les protestants et les catholiques retardèrent la standardisation de la langue slovaque pendant une longue période qui ne s’acheva qu’en 1843 avec la codification définitive du slovaque.

La religiosité dans tous ses états, en tant que forme du contexte social de la littérature, perdit de son importance à l’époque des Lumières avec le changement du statut et des fonctions des ecclésiastiques, dont le rôle dans la société devint plus pragmatique. La littérature suivit cette tendance et accomplit son émancipation esthétique dans les deux premières décennies du XIXe siècle. Elle s'ouvrit de manière significative au contexte littéraire international, ce qui permit un déploiement considérable de l’activité traductive. Du point de vue de la valeur culturelle et sociale, les « livres profanes » atteignirent le même niveau et la même reconnaissance que les livres religieux. C'est considéré comme un nouvel élément dans l’évolution de la littérature au tournant des XVIIIe et XIXe siècles (Šmatlák, 2002, p. 327).

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l'apparition d'une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

Pour la périodisation de la littérature slovaque, à partir de 1780 jusqu’à la fin du XIXe siècle, les historiens littéraires adoptent plusieurs critères d’ordre esthétique et idéologique, liés aux événements importants de la scène politique austro-hongroise, qui eurent des répercussions considérables sur la vie culturelle et littéraire des Slovaques à cette époque. D’autant qu’il s’agissait d’une période lors de laquelle l’élaboration d’une conception moderne de la nation, englobant l’intégrité linguistique, littéraire et culturelle, fut mise en place avec beaucoup de difficultés. Elle fut accompagnée de la nécessité perpétuelle d'affirmer et de justifier le droit à l’existence de la nation slovaque. Finalement, c’est le processus de politisation de cet effort qui fut entamé par l’arrivée de la génération de Ľudovít Štúr (1815-1856), vers le milieu du XIXe siècle. L’impact des événements politiques se traduisit également dans l’activité littéraire, dans son caractère et dans son intensité, dans les conditions de travail des intellectuels, etc. Il ne faut pas oublier que la plupart des poètes, des écrivains, des gens de lettres furent toujourss des ecclésiastiques engagés dans la cause nationale et par la suite dans la cause politique.

Nous proposons ici la périodisation de la littérature slovaque établie par S. Šmatlák (2001, 2002) qui distingue les périodes suivantes en s’appuyant sur des critères esthétiques :

A. L’époque des Lumières, à partir de 1780 jusqu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ;

B. Période du classicisme, à partir du tournant des XVIIIe et XIXe siècles jusqu’aux années 1830 ;

C. Période du romantisme, à partir des années 1840 avec la phase relativement courte de sa constitution et de son effervescence ; puis la phase des années 1850-1870 en tant qu’étape très longue de son déclin ;

D. Période du réalisme, qui s’affirma dans les années 1880-1890 ;

E. L’époque de la modernisation de la scène littéraire et de l’élaboration d’un nouveau programme littéraire avec l’arrivée d’une jeune génération d’écrivains, dans les années 1890, qui s’affirmèrent au tournant des XIXe et XXe siècles. Ils préfigurèrent l’avènement de la modernité littéraire.

Il nous semble nécessaire d’insister sur le fait que la délimitation des périodes est souple et prend en considération le parallélisme entre des phénomènes littéraires différents ainsi que leur simultanéité et les phases de transition. Le caractère des courants littéraires évoqués s’avère spécifique : ils doivent la modification de leurs aspects et de leurs formes aux mêmes courants littéraires en Europe occidentale, au décalage temporel ainsi qu’aux conditions particulières de la vie littéraire en Slovaquie.

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? changements dans la structure sociale ? développement de contacts culturels avec l’étranger ? existence d’une diaspora ? création d’un État-nation ? facteurs religieux ? etc.)

Les débuts de l’Éveil national slovaque, la modernisation de la société et de la littérature sont liés, entre autres, aux réformes de Marie-Thérèse (publication du Cadastre thérésien et surtout réforme scolaire Ratio educationis) ainsi qu’aux réformes religieuses de Joseph II (notamment l’Édit de tolérance) qui accélérèrent la sécularisation de la société et furent suivies de l’abolition du servage. Ces réformes s'inspirèrent des principes idéologiques des Lumières dans les conditions particulières de la monarchie Austro-hongroise. Néanmoins, cela permit le basculement de la notion de slovacité » ethnique vers l’affirmation progressive du concept idéologique et politique de nation slovaque. Même si les réformes mentionnées du système féodal de la Monarchie ne furent que partielles et ne résolvaient pas les problèmes d’une monarchie multiethnique, une certaine ouverture à l’enseignement, à l’instruction et aux connaissances favorisa l’épanouissement national par la fondation de nombreuses institutions/sociétés savantes, par l’organisation d'une presse en langue slovaque, ainsi que de la chaîne éditoriale (imprimeurs, éditeurs et distributeurs/colporteurs). Toutes ces activités contribuèrent de manière décisive à ce que l'on prête une attention consciente et croissante à la langue nationale, à son développement, ce qui aboutit à sa première codification de 1787 et encouragea la production littéraire.

Dans le contexte géopolitique de l’Europe centrale, la littérature, son évolution et son caractère furent, au cours du XIXe siècle, très sensibles à la politique, où se jouait aussi le droit à la langue. L’accès à ce droit rythma et forma l’image de la littérature mais aussi le caractère de la production de la littérature traduite et l’attitude des intellectuels à son égard.

La révolution de 1848-1849 et les Revendications du peuple slovaque conçues et rédigées par Ľ. Štúr, J. M. Hurban et M. M. Hodža, dans lesquelles ils réclamaient à la Diète hongroise, parmi d’autres points concernant des droits civiques, la reconnaissance du slovaque comme langue officielle de la Slovaquie, subirent un échec. Après une période très dynamique et efficace d’activité littéraire, les années qui suivirent marquèrent un découragement et un affaiblissement.

En 1861 fut rédigé le Mémorandum du peuple slovaque réclamant, outre une organisation politique particulière de la Slovaquie, une pleine reconnaissance de la particularité culturelle et linguistique des Slovaques. Ces revendications furent de nouveau rejetées.

En 1863, la Matica slovenská fut fondée : cette institution visait à consolider et à renforcer la conscience nationale slovaque, à contribuer par ses activités à l'essor de la littérature slovaque, les revendications politiques étant retirées provisoirement de son programme. L’un des résultats de ses activités fut le maintien de la langue slovaque dans les lycées slovaques fondés à Revúca (1862), Martin (1867) et Kláštor pod Znievom (1869).

Suite au compromis austro-hongrois de 1867, Matica slovenská fut fermée en 1875 et, par la suite, des lycées slovaques furent supprimés.

En 1907, la loi Apponyi interdisant l’utilisation de langues autres que le hongrois dès l’enseignement primaire sur le territoire de la Hongrie de l’époque fut le point culminant des répressions.

Les facteurs politiques plaçaient la littérature dans une position d’auto-défense et la poussaient à justifier en permanence son droit à l’existence. Elle se heurtait également aux répressions, sous la forme de la censure. Les difficultés dans le domaine de l’édition et de la diffusion des ouvrages étaient énormes. La situation économique, défavorable, n’arrangeait pas les choses non plus. Pour des raisons financières, le réseau des imprimeries était déficitaire sur le territoire de la Slovaquie, ce qui réduisit de manière considérable les possibilités de publication des ouvrages slovaques. Les personnes privées disposèrent rarement de moyens suffisants moyens pour entretenir des imprimeries. La solution de les fonder sur la base des sociétés savantes fut exclue par la loi qui l’interdisait. L’Édit de 1852 concernant la presse périodique stipulait une caution importante pour les éditeurs de revues littéraires. Ce fut aussi la cause de la suppression temporaire de la revue Slovenské pohľady [Regards slovaques], indispensable à l’existence de la littérature slovaque.

2.2. La pratique de la traduction

Afin de pouvoir mieux comprendre les phénomènes liés à la traduction littéraire de l’époque étudiée, nous proposons tout d’abord une périodisation de l’activité traductive :

A. La période 1780-1836 est considérée comme une phase d’établissement et d’affermissement de la traduction littéraire sur la scène littéraire slovaque, allant dans le sens de l’émancipation et de la laïcisation de l’activité traductive.

B. La deuxième grande période va de 1836 à la fin des années 1870.

C. La troisième période s’achève au tournant des XIXe et XXe siècles.

Les périodes proposées ici correspondent plus ou moins, sur le plan esthétique, aux courants littéraires du classicisme, du romantisme puis du réalisme à partir des années 1870. En suivant les critères esthétiques, on peut également attribuer à chaque période des méthodes traductives spécifiques : pour la première période on parle de méthode classiciste et du principe de traduction libre comme tendance dominante. Pour la deuxième période, A. Popovič (1964) distingue progressivement trois méthodes – préromantique, romantique et postromantique, caractérisées par les principes de traduction fidèle et littérale en général où se jouent la fidélité à l’original d’un côté, mais aussi, à l'opposé, des tendances à la traduction ethnocentrique selon les genres littéraires. Enfin, la troisième période correspond à la transition entre la méthode postromantique et la méthode réaliste : considérer la traduction littéraire en tant qu’activité artistique au plein sens du terme conduisait à privilégier les critères esthétiques qui correspondent à la fonction esthétique de la traduction (pour plus de détails, voir 2.3.2, 2.3.4, 2.3.5).

Qui traduit ?

2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? Sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

L’activité littéraire restait réservée aux ecclésiastiques : prêtres et pasteurs qui étaient en même temps enseignants. Rares étaient les avocats et les notaires, ou encore les employés de l’administration, qui exerçaient la profession d’écrivain et de traducteur. Ceux qui s’adonnaient à la création littéraire traduisaient également. Sous l’influence des Lumières, surtout vers la fin du XVIIIe siècle, et presque tout au long du XIXe siècle, ils furent amenés également à accomplir un travail d’instruction et d’éducation populaire. Le statut social des ecclésiastiques changea de manière considérable : ils durent, surtout en province, assumer la tâche de cultiver le peuple, d’essayer de changer les mentalités et d’ouvrir la voie au progrès dans tous les domaines de la vie pratique.

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Les traducteurs provenaient en partie de la petite noblesse dite « zemianstvo » (zeman = gentilhomme), en partie des classes moyennes (pasteurs, enseignants) et de la classe de paysans et d'artisans. Ils étaient formés dans les écoles et lycées du territoire de la Slovaquie actuelle, mais partaient souvent dans des lycées de Hongrie, les parents tenant à ce qu’ils maîtrisent bien le hongrois, langue officielle jusqu’en 1918.

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Ils faisaient leurs études supérieures à Bratislava, Trnava, puis dans les universités de Budapest, Vienne et Halle, Iéna, Tübingen en Allemagne le plus souvent. Les études à l’université d’Iéna, surtout, ont exercé une influence particulièrement importante sur les jeunes adeptes de la littérature et de la traduction, qui furent formés par la lecture des ouvrages de la littérature européenne, les cours de littérature, d’esthétique et de philosophie dispensés par des personnalités éminentes de l’époque, sans oublier les études théologiques. On traduisait la littérature européenne occidentale, sans oublier les chefs-d’œuvre de la littérature antique, latine et grecque, dont la traduction fut toujours d’actualité.

À part le slovaque, langue maternelle, les érudits maîtrisaient bien le latin, le grec, l’allemand et le hongrois, ils apprenaient aussi l’anglais, le français, l’espagnol et l’italien ; à partir du XIXe siècle, les langues slaves furent enseignées dans les lycées, dans le cadre de cercles autodidactes d’étudiants. Grâce à des documents de différents types, procès-verbaux, correspondance privée etc., il existe aussi des témoignages d'un apprentissage des langues en privé et de manière autodidacte.

Le lycée protestant de Bratislava fut un établissement de première importance où l’on créa, en 1803, l’Institut de langue et littérature tchécoslovaques. Après son arrivée dans cet institut, Ľ. Štúr (1815-1856), chef de file des romantiques, introduisit l’enseignement des langues russe, polonaise, française et italienne lors de son professorat, dans les années 1830. La maîtrise de l’allemand était considérée comme une évidence. Hors du centre culturel qu’était Bratislava, les langues étrangères étaient enseignées selon la disponibilité et les compétences des enseignants. Par exemple, l’anglais, le français et l’italien furent enseignés en cours optionnels au lycée de Levoča.

Pour la formation des étudiants et des futurs écrivains et traducteurs, c’est l’existence et l’activité des sociétés savantes et des cercles littéraires dans les lycées de Bratislava, de Levoča, de Banská Štiavnica et de Prešov qui s’avéra décisive.

Lors de l’année universitaire 1828-1829, les étudiants du lycée protestant de Bratislava créèrent la Société tchéco-slave qui entretenait des contacts avec des étudiants et des érudits tchèques et slaves, ainsi qu’avec d’autres sociétés d’étudiants en Slovaquie. Par leur activité, les étudiants développaient des contacts littéraires très importants. Les procès-verbaux annuels des réunions de la Société qui se tinrent entre 1829 et 1841, conservés dans les archives du lycée, même s’ils ne sont pas toujours complets, sont des témoignages précieux sur les activités littéraires, les orientations des étudiants en histoire, langues et littératures, et surtout sur les lectures de traductions de textes littéraires, réalisées ad hoc par les étudiants. On y apprend que les traductions étaient commentées et critiquées par les étudiants, mais rarement publiées. Le procès-verbal de 1835-1836 atteste, par exemple, de traductions du latin, du grec et du russe; celui de 1836-1837 évoque douze textes poétiques traduits (un du latin, trois de l’allemand, Schiller et Mattison, trois de l’italien, Dante, Leopardi, Manzoni, une traduction de prose latine). Entre 1837 et 1841, on compte trente et une traductions littéraires des langues latine, grecque, arabe, allemande, italienne, anglaise, russe, polonaise, serbe et croate (Pišút, 1938). Ces procès-verbaux restent souvent l’unique source attestant l’existence de certaines traductions.

En 1837, la Société cessa d’exister, conséquence de l’interdiction générale des sociétés d‘étudiants instaurée en Hongrie. Pour pouvoir continuer ses activités, elle se transforma en Institut slave auprès de la chaire de langue et littérature tchécoslovaques du lycée.

C'est au lycée protestant de Bratislava et dans son Institut de langue et littérature tchécoslovaques, dont l’existence s’avère de grande importance pour la culture et la littérature slovaque, que se forma presque toute la génération d’écrivains et d’intellectuels de l’Éveil national et, plus tard, celle de Ľudovít Štúr (l’École de Štúr). Parmi eux, on compte beaucoup de traducteurs.

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La langue maternelle – le slovaque – était pratiquée sous plusieurs formes écrites : les textes étaient traduits vers le slovaque occidental (standardisation de Bernolák), vers le slovaque standardisé et codifié par Ľ. Štúr, ainsi que vers le tchèque dit biblique, souvent slovaquisé.

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La traduction n’était pas l’activité principale de ceux qui l’exerçaient. Le métier de traducteur n’existait pas et n’était pas non plus reconnu en tant que tel. C’est tout d’abord l’activité sacerdotale, la création littéraire et l’engagement dans la cause « nationale » et culturelle qui comptaient le plus, même si l’importance de la traduction fut souvent proclamée. De rares traducteurs exercèrent leur profession d’avocat, fonctionnaire, médecin, etc. La traduction était donc pour eux une activité parallèle. Vers la seconde moitié du XIXe siècle, nous connaissons déjà plusieurs homme de lettres qui étaient avant tout des traducteurs et aussi des poètes ou prosateurs. Les programmes traductifs individuels étaient en train de s’établir et, dans de rares cas, dépassaient le cadre du privé.

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Nous ne disposons pas de suffisamment de données pour estimer et évaluer la situation de rémunération des écrivains et des traducteurs. Dans son étude sur le poète et traducteur Bohuslav Nosák-Nezabudov (1818-1877), E. Lazar témoigne de la situation économique lamentable du traducteur (endettement, pénurie, etc.) à une période de sa vie qui le mena à s’installer à l’est de la Slovaquie, dans une petite ville et à vivre à la charge de son frère. Pour Nosák-Nezabudov, il s’est agi de la période la plus pauvre de sa vie où « il traduisait surtout et cette activité est devenue pour lui l’activité censée lui assurer en partie son pain » (Lazar 1957, p. 87). Un autre exemple est tiré de la biographie de Pavol Dobšinský (1828-1885), écrivain, ethnographe et traducteur. En 1852, il quitta son poste de pasteur qui lui rapportait un salaire de 200 ducats (pièces d’or) par an pour aller travailler à la rédaction de la revue littéraire slovaque Slovenské pohľady, pour un salaire annuel de 180 ducats (Melicherčík 1959, p. 103). Dans la littérature de référence, on trouve aussi quelques mentions concernant la rémunération du travail de traducteur sous forme d’un certains nombre d’exemplaires tirés de l’ouvrage traduit.

Outre une situation économique générale défavorable, la situation sociale et institutionnelle des écrivains et des traducteurs, ainsi que leurs conditions de travail, ne furent pas encourageantes non plus. Beaucoup de traductions sont restées au stade de manuscrit pour deux raisons : en premier lieu, le morcellement et l’instabilité de la scène éditoriale slovaque, qui réduisaient beaucoup les possibilités de publication, en deuxième lieu, l’omniprésence de la censure.

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

C’est tout d’abord la poésie qui se montre le genre littéraire le plus apprécié et le plus pratiqué. La traduction de la poésie était la plus répandue ; elle était publiée dans des journaux, revues et suppléments littéraires des journaux. Rares étaient les éditions en volumes. Lors des premières phases de l’Éveil national, dans la période du classicisme, en ce qui concerne la hiérarchie de l’importance et de l’évaluation des genres poétiques, c’est à la poésie classique et de l’Antiquité que l'on accordait la plus grande attention et un soin particulier. Là se jouaient également les questions essentielles de la traduction littéraire : méthodes, concepts etc., et surtout la notion de l’adéquation dans le cadre des possibilités du système de la langue d’arrivée, notamment la question du système de versification. Dans le cas des traductions des poésies de l’époque et des auteurs éminents de la littérature mondiale, c’est « l’exploit » de traduction qui était apprécié en tant qu’événement et intégration de l’ouvrage traduit dans le contexte littéraire d’arrivée de l’époque. C’est la fonction représentative et sociale de la traduction qui était privilégiée. La génération des romantiques maintint la continuité en préférant la poésie à la prose, l’épique au lyrique. La poésie se montra le composant le plus fort et le plus important dans la continuité de l’évolution littéraire, ce qui ne fut pas sans incidences également sur le choix des textes traduits. Par exemple, K. Kuzmány (1806-1866), poète, prosateur et traducteur, penchait délibérément pour les ballades et romances dans le choix des textes à traduire (Popovič 1964, p. 144).

La prose fut longtemps considérée comme le genre littéraire moins important, voire marginal. A l’époque de l’Éveil national, la prose (récits, nouvelles, romans) n’était vue que comme lecture « utile » pour le peuple, dont la finalité se limitait à l’éducation et au divertissement. C’est pourquoi l’approche de la traduction de la prose n’était pas soumise à des règles rigoureuses. On compte un nombre élevé d’adaptations d’ordre différent. La traduction libre était cultivée, les adaptations et les traductions de seconde main proliféraient. La situation changea avec l’avènement du réalisme vers les années 1870, durant lesquelles les prosateurs russes étaient appréciés et traduits. La traduction de la prose devint une tâche artistique et esthétique susceptible d’influencer le canon esthétique d’arrivée. Jusqu’à ce moment-là, les traductions de prose accomplissaient surtout une fonction substitutive, visant à compenser la déficience d’un genre qui ne fut pas recherché à l’époque du classicisme etqui demeura rare à l’époque du romantisme.

Les traductions de pièces de théâtre étaient nombreuses mais rarement publiées. Il s’agit, dans la plupart des cas, de traductions réalisées pour les troupes amateures dont la finalité se limitait à présenter un spectacle de divertissement, d’instruction, de moralité, de critique de la société. Parmi les genres préférés figuraient les comédies, tragi-comédies, farces etc.

Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, la traduction d’ouvrages populaires dans le domaine de la médecine, de l’agriculture (manuels, modes d’emploi...), ainsi que des ouvrages d’historiographie et de politique se répandit. Les traducteurs se recrutaient parmi les ecclésiastiques, proches du peuple.

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates

  • Mészáros I.: Při dobytí budínského zámku do zajetí křesťanského padlé Kartigam řečené, Bratislava, 1790, traduction de Michal Semian (1741-1812); traduction d’un roman hongrois, genre rarement traduit à l’époque.
  • Uhlich G. : Krizant a Daria, Trnava, 1793,  traduction-adaptation de Michal Klimko (1750-1818); cet ouvrage fut parmi les premiers rédigés en langue standardisée par Bernolák.
  • Památné příhody hraběte Beňovského, Bratislava 1808; traduction-adaptation des Mémoires et voyages de Maurice Auguste Comte de Benyovsky, réalisée par Samuel Čerňanský à partir de la traduction allemande ; ouvrage important pour l’appréhension du genre de la prose à l’époque et pour le concept de traduction littéraire élaboré par le traducteur.
  • Rozličné básně hrdinském elegiacké a lirické z Vergilia, Teokrita, Homéra, Ovidia, Tirtea a Horáca, Trnava, 1824, traduction de Ján Hollý (1785-1849); anthologie de poésies de l’Antiquité avec une préface dans laquelle le traducteur développe sa théorie du système métrique et sa méthode de traduction menée à la perfection dans sa traduction ultérieure de Virgile.
  • Virgile, Éneida, Trnava, 1828, traduction de Ján Hollý considérée comme la première vraie traduction entièrement poétique.
  • Anglické Múzy w Česko-slowenském oděwu, W Budjně 1831, traduction de Bohuslav Tablic (1769-1832).
  • Boileau-Despréaux Nicolas, Uměnj básnjřské, ktoré we francauzském gazyku we čtyřech zpěwjeh složil, w česko-slowenský pak gazyk přeložil B.T., W Budjně, w král. Universické tiskárně 1832, traduction de Bohuslav Tablic.
  • A. Mickiewicz, « Świteźianka » in revue Hronka, I, 1836, pp.85-90, traduction de Karol Kuzmány (1806-1866).
  • S. Pouchkine, « Petrohrad » (préface du Cavalier de bronze) in revue Hronka, III, 1838, pp. 116-119 – les deux poèmes traduits par Karol Kuzmány influencèrent la transition du classicisme slovaque vers le romantisme et synchronisèrent la traduction avec les auteurs d’actualité pour l’époque.
  • Les traductions des Fables de Ivan Andreïevitch Krylov, réalisées par Bohuslav Nosák-Nezabudov entre 1868 et 1870, publiées dans les revues littéraires : la méthode traductive évolue du concept romantique de la traduction vers le concept réaliste ; l’apport du traducteur consiste en une traduction qui part essentiellement de l’image poétique et à privilégier les moyens d’expression de la langue parlée (Popovič 1965, p. 212).
  • I. Mažuranić, Smrť Smail-agy Čengijića. Ružomberok: Karol Salva 1897; traduction de I. B. Zoch  : première traduction de poésie publiée en volume.

Comment traduit-on ?

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

Dans la plupart des cas, les traductions étaient présentées comme des traductions, le nom de l’auteur était indiqué ; en ce qui concerne la langue d’origine, elle était souvent omise, ce qui pose le problème de l’identification de l’original. La traduction de seconde main était fréquente et considérée comme « courante », correspondant à la norme de l’époque.

La traduction respectait le texte d’origine selon les méthodes de traduction et les fonctions et finalités attribuées à la traduction. D’un côté, il y avait des libertés prises par les traducteurs par rapport à l’original pour suivre la finalité principale ; de l'autre, il y avait un respect de l’original qui menait à la non-traduction et qui mettait en question la traductibilité. Comme cas de figure on peut évoquer le refus par A. Sládkovič, poète romantique, de traduire le poème Le roi des Aulnes de Goethe, car il dit tout d’abord ne pas être en mesure d’assumer cette tâche. Finalement, il le traduisit et désigna sa traduction comme une paraphrase du texte original.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

On observe une traduction partielle dans le cas de Památné příhody hraběte Beňovského, publié à Bratislava en 1808. Il s’agit de l’adaptation des Mémoires et voyages de Maurice Auguste Comte de Benyovsky, réalisée par Samuel Čerňanský à partir de la traduction allemande. Čerňanský procéda à une traduction-adaptation qui consistait en une condensation du texte par omission de certains composants thématiques et par la non-traduction de différents passages dans le but de rendre le texte plus lisible pour le public et de satisfaire son goût du divertissement. Cette attitude du traducteur fut néanmoins critiquée par K. Rumy (il alimentait régulièrement les rubriques de recensions de la presse de l’époque et se consacrait aussi à la critique des traductions ; voir 2.3.8) qui insista sur le respect de l’intégralité de l’œuvre littéraire.

Au cours du XIXe siècle, l’adaptation fut un procédé légitime et courant en tant que technique de traduction libre, visant le contexte d’arrivée et ses composants divers. Les solutions traductives et le recours à une adaptation d’ordre différent étaient fondés sur la finalité qui changea d’une traduction à l’autre. Au cours de la période du romantisme et de celle de la transition vers le réalisme, on distingue plusieurs formes et situations :

Le degré le plus élevé des opérations de traduction est observé dans le genre des textes dramatiques qui, à l’époque, n’atteignit pas, dans le contexte slovaque, un niveau satisfaisant, ni sur le plan de la quantité ni sur le plan de la qualité ; le manque de textes dramatiques à visée sociocritique et de réflexion de la situation contemporaine fut ressenti. La traduction littéraire, dans sa fonction substitutive, aurait dû combler cette lacune. La traduction-adaptation porta sur des composants structuraux essentiels: le lieu, le temps et l’histoire. Cet aménagement visait le contexte d’arrivée et le public cible, afin de faire passer une critique de la situation politique.

A titre d’exemple, on peut mentionner la traduction-adaptation du Revizor de Gogol par M. Ferienčík en 1871. L’ampleur des opérations textuelles est telle qu’on peut considérer la traduction comme une réécriture de l’ouvrage. Tous les éléments structuraux, temporels, culturels de l’original sont remplacés par des éléments qui renvoient à la situation slovaque. Parmi les autres textes dramatiques adaptés, on peut citer des pièces de Krylov, Griboïedov, Khomiakov, etc. (Popovič 1964, pp. 173-174).

La deuxième catégorie d’opérations traductives propre à l’adaptation s’applique à la forme du texte dramatique, le but en est de rendre le texte traduit plus accessible au grand public, surtout sur le plan de la forme. Les textes dramatiques versifiés furent traduits vers le slovaque en prose, ce qui est le cas de la traduction, en 1867, de la pièce de théâtre de Griboïedov Le Malheur d'avoir trop d'esprit, de la traduction des pièces de théâtre de Shakespeare : Hamlet (la traduction complète date de 1850), Roméo et Juliette (traduction inachevée, restée à l'état de manuscrit) et Le Marchand de Venise (traduction inachevée, restée à l'état de manuscrit), traduction réalisée par P. Dobšinský qui forgea le concept de traduction  « populaire » : il s’agissait d’une traduction explicative (traduction-information) qui favorisait la transmission du contenu ainsi que l’intelligibilité et l’acceptabilité du texte par un large public. Au niveau de la forme du texte, le vers était transformé en prose ; au niveau du style et de l’expression, le style soutenu était remplacé par une expression qui demeurait dans l’esprit des conventions stylistique de l’époque ; des dialogues de nobles en anglais élisabéthain étaient traduits en tchèque biblique (le reste du texte en slovaque). La facette populaire de ce concept traductif est également visible dans la substitution des éléments culturels anglais par les éléments de la culture populaire slovaque (y compris des chants) (Melicherčík 1959 ; Popovič 1964).

Dobšinský développa aussi son concept ethnocentrique en traduisant de la poésie (Mazeppa de Byron, par exemple, en 1862). Il procéda par adaptation partielle : substitution d’éléments culturels, adjonction/amplification du texte, dont l’objectif était la réévaluation idéologique de l’événement historique pour faire apparaître la prise de position du traducteur, différente de celle de l’auteur (Popovič 1964, p. 167). L’amplification du texte en tant que procédé textuel d’adaptation partielle n’était pas rare pour mettre en relief la différence d’approche référentielle entre l’auteur et traducteur (voir aussi des traductions de Krylov par B. Nosák-Nezabudov).

On observe le plus grand degré d’adaptation des textes dans le domaine de la littérature populaire de divertissement dans la seconde moitié du XIXe siècle (voir aussi 2.2.4.d).

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine.

Cette pratique se révèle avoir été assez courante, surtout dans les revues littéraires et quand il ne s’agit pas d’auteurs renommés, de « classiques » et de « références » littéraires. Ainsi, par exemple, entre 1867 et 1869, la revue Sokol publia des traductions littéraires du serbe, réalisées par Pavel Beblavý, sans mentionner de nom de l’auteur (Jankovič 2005, p. 62).

Souvent, les traductions étaient publiées sans le nom de traducteur. Ainsi on ne peut que supposer l’identité de ce dernier. La pratique des pseudonymes, chez les traducteurs, était courante, elle aussi. La restitution de l’identité du traducteur se montre difficile dans les deux cas ; on procède par l’intermédiaire des carnets, journaux intimes, correspondances privées, etc.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on recense plusieurs traductions des récits de Hendrik Conscience, écrivain belge, réalisées à partir de la langue allemande. Ses textes furent publiés dans la collection « Bibliothèques populaires ». Au tournant des XIXe et XXe siècles, F. Dúbravský, écrivain slovaque, fit revivre, dans la littérature slovaque, les tendances de romans sentimentaux à la Conscience, en s’inspirant directement de ses textes et en en reprenant des thèmes, des personnages, etc. Il s’agissait de traductions-adaptations d’un niveau de réécriture absolue, présentées comme des textes originaux. Dans le cadre de la littérature populaire, les procédés littéraires basés sur le choix de modèles étrangers et sur leur transposition dans le contexte d’arrivée furent pris comme quasiment légitimes. Les auteurs et les éditeurs justifièrent cette pratique par le manque de textes littéraires originaux qui auraient dû satisfaire le goût des couches les plus populaires des lecteurs et répondre à des objectifs moralisateurs et didactiques (Liba, 1970).

En 1857 et 1858 (in Cyrill a Method, VIII., IX., 1857-1858), le prêtre M. Ucsnay (1819-1896), publia le roman-feuilleton Serafína : Príklad vernosti a panenskej čistoty [Séraphine : exemple de fidélité et de pureté vierge]. Aujourd’hui, suivant les analyses comparatives, ce texte est considéré comme étant la traduction voilée/la paraphrase/adaptation de la traduction du roman Les fiancés de Manzoni, effectuée à partir de l'allemand ou du hongrois. L’auteur l’a publiée sous son nom comme un ouvrage original. Néanmoins, il ne cachait pas la reprise du sujet, de l’affabulation et de l’intrigue empruntés à des auteurs étrangers (Sabolová-Princic 2004, p. 81-82).

2.2.5. Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

Au niveau des langues, c’est surtout l’effet de la proximité des langues slaves qui permit et facilita les transpositions et les modulations.

Par rapport aux types de textes, l’adaptation affecta tous les genres. Pourtant, cette technique de traduction s’avéra la plus fréquente dans la traduction des textes dramatiques voués à la représentation pour le grand public, aux spectacles donnés par des compagnies d’acteurs « amateurs » recrutés dans le clergé, les étudiants et les couches moyennes. Le recours à la traduction-adaptation fut fréquent et évident, à tel point que si le traducteur M. Dohnány, lorsqu’il traduisit, en 1847, la pièce de Molière Le mariage forcé, ne procéda pas à la localisation et la transposition des noms des personnages vers le slovaque, sa démarche traductive est considérée comme un écart (Šimková 1988).

La traduction-adaptation était largement acceptée également dans le domaine de la littérature populaire (contes, récits, romans), qui se répandit surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les critères de conformité aux goûts des lecteurs (divertissement et intelligibilité facile) et de l’utilité (effet didactique et moralisateur) l’emportaient sur le critère esthétique.

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?

L’état actuel des recherches en histoire de la traduction littéraire en Slovaquie ne permet pas d’aboutir à cette évaluation. C’est pourquoi nous aurons recours à un bref aperçu de la traduction par langues et littératures respectives. Nous mentionnerons soit des tendances majeures, soit des auteurs traduits. Là où c’est possible, nous présenterons aussi une évaluation quantitative et des données statistiques sans prétention aucune à l'exhaustivité.

Néanmoins, selon les résultats des recherches actuellement disponibles, nous pouvons constater, de manière très générale, la position particulière de la traduction du grec ancien et du latin ; parmi les langues modernes, l’allemand, l’anglais et le russe sont, avec le polonais, les langues les plus traduites.

Bien évidemment, la configuration des langues et des littératures change en fonction des trois grandes périodes de la traduction littéraire en Slovaquie, évoquées au début de la partie 2.2. Dans les conditions spécifiques de l’Europe centrale, on observe un lien très étroit entre la politique et la littérature, dont l’autonomie est souvent discutée, revendiquée (voir aussi partie 2.1.3). Ce lien forme également le paysage de la traduction qui est modelée aussi par le système socioculturel (l’acceptabilité du texte par les lecteurs) et par le système de la littérature d’arrivée de l’époque (l’état de la littérature dans laquelle sera introduit le texte nouveau, la réception des traductions, etc.). Les systèmes évoqués régissent la configuration des fonctions différentes de la traduction ainsi que le choix des langues et des textes dans le système de la littérature d’arrivée, dans son espace et dans la période déterminés. Le corpus de traductions et le choix des langues et littératures dans le contexte européen en font preuve (Kenížová-Bednárová 1994, pp. 9-10). En général, on peut observer, dans l’ordre chronologique, d’abord une orientation vers les lettres classiques, ensuite vers la littérature moderne occidentale et finalement, au début des années 1840, une orientation systématique et programmée vers les littératures slaves, notamment russe et polonaise.

P. Káša, théoricien et historien littéraire, fait observer (Káša 2001, p. 19), au sujet de l’histoire de l’Éveil national slovaque, qu’il y a, dans la formule de slovacité, un signe de « mutualité » codé. La mutualité (la réciprocité) slave détermine et délimite les démarches du processus de formation de l’identité nationale, orientées vers l’intérieur ainsi que vers l’extérieur. On peut alors dire que toute l’histoire de l’Éveil national slovaque se montre comme une recherche d’un espace stratégique optimal dans le labyrinthe des « mutualités/solidarités/réciprocités ». Káša compare le « jeu de la nation » d’ordre politique, mais surtout d’ordre existentiel, à une partie d’échecs sur cinq plateaux : plateau de la solidarité slave, plateaux tchéco-slovaque, hungaro-slovaque, austro-slovaque et, finalement, slovaco-slovaque (protestants versus catholiques ; modérés versus radicaux ; cosmopolites versus patriotes). Cette configuration se traduit également dans les rapports inter-littéraires et, par la suite, dans la traduction littéraire et ses préférences. Tout en développant l’idée esquissée par Káša, M. Vojtech (2004) l’applique au domaine littéraire. En constituant une hiérarchie des rapports littéraires, il place en tête la communauté inter-littéraire tchéco-slovaque en tant que phénomène spécifique, ensuite il parle des relations littéraires hongroises et slovaques, puis c’est la communauté littéraire slave qu’il évoque et, enfin, les littératures de l’Europe occidentale. Puisque nous considérons la vision présentée comme pertinente, nous reprenons plus ou moins son ordre :

Le tchèque

Les relations entre les Tchèques et les Slovaques sont historiquement très longues et profondes (voir partie 1). La langue tchèque (le tchèque biblique en tant que langue écrite uniquement) fut utilisée jusqu’aux années 1850-1860 dans le milieu protestant. Le tchèque était désigné « notre langue », « le slovaque », etc. Les figures emblématiques de l’Éveil national, P. J. Šafárik (1795-1861) et J. Kollár (1793-1852), qui se consacrèrent également à la traduction, appartiennent à la fois à la littérature slovaque et à la littérature tchèque. Les contacts littéraires étaient très vifs.

Quant à la traduction littéraire en langue tchèque, elle assuma le rôle d’intermédiaire dans la réception de la littérature européenne en Slovaquie, les ouvrages étant acceptés, lus et jouant un rôle de substituts aux cas de non-traduction vers le slovaque. Par ailleurs, le tchèque passait par une langue-relais dans les traductions de seconde main qui étaient très nombreuses (voir partie 2.2.7). Le tchèque biblique servait aussi de moyen stylistique de distinction pour exprimer un style soutenu (voir 2.2.4.b).

Le hongrois et la littérature hongroise

Le contexte slovaque-hongrois connaît ses spécificités, lui aussi. La traduction du hongrois vers le slovaque était assez rare et épisodique jusqu’aux années 1860-1870. À part le contexte politique, il y a une bonne raison à cela : les couches sociales cultivées et instruites maîtrisaient le hongrois qui était la langue officielle, ainsi que la langue de l’enseignement à cette époque. Les lecteurs lisaient les ouvrages hongrois dans le texte. De plus, le hongrois servait souvent de langue-relais pour les traductions d’autres langues. Parmi les premières traductions du hongrois, on compte le roman de I. Mészáros Při dobytí budínského zámku do zajetí křesťanského padlé Kartigam řečené, traduit par M. Semian en 1790.

S. Petőfi (1823-1849), poète éminent de l’époque du romantisme hongrois, n’est traduit que dans les années 1860, lorsque le romantisme slovaque commença son déclin : V. Pauliny-Tóth publia en 1861 la traduction de trois poèmes de Petőfi (Dalaim, Ha férfi vagy, légy férfi...) et c’est le poète slovaque P. O. Hviezdoslav qui se consacra pleinement à la traduction de S. Petőfi et publia ses 42 poèmes en 1918 (Tomiš 1994, p. 119).

Le grec, le latin et la littérature antique

Les traductions des ouvrages de l’Antiquité latine et grecque étaient dominants, notamment durant la première période, c’est-à-dire entre 1780 et 1836. Dans son aperçu de la traduction de la littérature antique en Slovaquie, M. Okál (1965) situe les débuts de la traduction de la littérature profane de l’Antiquité au XVIe siècle, en mentionnant l’édition du dialogue pseudo platonicien Axiochos traduit vers le latin par M. Germatti en 1578. Elle fut suivie par un grand nombre traductions du grec vers le latin. Pour voir naître des traductions en langue nationale, il fallut attendre la seconde moitié du XVIIe siècle, des extraits et des sentences traduits paraissant alors dans les ouvrages des écrivains baroques. La période la plus importante commence par le tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

Entre 1800 et 1820, c’est un professeur du lycée protestant de Bratislava, Juraj Palkovič (1769-1850) qui initia ses élèves (S. Rožnay, traducteur ultérieurement très apprécié qui se consacra plus à la traduction qu’à l’écriture, P. Jakubovič et d’autres) à la traduction littéraire et les encouragea en publiant leurs traductions dans son hebdomadaire Týdenník. Au professeur Palkovič revient le grand mérite de l’épanouissement de la traduction du latin et du grec. Lui-même se consacra à la traduction de Cicéron, Xénophon et Homère déjà vers la fin du XVIIIe siècle à Iéna, mais il publia ses traductions beaucoup plus tard. L’écart entre la traduction et sa publication était, d’ailleurs, phénomène courant à l’époque. Parmi les traductions de cette période, c’est la publication de la traduction entière de l’Énéide effectuée par J. Hollý en 1828, ainsi que la traduction complète des Bucoliques de Virgile par le même traducteur, qui marquent un tournant, et elles exercèrent une influence sur la traduction, mais aussi sur le canon esthétique : elles résolurent pour un siècle la question de l’art de traduire les poèmes classiques, et tous les traducteurs postérieurs traduisirent d’après son modèle, en vers (Okál 1965, p. 72).

Les poètes de l’école de Štúr, dans les années 1830 et ultérieurement, ne traduisaient du latin et du grec qu’épisodiquement. La traduction du domaine antique fut moins vive également dans les décennies qui suivirent. Néanmoins, la réception de la littérature antique fut toujours présente (dans les lectures, débats, réflexions) et parmi les auteurs traduits et reçus, nous trouvons notamment Horace.

Les langues et littératures slaves

Le russe

La première traduction publiée vers le slovaque date de 1836 : il s’agit du poème Éloge de la Volga (Óda na Volgu) de Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzine, paru dans la revue littéraire Hronka et traduit par Daniel Sloboda, poète du cercle de Štúr. Cette traduction fut, néanmoins, précédée en 1814 par la traduction vers l’allemand de Samuel Rožnay (1787-1815) du Dit de la campagne, qui ne fut publiée qu’en extraits, en édition posthume (1817-1818). La traduction littéraire du russe vers le slovaque comportait, entre 1836 et 1900, 862 titres recensés. Parmi les écrivains les plus traduits figuraient L. N. Tolstoï (88 titres), I. Tourgueniev (60 titres), A. S. Pouchkine (51 titres) et A. P. Tchekhov (45 titres) (Lesňáková 1998, pp. 32-33). La traduction littéraire du russe connut son épanouissement et son effervescence au tournant des XIXe et XXe siècles et durant les époques ultérieures. La littérature russe, et en particulier les écrivains réalistes, exercèrent une grande influence au début de l’époque du réalisme slovaque.

Le polonais

La littérature polonaise demeurait au centre de l’intérêt des écrivains et des hommes de lettres slovaques de l’époque. Sa réception était facilitée par la proximité des langues et la possibilité de lire dans le texte. Néanmoins, S. Rožnay (1787-1815) initia la tradition, longue et riche, des traductions de littérature polonaise par celle du poème tragi-comique Myszeida d’Ignacy Krasicki, réalisée en 1815. Cet écrivain polonais fut traduit aussi par J. Kollár (Les Fables polonaises). Par l’intermédiaire du poète Krasicki, c’est A. Mickiewicz qui fut introduit sur la scène littéraire et devint, par sa réception au sein de la génération des romantiques slovaques regroupés autour de Ľ. Štúr, le co-fondateur de l’idéal esthétique romantique dans la littérature slovaque. Les romantiques slovaques cultivèrent une connaissance presque intime de la littérature polonaise qui correspondait sur le plan de l’esthétique comme sur celui de l’idéologie de l’Éveil national, aux efforts des écrivains et traducteurs slovaques. La plupart des traductions de Mickiewicz parurent avant 1848. Dans les années qui suivirent la révolution, un certain affaiblissement de l’activité de traduction fut sensible. Les nouvelles traductions de Mickiewicz ne parurent ensuite qu’au début du XXe siècle. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est le prosateur M. Czajkowski qui fut traduit, sa slavophilie trouvant un certain écho à cette époque (Hvišč, 1972). Dans les années 1870-1880, J. I. Kraszewski, auteur de romans et récits historico-politiques, prit le relais et il fut traduit tout comme le dramaturge A. Fredro, dont la première pièce de théâtre Nikt mne nie zna (Čože ma už nikto nepozná) est déjà présentée en 1851. Suivirent des traductions de la même pièce en 1871 et les traductions Damy i Huzary (Dámy a husári) en 1880 et Gwaltu, co się dzieje (Hrúza, čo sa robí) en 1900 (Sedlák, 1972).

Beaucoup de traduction de poésie, réalisées à l’époque du romantisme, sont perdues.

Pour la seconde moitié du XIXe siècle, P. Liba (1970) recense onze titres de littérature populaire traduits du polonais.

La langue polonaise servit d’accès à la littérature occidentale pour les romantiques slovaques (lecture et traduction de seconde main).

Les langues slaves du sud

Les relations avec les Slaves du sud, ainsi que la réflexion sur leurs activités littéraires et politiques sont très intenses, surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Pour la littérature croate on recense entre 1867 et 1903 cinq volumes traduits et, entre 1840 et 1903, on dénombre 55 traductions de poèmes et récits publiés dans les revues littéraires et dans les suppléments littéraires des journaux (Jankovič, 1997). Du fait de la proximité des langues, la réception des littératures était réalisée plutôt dans le texte original et le besoin de traduire n’était pas éprouvé comme une urgence. À titre d’exemple, on peut mentionner B. Nosák-Nezabudov, écrivain et traducteur, qui disposait d’une connaissance solide des langues croate, serbe et slovène, à tel point qu’il rédigeait ses propres poèmes en croate, alors que son activité de traducteur dans ce domaine fut faible et sans programme traductif particulier.

Langues et littératures romanes

Le français

Les traductions du français vers le slovaque n'étaient pas nombreuses et plutôt fragmentaires et épisodiques. Beaucoup de traductions sont restées à l’état de manuscrits, ce dont nous avons connaissance par l’intermédiaire de carnets, correspondances et articles dans des revues qui annonçaient la parution de telle ou telle traduction sans que l’édition ait lieu.

Parmi les premiers ouvrages traduits de la littérature française, nous trouvons Les Aventures de Télémaque de Fénelon en trois éditions. La première est une traduction vers le latin : Fr. Fenelonii Telemachus gallice conscriptus… parue à Košice en deux éditions – 1750 et 1764 – et réalisée par Gregorio Trautwen. Les deux traductions suivantes sont restées manuscrites dans les archives de la bibliothèque de Matica slovenská, à cause de la censure de l’époque. La première, établie probablement du latin vers le slovaque, date de 1778 : il s’agit de Príbehy Telemacha, syna Ulyssessa dans la traduction d’Alexander Nozdrovický (manuscrit de 789 pages). La deuxième (Případnosti Telemacha), en date de 1796, fut réalisée par Alexander Kubíni (1751-1799) du latin vers le tchèque biblique. En 1832 parut l’ouvrage de Nicolas Boileau-Despréaux Art poétique (Uměnj básnjřské, ktoré we francauzském gazyku we čtyřech zpěwjeh složil, w česko-slowenský pak gazyk přeložil B.T.), dans la traduction de B. Tablic (1769-1832), premier à suivre la littérature profane européenne afin d’établir un choix de textes approprié aux besoins de la littérature et à ses intérêts poétiques. Il s’orienta vers des chefs-d’œuvre, notamment des littératures anglaise et allemande. Pour traduire Boileau-Despréaux, il se fonda sur l’édition allemande de Dresde de 1767. Aujourd’hui, cette traduction est considérée comme anachronique dans le contexte littéraire de l’époque. Le personnage de Tablic fut important aussi pour la réception de la littérature française, qu’il étudia à Iéna. En transmettant ses connaissances, il exerça une influence sur des traducteurs de l’école de Štúr qui manifestaient aussi un intérêt pour la littérature française. Tablic traduisit La Henriade de Voltaire, mais il n’obtint pas l’imprimatur pour sa publication. Plus tard, dans les années 1840, c’est Andrej Sládkovič (1820-1872), poète de l’école de Štúr, qui traduisit trois drames de Voltaire, Zaïre, La mort de César et Socrate, ainsi qu’une partie de Phèdre pour une troupe de théâtre amateur. À cette période, ce fut aussi la traduction du Mariage forcé de Molière qui vit le jour (traduit par M. Dohnány et mis en scène en 1847 à Levoča). Les traductions de pièces de théâtre restèrent manuscrites, et sont aujourd’hui conservées dans les archives de Matica slovenská. Les premières traductions de La Fontaine (L‘Amour et la Folie en 1846) et de Béranger (traduction-adaptation des Hirondelles en 1847) sont attestées dans les années 1840. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier l’activité de traduction de Pavol Dobšinský, qui traduisit des extraits de Fénelon, Rousseau et Lamartine. Dans sa correspondance privée, Dobšinský exposa son projet de mise en place d’une publication systématique des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale car « le progrès et la gloire de la littérature nationale ne se manifestent pas seulement par les textes originaux mais aussi par les traductions réussies d’écrivains étrangers célèbres » (Melicherčík 1959, p. 105). Néanmoins, ce projet et ces appels demeurèrent sans suite et la traduction de la littérature française (mais pas seulement) vers le slovaque resta plutôt épisodique jusqu’à la fin du XIXe siècle. Entre 1888 et 1900, on a recensé, par exemple, trente traductions de Guy de Maupassant (Kusý 1965, p. 373). Au tournant des XIXe et XXe siècles, ce sont les textes de Bernard de Saint-Pierre, Xavier de Maistre, Edouard Laboulaye, ainsi que de l’écrivain belge d’expression néerlandaise Hendrik Conscience qui furent traduits, adaptés et publiés, surtout dans des almanachs, des revues et des collections de lecture populaire.

L’italien

La traduction de la littérature italienne se présente très modestement. En 1801 parut la traduction des drames bibliques de Pietro Metastasio sous le titre Duchovní divadlo. Le traducteur Juraj Palkovič se servait de l’édition allemande.

Les romantiques slovaques suivirent de très près le Risorgimento italien. Dans les années 1830, ce sont des extraits de Leopardi (All Italia) ainsi que la traduction du chant premier de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante qui parurent. Il s’agit d’une traduction ad hoc, réalisée en 1837 par J. Bysterský et lue pendant une réunion de la Société des étudiants. Pour la publication de Dante en slovaque, il faut attendre 1893. Cyril-Gabriel Zaymus (1843-1894) publia alors le chant III de l’Enfer (in Tovaryšstvo I.) et, plus tard, Andrej Kubina (1844-1900) édita le chant I de la traduction complète de l’Enfer. Même si les traductions ne sont pas nombreuses, la langue et la littérature italiennes jouissaient d’une grande popularité (Popovič 1964, p. 136). Parmi les romantiques italiens, c’est surtout A. Manzoni qui fut l’un des auteurs préférés. Son roman Les fiancés fut traduit à deux reprises au cours du XIXe siècle (1857-1858 et 1865) et à trois reprises encore ultérieurement.

L’espagnol

La première traduction publiée vers le latin date de 1773 : il s’agit de l’œuvre d’Antonio de Guevara Epistolas familiares traduit par Alexander Nozdrovický. Le manuscrit de 725 pages est conservé dans les archives de la bibliothèque de Matica slovenská. De fait, on ne peut parler de traduction de la littérature hispanophone qu’à partir du début du XXe siècle. (Palkovičová, Šoltys, 2006).

Le roumain

Les débuts de la traduction de la littérature roumaine datent de la fin du XIXe siècle et furent très modestes. En 1897, la revue littéraire Slovenské pohľady publia deux poèmes de Vasile Alecsandri dans la traduction slovaque de M. Medňanský. La réception de la littérature et de l’histoire des Roumains et de leur contexte sociopolitique fut plus productive (Vajdová 2000, p. 26). Le véritable essor de la traduction est patent à partir de la première moitié du XXe siècle.

Langue et littérature anglo-saxonnes et allemandes

L’anglais

Parmi les écrivains anglais, les poètes du classicisme et du sentimentalisme anglais furent les premiers à être traduits (A. Pope, E. Young, G. Lytlleton, Th. Gray, J. Macpherson, O. Goldsmith et Th. Percy). B. Tablic traduisit en 1808 du poète irlandais O. Goldsmith sa ballade romantique The Hermit sous le titre Poustevník z Warkworthu : Nortumberlandská balada z anglického jazyku přeložená, partie centrale du troisième tome des poésies de Tablic (Poyezie). P. Dobšinský traduisit, à partir de ses années d’études à Levoča (les années 1840), certains des poèmes d’Ossian et contribua ainsi au mythe macphersonien qui se développa tardivement. La nécessité de traduire les poèmes d’Ossian se situe par rapport au genre de l’épopée historique. La tonalité des poésies préromantiques convenait bien aux tendances de la poésie romantique slovaque. En revanche, le romantisme anglais, notamment Byron et ses poésies, se heurtaient déjà à plusieurs contraintes d’ordre idéologique. L’œuvre littéraire de Byron se trouva au centre de discussions ferventes autour du cosmopolitisme et du patriotisme dès le début du romantisme en Slovaquie (1836), débats dont la conséquence fut le refus du romantisme « occidental ». Cette discussion se développa dans la création du mythe de « l’occident pourri ». Même si Ľ. Štúr, chef de fil romantique, refusait Byron, ses jeunes collaborateurs furent éblouis par cet auteur. Plusieurs traductions de Byron virent le jour mais durent attendre pour leur parution quelques dizaines d’années : Childe Harold's Pilgrimage (Le pèlerinage du chevalier Harold) traduit par Dohnány fut publié en 1864, les traductions du Chant I de Childe Harold et des poésies de Byron par B. Nosák-Nezbudov dans les années 1870 (Vojtech, 2004).

La traduction de Shakespeare représente un chapitre particulier dans l’histoire de la traduction littéraire. Il commence en 1806 par les premières traductions de B. Tablic et le célèbre monologue de Hamlet. Les pièces de théâtre de Shakespeare furent traduites et retraduite à maintes reprises ; le problème reste toujours le même : beaucoup de traductions ne furent pas publiées et les manuscrits sont perdus dans la plupart des cas.

Vers la fin du XIXe, dans la littérature populaire, des traductions de seconde main circulaient, dont les ouvrages de Defoe, Cooper, Doyle.

L’allemand

Entre 1780 et 1836, la littérature allemande fut la plus traduite. Cette intensité s’explique par une connaissance profonde de la littérature et de la langue allemandes (l’Allemagne étant le lieu où firent leurs études beaucoup d’intellectuels slovaques). Les poètes allemands furent aussi une source importante d’inspiration poétique : c'est le cas, par exemple, de F. G. Klopstock et Der Messias (La Messiade) ainsi que des ouvrages de J. W. Zachariä. B. Tablic présenta les traductions de ces auteurs en 1812 ainsi que des traductions de J. G. Seume, A. Kotzebue, Ch. F. D. Schubart, Ch. A. Tiedge etc. On recense également de nombreuses traductions de Ch. F. Gellert, W. L. Gleim, S. Gessner et surtout G. A. Bürger (par Šafárik en 1814, Nosák-Nezabudov en 1867, etc.).

Pour les premières traductions de Goethe, il fallut attendre les années 1830. Même si plusieurs écrivains firent la connaissance de Goethe lors de leurs études à Iéna (Šafárik, par exemple, traduisit pour Goethe la poésie populaire tchèque, slovaque et serbe), les traductions démarrèrent lentement. Les premières traductions de Schiller virent le jour dès le début du XIXe siècle (Vojtech 2004).

La langue allemande servait souvent de langue relais dans les traductions de seconde main.

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

Pour la période étudiée, on peut constater la coexistence des deux pratiques. Le phénomène de traduction de seconde main fut très fréquent et considéré comme tout à fait acceptable, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pour ce qui est du genre de la littérature de divertissement, la traduction de seconde main tendait souvent à l’adaptation. Parmi les langues-relais, le hongrois, l’allemand, le tchèque et le polonais, ainsi que le latin, étaient les langues les plus utilisées. Souvent, il est très difficile de déterminer la langue de l’original ou le texte source, car on ne trouve aucune indication. On recense même des cas où le nom de l’auteur du texte source est omis, tout comme celui du traducteur. Il n’était pas rare que les traducteurs utilisent des pseudonymes (parfois plusieurs) ou bien que, pour signer leurs traductions, ils se servent seulement d’initiales. Révéler l’identité des traducteurs implique souvent un travail de reconstitution à partir des articles de l’époque, des correspondances privées, carnets, etc.

Comme exemple de pratique traductive par des langues-relais, on peut évoquer Daniel Bachát (1840-1906) qui a plus de cinquante auteurs traduits à son actif et qui procéda à la traduction par l’intermédiaire du hongrois quand il traduisait lds auteurs anglais, français, italiens et slaves. Les auteurs allemands, hongrois et tchèques étaient traduits à partir du texte original (Kusý 1965, p. 373).

La littérature de référence mentionne aussi des indices de traductions de seconde main faites à partir de compilations de plusieurs traductions en langues différentes.

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

La période la plus importante dans la constitution progressive de réflexions, concepts et, ultérieurement, de théories de la traduction littéraire commença au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. En 1794, J. I. Bajza (1755-1836) publia, en 1794, dans son recueil d’épigrammes intitulé Épigrammes slovaques doubles, rimées et non-rimées (Slovenské dvojnásobné epigramata, jednako-konco-hlasné a zvukomírné), quelques-uns des épigrammes de Martial. Sa traduction fut âprement critiquée par J. Fándly (1750-1811) et A. Bernolák (1762-1813) dans leur ouvrage Ňěco o Epigrammatech anebožto málorádkoch Jozefa Ignáca Bajzi, publié la même année sous anonymat. À la fin de leur critique, les deux écrivains ajoutèrent leur propre traduction de quelques vers d’Ovide et d’autres poètes romains. Elle était en vers métrés et écrite dans un dialecte de la Slovaquie de l’ouest. La polémique évoquée représentait un enjeu tant pour la langue (déjà standardisée par Bernolák mais refusée par Bajza qui cultiva sa propre norme linguistique) que pour la versification : dans la première partie de sa traduction, Bajza adoptait la métrique syllabique et dans la deuxième le système prosodique quantitatif). C’est surtout la polémique autour de la question de la versification qui fut de première importance, car elle anticipa le rôle de la traduction des poésies antiques dans l’élaboration du canon classique qui considérait le système prosodique quantitatif plus approprié à la poésie, genre considéré comme noble, à la différence du système syllabique réservé à la poésie populaire.

La revue associative Novi ecclesiastico-scholastici annales evangelicorum, éditée entre 1793 et 1795 par Samuel Ambrózy, fournissait des comptes rendus et des recensions d’écrits religieux, mais aussi de traductions et des critiques textuelles (voir partie 1.2.9.). Après la suppression de la revue, il fallut attendre 1812 pour que l’éditeur Juraj Palkovič (1769-1850), professeur de littérature, fonde le journal Týdenník qu’il édita jusqu’en 1818. Son hebdomadaire se consacrait de manière importante à la littérature slovaque et tchèque ainsi qu’à la traduction. Palkovič lui-même recensait des traductions et accordait une place importante aux réflexions et polémiques portant sur la nature et la qualité de la traduction de l’époque de ses étudiants et collègues. Il appréciait les textes qui « surtout, élargirent l’espace de la littérature nationale » (Urbancová & Kraus 1982, p. 14). Dans ses commentaires des extraits des traductions publiées, il se concentrait sur le problème de l’adéquation de la traduction qui vise les possibilités, les qualités et la nature du système linguistique de la littérature de réception.

Entre 1812 et 1813, Týdenník publia le débat de trois traducteurs autour de la traduction de Virgile et son Énéide. J. Palkovič, P. Jakubovič et J. Hollý échangeaient leur expérience de traduction de l’Énéide. Leur propos accompagnaient des extraits traduits. Le problème discuté concernait deux normes linguistiques, le tchèque et le slovaque de l’ouest, la question de la prosodie et l’adéquation de la traduction. L’identité des traducteurs était cachée. Si Palkovič ne publia pas leurs noms, c’est sans doute parce qu’ils ne donnèrent pas leur accord. Leur identité fut révélée ultérieurement, à la suite d'analyses historiographiques et génétiques (Kraus 1978, p. 182).

Les années 1860 marquent le début d’une période de traduction plus systématique qu’auparavant. Les méthodes de traduction mal définies, à cause de la durée relativement courte de l’activité traductive ainsi que du manque de tradition, suscitèrent des réflexions à ce sujet qui menaient jusqu’à la conviction de l’impossibilité de traduire, voire à la non-traduction. Les poètes qui se consacraient à la traduction échangeaient des propos dans leur correspondance privée ou dans des articles publiés. Andrej Sládkovič (1820-1872), poète éminent, était convaincu que la traduction « ne peut pas transplanter les qualités de l’original, et c’est pourquoi tout essai de ‘faire sien’ un auteur étranger est illusoires ». Il considérait la traduction comme étant plus problématique et plus exigeante que l’écriture elle-même. Cette opinion était partagée par le rédacteur en chef de la revue Sokol, Viliam Pauliny-Tóth (1826-1877), quand il commanda par écrit la traduction du poème « Der Erlkönig » de Goethe à Sládkovič. Il ne demanda pas « la traduction » mais « un texte slovaquisé » convaincu que la traduction de poésie était impossible (Popovič 1961, pp. 82-83). En 1863, Sládkovič réalisa néanmoins ce travail, mais lui-même n’osa pas qualifier son texte de traduction. Il eut recours au terme de « paraphrase ». Il n’est pas surprenant qu’en général, les débats sur la traduction aient porté, avant tout, sur la traduction de la poésie, plus problématique et plus complexe que la traduction de la prose. Il s’agissait là de difficultés dues à l’incompatibilité des systèmes prosodiques et de questions de forme et de versification.

2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Dans sa préface à la traduction de poèmes anglais (Anglické Múzy w Česko-slowenském oděwu, W Budjně 1831), Bohuslav Tablic (1769-1832) traite la question de l’importance de la traduction pour le développement de la littérature nationale, pour la langue et son enrichissement. Il se penche également sur l’importance de l’ouvrage traduit dans son contexte littéraire. Il fut le premier traducteur à traduire les poètes anglais des XVIe et XVIIIe siècles (Shakespeare, Pope, Young, Gray, Littleton, Goldsmith) de l’anglais et à enrichir ses traductions de notes et commentaires portant sur l’histoire littéraire, la philosophie et tout le contexte général. En traduisant l’Art poétique de Boileau-Despréaux, Tablic faisait des observations sur la littérature française et établissait des parallèles entre Horace (De arte poetica) et Boileau dans les notes de bas de page (Brtáň 1974, pp. 288-269).

L’ouvrage de l’écrivain hongrois I. Mészáros, Kartigam (Při dobytí budínského zámku do zajetí křesťanského padlé Kartigam řečené), publié dans la traduction de Michal Semian en 1790 à Bratislava, contient une double préface : celle de l’écrivain traduit et celle du traducteur. L’auteur s’exprime sur la nécessité de faire connaître l’histoire de la prisonnière turque présumée à Budin pendant la guerre des chrétiens et des Ottomans, sujet historique traité pour le divertissement du lecteur. Le traducteur enchaîne par l’explication de son choix (le manque d’ouvrages de cette nature dans la littérature slovaque, le côté divertissant de ce texte traitant un sujet familier au public slovaque) et, par sept points importants, il explique sa méthode de traduction (voire partie 1.2.10). La préface du traducteur témoigne de la manière dont était considéré à l’époque le roman en tant que genre marginal.

Une double préface précède également les premières pages de la traduction de l’ouvrage Les mémoires et voyages de Maurice Auguste Comte de Benyovsky, livre en deux tomes, paru pour la première fois dans une traduction anglaise, en 1790, à Londres. Il s’agit d’un journal tenu entre 1770 et 1776, un récit de voyage étonnant, rédigé initialement en français par le comte d’origine slovaque Maurice Auguste Benyovsky (1746-1786), parti dans son jeune âge de Vrbové, sa ville natale en Slovaquie occidentale, pour s’engager dans l’armée polonaise. Sans le chercher, il connut un destin mouvementé : il fut emprisonné par les Russes, envoyé au Kamtchatka, dont il réussit à s’évader pour débarquer, après maintes tribulations dans le monde entier, à Madagascar comme sujet du roi français Louis XV, où il devint chargé de la colonisation de l’île. Quatre ans après la mort du comte, devenu roi de Madagascar, c’est le scientifique britannique William Nicholson qui traduisit ce journal d’après le manuscrit en français et qui l’édita à Londres. Il donna ainsi accès à cet ouvrage passionnant, dont le cheminement d’une traduction à l’autre, d’une langue à l’autre, eut un itinéraire à l’image de la vie de son auteur. Tout de suite après la première traduction vers l’anglais, c’est l’édition française, donc celle de l’original du manuscrit, qui vit le jour chez le même éditeur, avant la traduction allemande (la même année). Suivirent alors la parution en suédois en 1791, puis en néerlandais (1791-1793) et en polonais (1797). La traduction vers le slovaque, langue maternelle de l’auteur ne parut qu’en 1808, à partir de la traduction allemande (Bednárová 2010, pp. 353-354). Son auteur, Samuel Čerňanský, procéda à une traduction-adaptation qui consistait en une condensation par omission de ce texte très riche en aventures, afin de rendre le texte plus lisible pour un public attendant un divertissement de sa lecture. La préface de l’éditeur traitait la question du sujet, son ampleur, mais surtout la nature du récit historique et son côté didactique.

En 1824, Ján Hollý acheva et publiea sa traduction d'une anthologie de poésies antiques sous le titre Rozličné básně hrdinském elegiacké a lirické z Vergilia, Teokrita, Homéra, Ovidia, Tirtea a Horáca. Le texte de la traduction était précédé d’une préface intitulée Prozodia o dlho- a krátkozvučnosti Slovek, qui était en réalité un essai théorique sur le système métrique et sa méthode de traduction, menée à sa perfection dans sa traduction de l’Énéide. Hollý canonisait en quelque sorte le système métrique élaboré dans une langue slovaque standardisée de façon artistique, car il refusait de la réaliser de manière uniquement philologique. Avec sa traduction, il élabora tout un système esthétique avec une structure poétique cohérente (Šmatlák 2001, p. 37).

2.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Dans la période examinée, le slovaque fut codifié à deux reprises : en 1787 à partir du dialecte de Slovaquie occidentale (codification de A. Bernolák), puis en 1843 à partir du dialecte de la Slovaquie centrale (codification de Ľ. Štúr). La deuxième codification fut communément acceptée par les milieux catholique ainsi que protestant, auparavant partagés quant à la question de langue littéraire standardisée. Dans la première phase (1787-1843), la littérature originale et traduite vers la langue nationale fut écrite parallèlement en slovaque occidental, en tchèque biblique, en tchèque slovaquisé. Les deux dernières formes mentionnées servaient également de signe de distinction stylistique : dans son œuvre poétique, Juraj Palkovič (1769-1850) se servait du tchèque biblique, forme écrite de la langue littéraire, pour maintenir un style soutenu. Dans son unique drame destiné au public populaire, il se servit du tchèque slovaquisé pour signifier le caractère « familier » du registre (Šmatlák 2001, p. 15).

La première publication de Štúr rédigée entièrement en slovaque fut l’almanach littéraire Nitra (1844). Il s’agissait de la première manifestation pratique de l’usage du slovaque récemment standardisé, qui marqua un tournant dans l’évolution littéraire. Il faut dire qu’il fut très difficile de mettre en pratique le slovaque nouvellement codifié. Il y a plusieurs raisons à cela : les écrivains protestants éprouvaient beaucoup de peine à abandonner le tchèque et le slovaque de Štúr, son caractère novateur par rapport à la tradition ainsi qu’à l’étymologie, fut vivement critiqué et refusé de la part des partisans de l’unicité de la langue et de la nation tchèques et slovaques ; dans les années 1848 et 1850, les tendances au retour au « vieux slovaque » qui était, en réalité, du tchèque, se montraient plus insistantes même au sein de la scène littéraire. Ceci était lié à la situation des minorités ethniques dans l’Empire austro-hongrois et à son évolution politique. La situation linguistique en Slovaquie étant chaotique, les représentants de tous les camps se réunirent en 1851 à Bratislava pour se mettre d’accord au sujet d’une utilisation unifiée du slovaque de Štúr avec les modifications proposées par M. M. Hodža et codifiées ultérieurement par M. Hattala dans sa grammaire Krátka mluvnica slovenská (1852). Les protestants continuèrent à s’exprimer en tchèque biblique dans le rite et dans la littérature religieuse jusqu’au XXe siècle (Pauliny 1983).

Les érudits, les savants, les publicistes de l’époque de l’Éveil national rédigeaient leurs ouvrages également en allemand, considéré comme la langue de la science. La rédaction en allemand se révélait nécessaire pour faire passer et circuler les idées, pour faire connaître les efforts et les activités des représentants slovaques dans le cadre de l’Éveil national. Ľ. Štúr, son chef de file, rédigeait ses écrits politiques, historiques et philosophiques en allemand. Ján Chalupka (1791-1871), écrivain, rédigea en allemand ses écrits politiques et polémiques, où il traitait le problème des efforts de magyarisation, ainsi que son roman satirique Bendeguz (1841). Vers la fin de ses jours, il traduisit en slovaque tous ses drames, rédigés initialement en tchèque.

2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?

La traduction joue parfois le rôle de pierre angulaire dans le développement de la langue. Les représentants de l’Éveil national tenaient à éprouver la capacité de la langue nationale à absorber tout ce que les cultures européennes développées avaient produit (Kraus 1977, p. 296).

B. Tablic (1769-1832), qui fut le premier à introduire Shakespeare dans le contexte slovaque et qui consacra une bonne partie de sa vie à la traduction, se penchait déjà sur la question de la langue, de ses potentiels, ce qui était lié à la recherche et à l’utilisation de formes spécifiques de versification. Lui-même, en tant que partisan du tchèque, persistait dans sa conviction de l’unité linguistique des Tchèque et des Slovaques, il rédigeait en tchèque, mais en traduisant il se trouva confronté à un dilemme, voire à un déchirement, entre sa langue maternelle et le tchèque adopté, entre le maintien du tchèque et l’atténuation artificielle de la slovaquisation de ses textes aux niveaux lexical et morphosyntaxique d’un côté, et de l’acceptation et de l’introduction d’un lexique slovaque approprié répondant mieux à son aspect esthétique de l’autre (Brtáň 1974, p. 265).

Les questions de la langue et de son vocabulaire ne furent pas étrangères non plus au traducteur Samuel Čerňanský (1759-1809) qui, dans sa préface à la traduction-adaptation de l’ouvrage Les mémoires et voyages de Maurice Auguste Comte de Benyovsky (1808), se souciait de l’intelligibilité du texte pour les lecteurs tchèques et slovaques en même temps.

Pourtant, la preuve la plus éloquente de l’importance et du rôle de la traduction dans le développement de la langue littéraire est l’activité traductive de Ján Hollý (1785-1849), poète et premier traducteur littéraire au plein sens du terme. Lors de ses débuts littéraires, il procéda d’abord à la traduction pour évaluer les potentialités de la langue littéraire standardisée en 1787 à partir du dialecte de Slovaquie occidentale par A. Bernolák. Son entreprise d’envergure remit en question la langue et la versification, notamment le système prosodique quantitatif et son bon fonctionnement en slovaque. Il en résulta des traductions de grande qualité : Rozličné básně hrdinské, elegiacké a lirické z Vergilia, Teokrita, Homéra, Ovidia, Tirtea a Horáca (1824), anthologie de poésies antiques avec une préface dans laquelle le traducteur développe sa théorie du système métrique et de sa méthode de traduction, et la traduction complète de l’Énéide de Virgile (1828), considérée comme la première vraie traduction poétique au plein sens du terme. Suite à ce travail immense, il se sentit prêt à se consacrer à la rédaction de ses grandes épopées, Svatopluk (1833) et Cirillo-Metodiade (1835). Par ses traductions, Hollý exerça une grande influence sur la langue et la littérature des périodes ultérieures.

À l’époque du préromantisme, les traducteurs étaient particulièrement préoccupés par les ressources lexicales limitées, surtout dans le domaine de la langue littéraire. Aussi furent-ils amenés à introduire des néologismes dans les textes traduits pour actualiser le langage poétique. M. Bosý, traducteur de Shakespeare, accompagnait ses traductions d’un vocabulaire en deux parties : des sortes de notes explicatives et un dictionnaire de ses néologismes (Popovič 1964, p. 150).

À l’époque du romantisme, mis à part des changements importants qui se produisirent dans les traductions au niveau rythmique, c’est aussi le domaine de la langue poétique qui fut concerné. Dans l’esprit du programme démocratique du romantisme slovaque, c’est une tendance à la démocratisation de la langue qui contribua à la distinction de deux styles poétiques. Les traducteurs limitèrent peu à peu l’emploi des emprunts slaves et les transpositions des slavismes dans la poésie, comme cela se faisait à l’époque du préromantisme où le principe d’assimilation automatique dans les méthodes traductives était privilégié. Désormais, les slavismes jouèrent le rôle de composants intentionnels d’ordre stylistique ou rythmique. À l’époque postromantique, les traductions des fables de Krylov, par exemple, eurent pour effet le rapprochement du registre littéraire élevé et du registre simple de la langue parlée.

La traduction et la littérature

2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite/adaptée, ou les deux à la fois ?

La littérature profane slovaque apparut à peu près à la même époque que la littérature profane traduite (seconde moitié du XVIIIe siècle).

2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?

Au niveau des formes, des genres et des courants littéraires, dans le contexte slovaque, la traduction servait traditionnellement de laboratoire dans plusieurs sens du terme : la traduction était censée transmettre l’œuvre littéraire en tant que modèle esthétique; le processus traductif était considéré comme un apprentissage des structures et des éléments constitutifs des genres littéraires. Le but était aussi d’attester les possibilités de la langue et des formes littéraires d’arrivée. La traduction aida la littérature slovaque à créer et élaborer de nouvelles structures esthétiques, dans la poésie comme dans la prose. Elle contrebalançait le rapport quantitatif inégal entre textes poétiques et textes prosaïques qui furent toujours moins nombreux et moins évolués dans la littérature d’arrivée. Le texte traduit se substituait souvent au genre manquant (courts récits, pièces de théâtre par exemple).

La question des genres et des formes fut toujours liée à la question de la langue littéraire en train de se former et de prouver ses qualités. C’est pourquoi, dans le domaine de la poésie, les critiques et les analyses de traductions se concentrèrent d’abord sur la question de la norme prosodique codifiée dans la langue d’arrivée et de son maintien. La traduction était ainsi considérée comme la pierre angulaire de la création littéraire. Pour l’évolution de la poésie slovaque, par exemple, la traduction d’Oliver Goldsmith (Poustevník z Workworthu…) par B. Tablic fut beaucoup plus importante que les propres ballades du traducteur (Šmatlák 2001, p. 17). L’importance de la traduction s'avéra déterminante pour J. Hollý : la réussite en traduction de l’épopée antique (la forme et le système de la versification) préfigure et encouragea sa propre écriture (voir 2.3.2).

La traduction poétique représente une partie complexe dans l’histoire de la traduction littéraire slovaque et nécessite des études particulières.

Le rôle du réalisme russe, avec ses traductions de la prose vers la fin du XIXe siècle est incontestable concernant l’évolution littéraire slovaque.

La traduction et la société

2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)

La finalité principale et les fonctions des traductions varièrent selon le caractère et la configuration des systèmes politique, socioculturel et littéraire. Les fonctions communicative, sociale, informative, substitutive, esthétique et didactique sont présentes dans la traduction de l’époque étudiée, mais leur présence fut conditionnée par le caractère des systèmes évoqués dans l’espace et le temps précis.

Pour ce qui est de la période des Lumières (à partir de 1780 jusqu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles) et du classicisme (du tournant des XVIIIe et XIXe siècles aux années 1830), l’une des finalités poursuivies fut l’aptitude à accueillir les chefs-d’œuvre (c’est-à-dire la poésie en tant que genre majeur) de la littérature mondiale dans la littérature d’arrivée par le biais de la traduction considérée comme l’une des formes de la culture nationale. La traduction devait ensuite prouver le niveau de la langue et de la littérature nationales et leur capacité à égaler les langues et littératures étrangères. Cela montre que la littérature nationale participe aux relations européennes dans un contexte large (Kraus 1977). C’est la méthode de la traduction libre allant jusqu’à l’adaptation qui fut appliquée, ainsi que le concept de traductibilité absolue qui engendra le principe métonymique, l'accent étant mis sur le traducteur.

La finalité didactique se révéla, elle aussi, très présente car la plupart des traductions concernaient, selon l’idéal de l’époque, la littérature didactique et instructive. C’est donc l’aspect utilitaire qui fut favorisé, avec la fonction sociale éducative de la traduction. La finalité didactique prévalut de la même manière dans la traduction de la prose, considérée comme un genre littéraire bas bien qu’important car destiné au grand public : le récit, le roman avaient un aspect moralisateur auquel s’ajoutait le concept de texte comme source de divertissement. C’est pour cela qu’était pratiquée la traduction libre qui allait jusqu’à l’adaptation des textes, et que les exigences quant à la qualité de la traduction n’étaient pas aussi rigoureuses. Le même principe fut appliqué à la traduction des pièces de théâtre destinées à la mise en scène par des comédiens amateurs. En revanche, la traduction de la poésie (surtout classique), considérée comme un genre littéraire noble et à part entière, répondait aux critères artistiques et, on peut même dire, de finalité esthétique avec une fonction créative. Les traducteurs se penchaient, entre autres, sur les problèmes d’adéquation au système de la langue d’arrivée, de compatibilité et de réceptivité de telle ou telle œuvre dans la littérature d’arrivée.

Lors de la période de transition entre le classicisme et le préromantisme, la subordination de l’auteur au traducteur et le concept de la traduction libre furent remis en question. Désormais, c’est le traducteur qui était subordonné à l’auteur, et les méthodes et principes du traduire s’approchaient du principe de métaphorisation. L’accent était mis sur le détail de l’ouvrage, sur les traits individuels qu’il fallait conserver.

Le romantisme (à partir des années 1840, phase relativement courte de sa constitution et de son effervescence, puis dans les années 1850-1870, phase très longue de son déclin) favorisa la finalité informative, introduisit la finalité esthétique par la fonction substitutive de la traduction qui servait d’un côté de modèle littéraire en greffant de nouvelles structures esthétiques (par les traductions de la littérature allemande, les traductions de Macpherson, le choix des sujets historiques etc., l’apprentissage des principes structuraux des genres en traduisant) mais qui introduisit également des genres et sujets manquants. Un troisième aspect peut être mentionné : la fonction d’équilibrage dans le rapport entre l’épique et le lyrique par le choix des textes à traduire.

Vers les années 1840, c’est la finalité socioculturelle qui prend une importance croissante et qui est représentée par la fonction idéologique et politique d’un côté, par la fonction intégrante de l’autre.

La fonction idéologique et politique correspond directement à l’effort de synchroniser le fondement idéologique de l’Éveil national (idée du slavisme, de la réciprocité slave, etc.) et les textes sont choisis pour donner l’illustration pratique des ambitions de l’époque. Cela se traduisit par le choix de textes orientés vers les littératures slaves, surtout polonaise et russe (la russophilie s’intensifie au fur et à mesure et l’un de ses aboutissements mène au messianisme russe). Au niveau thématique, on choisissait des sujets historiques, révolutionnaires., bref, des textes qui correspondaient à l’esprit du temps. La réciprocité slave se justifiait aussi par les similitudes entre les langues (principe qui permettait de garder des unités lexicales de la langue de départ dans des textes traduits). La traduction devait éclairer, en quelque sorte, la situation politique et sociale et servir également d’appui aux confrères slaves (traduction des poésies serbes vers le slovaque). Réagir aux actualités politiques par l’intermédiaire des textes traduits devint une spécificité de la traduction en Slovaquie.

La fonction intégrante avait pour but de rattacher la culture et la littérature d’arrivée au contexte européen, ce qui était nécessaire pour l’évolution littéraire elle-même ; la représentation de la traduction comme moyen de faire passer, de reproduire l’ouvrage littéraire engendrait et affermissait le principe de fidélité à l’original. Le processus traductif ne fut pas considéré comme le moyen d’obtenir une traduction en tant que produit final de l’activité traductive (texte littéraire autonome), mais comme le moyen d’accéder à l’original et à sa connaissance (Popovič 1964).

Le réalisme qui s’affirme dans les années 1880-1890 transpose la finalité et la fonction de la traduction littéraire accentuées par le romantisme aux conditions spécifiques de la scène littéraire et sociale. L’impératif de l’époque voulait maintenir la continuité de l’évolution littéraire, mais en même temps l’exigence du changement de l’ancien code esthétique, peu fonctionnel, fut de grande actualité. En général, la littérature se trouvait dans une position où elle se voyait obligée de servir une fin sublime : sauvegarder la vie nationale, servir la nation. Le réalisme slovaque fut trop déchiré entre l’idéal et la réalité, entre l’esprit national et cosmopolite, entre le code esthétique littéraire et folklorique (Šmatlák 2001). Dans ce sens, les traducteurs s’orientaient surtout vers le réalisme russe qui correspondait bien (thématiquement et littérairement) aux exigences formulées. La finalité fut double. D’un côté acceptabilité et recevabilité des textes traduits par le milieu visé (le peuple), à quoi s’ajoutait aussi la finalité didactique (l’édition des bibliothèques populaires et de lecture instructive) avec les traductions de Tolstoï dont l’effort pour minimiser l’écart entre le peuple et l’intelligentsia s’avéra très proche des ambitions des écrivains slovaques. Ce sont surtout les récits qui décrivaient le sort du « petit homme » trouvèrent une certaine résonance. La fonction stimulante du réalisme russe pour la création littéraire slovaque fut évidente. Pour répondre à cette finalité, un critère sélectif fut mis en place. Si Tolstoï était accepté, il n’en alla pas de même pour Tchékhov, qui ne fut pas communément accepté sans une certaine réticence. Si le réalisme russe fut bien reçu, ce ne fut pas le cas pour le réalisme français (Lesňáková 1998, pp. 28-29).

La traduction continue à refléter la situation très complexe de la société slovaque. L’aspect idéologique se transforme en élément stylistique : B. Nosák-Nezabudov, traducteur de Krylov par exemple, souvent cité dans le présent texte, représente un type de traducteur pour lequel les questions politiques et sociales furent toujours d’actualité. Afin de prendre une position correcte et juste envers les événements de l’époque, il lui fallut élaborer une attitude historiquement adéquate, ce qui signifie se débarrasser des schémas romantiques et pseudo-romantiques qui dissimulaient la vérité. Cette visée le conduisit à l’acceptation du code réaliste représenté à l’époque par les moyens d’expression de langue parlée typiquement populaire introduits dans les traductions (Popovič 1965, p. 209).

L’époque de la modernisation de la scène littéraire et de l’élaboration d’un nouveau programme littéraire, avec l’arrivée d’une jeune génération d’écrivains dans les années 1890 qui s’affirmèrent au tournant des XIXe et XXe siècles, s’ouvrit pleinement à la traduction qui joua un rôle esthétique et représentatif. Le choix des textes cessa de suivre les langues et les littératures dans l’optique d’une finalité socioculturelle et idéologique. Les traducteurs s’orientèrent vers des références auctoriales : on ciblait directement des ouvrages et des auteurs, la finalité esthétique l’emportait donc.

Tout au long de la période étudiée (1780 à 1900) parurent des anthologies et des recueils de poésies traduites. C’est la finalité esthétique qui se réalisa de cette manière, par la présentation de poètes étrangers, parallèlement à la fonction représentative et stimulante de la traduction.

2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

Non, il s’agit des mêmes supports : les traductions paraissaient en volumes, mais les éditions dans les revues littéraires, les almanachs, dans les journaux avec suppléments littéraires étaient plus nombreuses. Il n’était pas rare que les traductions soient publiées en séries dans plusieurs numéros. Au cours du XIXe siècle, les éditions bon marché des calendriers populaires, des almanachs ou des collections de lecture divertissantes étaient répandues et présentaient également des ouvrages traduits.

Les éditions en volumes diminuèrent surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle : le rôle le plus important dans la publication des traductions revint aux revues de toutes sortes, dont les ambitions se montraient différentes, tout comme le cercle de leurs contributeurs.

Sur le territoire de la Slovaquie, il n’existait pas de véritable réseau de librairies. Les propriétaires des librairies existantes n’étaient pas de nationalité slovaque, donc ils ne montraient pas beaucoup d’enthousiasme pour la diffusion de la production slovaque. En ce qui concerne la littérature populaire, les ouvrages édités en langue slovaque à Skalica et à Budapest étaient diffusés par des marchands de livres lors des foires ou bien par des colporteurs particuliers ; la production des éditions de Matica slovenská à Martin fut diffusée par ses membres (Liba 1970, pp. 254-255).

2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

En principe, c’est le même public - la population cultivée ayant eu accès à une éducation de qualité et ayant témoigné de son intérêt pour la littérature rédigée ou traduite en slovaque. L’époque des Lumières a généré les genres de la littérature didactique, éducative et moralisatrice et distinguait une hiérarchie de la création littéraire selon le public visé. Dans le monde éditorial, c’est l’imprimerie de Skalica, appartenant à la famille Škarnicel, qui initia la publication de la littérature populaire d’instruction et de divertissement (les premières éditions datent de 1769). On observe son épanouissement à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. En majorité, il s’agit de traductions-adaptations des récits d’aventure, de chevalerie, des récits sentimentaux à portée édifiante. Ce type de lecture était destiné aux riches campagnards, aux artisans, aux femmes et à la jeunesse en général (Liba 1970, pp. 246-247).

Les sondages effectués auprès du lectorat entre 1866 et 1870 donnent, par exemple, le pourcentage des souscripteurs de Besiedky, éditions de recueils de textes en prose slovaque et traduits, dont l’éditeur fut Viliam Pauliny-Tóth (1826-1877), homme politique, lettré, engagé dans la cause slovaque : en 1866 il y avait 52 % de souscripteurs, majoritairement des intellectuels, 35 % de bourgeois, 12 % d’étudiants, 1 % d’ouvriers (Popovič 1961, p. 91).

Quant à la littérature rédigée en langues étrangères, surtout en allemand et en hongrois, la coutume, chez les intellectuels, voulait que la lecture se fasse dans le texte.

2.3.8. Réception critique des traductions ?

La revue Novi ecclesiastico-scholastici annales evangelicorum (1793-1795) ainsi que l’hebdomadaire Týdenník (1812-1818) publièrent des recensions et des critiques de traductions (voir aussi partie 2.2.8). On peut trouver quelques critiques également dans la revue autrichienne Annalen des Literatur und Kunst in der Oesterreichischeb Staaten éditée à Vienne. Karol Rumy (1780-1847), professeur, écrivain, publiciste, y publia à partir de 1804 des articles sur la scène littéraire, y compris sur les traductions. Il se concentra sur le niveau linguistique et stylistique des textes traduits et reprocha souvent erreurs et fautes grammaticales et lexicales. Il demandait le respect de l’intégrité du texte traduit et s’opposait à la traduction de seconde main, fréquente à l’époque.

Lors de l’année universitaire 1828-1829, les étudiants du lycée protestant de Bratislava créèrent la Société tchéco-slave qui se transforma plus tard en Institut slave auprès de la Chaire de langue et littérature tchéco-slovaque du lycée. L’un des objectifs de l’activité de cette société fut l’encouragement de la création littéraire et de la traduction parmi les étudiants. Les étudiants consacraient leurs réunions à des lectures de traductions littéraires, réalisées ad hoc par eux-mêmes. La lecture était toujours accompagnée d’une analyse critique de la traduction.

Les analyses de correspondances privées révèlent aussi la réception critique des traductions dans le cadre de discussions privées sur les questions théoriques de la traduction parmi les traducteurs et les écrivains concernés.

2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

C'étaient en général, des écrivains et des poètes qui prenaient l’initiative des traductions en tant que connaisseurs des littératures européennes. Quant aux éditeurs et rédacteurs en chef des revues littéraires et des suppléments littéraires, ils encourageaient les traducteurs ; ils passaient rarement commande de la traduction directement. Ils suggéraient plutôt l’idée de traduire tels ou tels écrivain ou ouvrage, selon les préférences et penchants des écrivains-traducteurs auxquels ils s’adressaient. En revanche, ils exerçaient une influence importante sur le choix des textes « recevables », surtout dans les deux dernières décennies du XIXe siècle.

A. Trúchly-Sitniansky, traducteur, critique littéraire et rédacteur en chef de la revue Orol (1870-1880), prêtait une grande attention à la traduction littéraire et à son importance dans les domaines culturel, social, littéraire et esthétique. Il élabora un programme ambitieux de traduction littéraire en s’appuyant sur deux idées principales : la nécessité de connaître et de recevoir les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, de les présenter en langue slovaque ; il envisageait aussi la traduction des chefs-d’œuvre littéraires dans une optique de fonction esthétique, dont la finalité était l’idée que la traduction d'ouvrages de ce genre devrait servir de modèle littéraire. Il ne faut pas oublier non plus la fonction sociale de la traduction littéraire : elle permettait à la revue de prendre position par rapport aux problèmes politiques d’actualité (par la publication des traductions des littératures slaves du sud à l’époque du conflit des Balkans, par exemple). Pour aboutir à la réalisation de son programme, A. Trúchly-Sitniansky créa tout un réseau des collaborateurs auxquels il s’adressait régulièrement (Popovič 1965).

2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

La censure ne visait pas spécifiquement la traduction. Elle se rapportait globalement à toute la production littéraire, sans distinction. La traduction littéraire en subit les fâcheuses conséquences : beaucoup de traductions furent interdites de publication et restèrent à l’état de manuscrits, dont la majorité a été perdue ; quelques-uns se trouvent aujourd’hui dans les archives. En fait, la conséquence finale en fut dramatique du point de vue de l’histoire de la traduction en Slovaquie : c’est la non-traduction. Certaines traductions interdites de publication furent publiées avec un décalage d’une dizaine d’années, voire plus. C’est un écart qui s’est creusé, dans ce cas-là, entre la réalisation et la réception de l’ouvrage traduit : souvent ni « le message » ni la langue de l’œuvre n’étaient plus d’actualité.

Quand à la traduction, la censure guettait la propagation d’idées dangereuses pour l’idéologie officielle, à savoir des idées panslavistes. Pour ces raisons-là, les autorités hongroises interdirent, à Trnava, les activités de comédiens amateurs qui mettaient en scène une pièce russe (Lesňáková 1998, p. 23).

Néanmoins, la traduction littéraire fut considérée comme un moyen plus facile et plus acceptable pour faire passer le message « sociocritique » que le texte littéraire original. Ainsi, dans les années 1860-1870, B. Nosák-Nezabudov réussit à faire passer une critique de la société et de la situation politique de l’époque par le biais de la traduction-adaptation des fables de Krylov (Lesňáková 1998, p. 18).

*

Sur la scène littéraire slovaque, il y avait aussi des polémiques concernant l’acceptabilité d’une œuvre traduite par les lecteurs, le potentiel des lecteurs à recevoir tel ou tel ouvrage. Souvent sceptiques, elles aboutirent à des déclarations du type : « la liberté de la littérature pourrait nuire ». À titre d’exemple, nous pouvons évoquer une telle intervention de la censure : le rédacteur en chef de la revue Slovenské pohľady refusa de publier, en 1904, la traduction du récit Les moujiks de Tchekhov, réalisée par l’écrivain J. G. Tajovský (1874-1940), indigné qu’il était par le réalisme cruel de Tchekhov. Tajovský avait été sévèrement critiqué pour son récit Z Čadce do mesta, qui ne correspondait pas à l’image idyllique et conservatrice du village slovaque, chérie par l’ancienne génération. Pour défendre son crédo artistique et justifier ses procédés littéraires, Tajovský traduisit Les moujiks de Tchekhov (Lesňáková 1998, pp. 25, 29).

Comme manifestation de la censure ou plutôt de l’autocensure on peut considérer la prétention radicale à préférer les traductions des littératures slaves au détriment des littératures occidentales, proclamée en 1839 par J. M. Hurban, rapporteur des réunions de la Société des étudiants auprès de l’Institut de langue et littérature tchécoslovaques du Lycée protestant de Bratislava. Son insistance sur cette exigence aboutit au refus de toutes les traductions des littératures occidentales sur le sol de l’Institut (Popovič 1964, p. 137).

2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Au cours du XIXe siècle, à l’époque de l’Éveil national, c’est l’idée de la « slavité » et de la mutualité ou réciprocité slave qui exerça une grande influence sur les rapports littéraires. D’un côté, la nécessité de traduire des littératures slaves était affirmée pour démontrer la proximité de la situation culturelle, politique, etc. (voir aussi fin de la partie 2.3.9.) ; de l'autre,  la proximité des langues et l’intelligibilité de la lecture dans le texte aboutissait à un phénomène de non-traduction ou encore à la coutume de présenter des éditions bilingues, dans le cas de la littérature russe, polonaise, serbe par exemple : les revues Tatranka et Orol tatranský publièrent parallèlement les textes originaux et leurs traductions afin de prouver la fonction d’intermédiaire de la traduction. Les textes russes et serbes furent transcrits en alphabet latin. La traduction servit de point d’appui pour la compréhension du texte. L’effet des similitudes entre les langues slaves se traduisit par la préférence pour une méthode traductive basée sur le principe d’assimilation (par exemple, accommodation des qualités sonores de l’original par des mots de même son dans la traduction où l’on joue avec la transparence de la traduction) au détriment du principe de distinction (de l’idiomaticité) (Popovič 1964, p. 143).

À partir des années 1840, les tendances russophiles s'accrurent peu à peu, ce qui se traduisait par l’intérêt porté à l’apprentissage de la langue et de la littérature russes, dans l’orientation des traducteurs vers les auteurs russes. Les traductions étaient plutôt littérales, sourcières, leur valeur esthétique en souffrit. Vers la fin du XIXe siècle, la quantité des traductions du russe était importante.

L’orientation des traducteurs vers les littératures de l’Europe occidentale, dont l’importance fut proclamée par la génération romantique des poètes autour de Ľ. Štúr et réalisée par des programmes individuels plus ou moins ambitieux, se vit menacée par la propagation du mythe de « l’Occident décadent, matérialiste et pourri », surtout après 1848, année de déception et de désillusion pour les ambitions politiques de Ľ. Štúr et de ses compagnons de route. Désormais, l’occident était appréhendé dans une perspective bipolaire avec, d'un côté, l’Est Slave « pur, idéaliste, moral » qui servait d’appui efficace dans les efforts d’autodéfense menés presque par instinct de survie, aboutissant parfois au messianisme russe. Ce concept fut à l’origine de la réorientation et de la reformulation des réflexions et de l’approche du monde occidental, visibles dans la traduction littéraire par le choix des textes. La traduction des littératures occidentales fut freinée presque jusqu’en 1918 et connut beaucoup de difficultés. Ainsi, la scène littéraire et l’activité de traduction s’achevèrent par un certain unilatéralisme et un certain enfermement. Le potentiel littéraire et traductif en train d’évoluer se heurtait à des difficultés d’ordre extralittéraire qui ralentirent son épanouissement (Felix 1968).

2.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Ce fut plutôt l’inverse : la situation politique et l’état de la société slovaque marquèrent la traduction et ses finalités, préférences et potentialités, influencèrent le choix des textes. Le contexte socio-politique d’arrivée s’appuya souvent sur la traduction, dans un effort de recherche d’encouragement et de justification de sa cause.

En revanche, les traductions exercèrent une influence sur la littérature d’arrivée et contribuèrent à son développement esthétique et linguistique.

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