Auteur : Tatiana Sirotchouk

 

2.1. Cadre général introductif

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

A l’aube de la littérature profane en Ukraine se trouve Le Dit de la campagne d’Igor (Слово о полку Ігоревім) : écrit à la fin du XIIe siècle[1], ce texte épique s’avère être le premier chef-d’œuvre littéraire de la période de la Rouss-Ukraine, et, par son importance historique et littéraire, il peut être comparé à la Chanson de Roland[2]. On doit citer dans ce contexte la Chronique des années écoulées (Повість врем’яних літ), dont la création débute au XIe siècle et qui connaît au XIIe siècle sa troisième rédaction, dans la mesure où ce récit non seulement retrace avec minutie les événements historiques des temps passés, mais est aussi un exercice littéraire par excellence qui renseigne la postérité sur le style et la langue de ces temps anciens. En outre, cette chronique reproduit également de nombreuses chansons épiques et légendes et intègre l’œuvre du plus ancien écrivain dont on connaît l’héritage littéraire, Vladimir Monomaque[3] : son fameux Enseignement (1096) à ses enfants, riche de trois parties qui s’organisent autour de réflexions concernant la morale religieuse, la vie laïque et les devoirs politiques et humains, emprunte une forme littéraire très répandue de la littérature byzantine.

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l'apparition d'une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

Si on part de la date précoce de l’apparition de la littérature profane en Ukraine (les XIe-XIIe siècles) et si on s’accorde sur l’idée que l’avant-garde littéraire est un phénomène propre au début du XXe siècle, plusieurs périodes peuvent être nettement délimitées qui représentent tantôt le déclin, tantôt la renaissance de la littérature ukrainienne pendant ces dix siècles. Dans son Histoire de la littérature ukrainienne depuis ses débuts jusqu’à l’époque du réalisme, l’éminent chercheur Dmytro Tchyjevsky, tout en soulignant le rôle important de la littérature traduite introduite au cours des IXe-Xe siècles qui a offert les prémisses de l’émergence d’une littérature originale, propose de distinguer les périodes suivantes dans la littérature ukrainienne :

  • L’époque du style monumental : XIe siècle

Cette époque se caractérise par des œuvres monothématiques dont les procédés stylistiques sont peu nombreux et relativement simples.

  • L’époque du style ornemental : XIIe-XIIIe siècles

On assiste à cette époque à la naissance d’œuvres aux sujets multiples, qui introduisent et exploitent des procédés littéraires variés et complexes, au point que le symbolisme devient un objectif en soi et que le style prime parfois le sujet lui-même. Il n’est pas étonnant, dès lors, que ce soit à cette époque que vit le jour Le Dit de la campagne d’Igor, dont la valeur littéraire a autant d’importance que les événements historiques relatés par ce chant épique.

  • L’époque de transition : XIVe-XVe siècles

Cette époque est une sorte de longue parenthèse dans l’histoire de la littérature ukrainienne qui est peu productive. En outre, beaucoup d’ouvrages des époques précédentes sont définitivement perdus ou détruits.

  1. La Renaissance et la Réforme : la fin du XVIe siècle
  2. Le baroque : XVIIe-XVIIIe siècles
  3. Le classicisme : de la fin du XVIIIe siècle aux années 1840
  4. Le Romantisme : de la fin des années 1820 au début des années 1860

VIII.  Le réalisme : à partir des années 1860 jusqu’à la révolution de 1917

  1. Le symbolisme : le début du XXe siècle[4]

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? changements dans la structure sociale ? développement de contacts culturels avec l’étranger ? existence d’une diaspora ? création d’un État-nation ? facteurs religieux ? etc.)

Plusieurs facteurs définissent et influencent le développement de la littérature en Ukraine. Voici les plus marquants :

  • Les deux premières périodes qui mettent en relief le perfectionnement du style littéraire se rapportent à l’ancienne Rouss-Ukraine, cependant elles ne concernent pas uniquement le domaine littéraire et font partie d’un mouvement plus général : en effet, au XIe siècle, sous Iaroslav le Sage, l’Etat de Kiev est à son apogée, alors que la culture kiévienne connaît son « âge d’or ». Pour beaucoup dans cet essor culturel, la christianisation officielle de la Rouss-Ukraine en 988 non seulement ouvre les portes à la diffusion des textes sacrés, mais aussi est favorable à l’expansion de la littérature profane, d’abord traduite, puis originale.
  • Malgré le déclin politique de Kiev à la fin du XIIe siècle marqué par l’éclatement de l’Etat de Kiev en plusieurs principautés, la littérature continue son développement sous l’influence de l’époque précédente : le premier chef-d’œuvre littéraire, Le Dit de la campagne d’Igor, est écrit à cette époque. Mais la conquête mongole met fin à l’Etat kiévien, avec la destruction de la ville de Kiev en 1240, et annonce la stagnation de la littérature durant les deux siècles suivants.
  • Les XIVe-XVIe siècles sont définis par de nouveaux changements politiques : la plus grande partie de l’Ukraine se trouve d’abord sous l’autorité du Grand Duché de Lituanie et du Royaume de Pologne par la suite. Ces mutations n’ont pas produit les conditions nécessaires à l’essor de la littérature, avec la création des œuvres marquantes en ukrainien. En revanche, elles sont probablement à l’origine d’un autre phénomène littéraire, propre à la littérature ukrainienne dès le XVIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, à savoir une production littéraire en latin, langue qui a longtemps gardé en Europe, surtout en Pologne, la position de langue savante par excellence.
  • Le XVIe siècle a été particulièrement propice à la diffusion des textes religieux. Le mouvement qui visait à donner au peuple une version des Ecritures dans la langue courante se voulait aussi une opposition orthodoxe à la polonisation et au catholicisme : il a été couronné par la publication en 1581 de la fameuse Bible d’Ostroh. C’est d’ailleurs à Ostroh, grâce à l’activité du prince Constantin Ostrojsky, qu’apparaît à cette époque une école, qui deviendra par la suite l’illustre Académie d’Ostroh, où travaillaient des Ukrainiens, des Polonais et des Grecs. C’est à Ostroh également qu’il faut attacher les débuts de la littérature polémique : peu productive et dépourvue de toute qualité littéraire, à de rares exceptions près comme l’œuvre d’Ivan Vychensky, cette littérature a pourtant un mérite incontestable, dans la mesure où elle préparait les nouvelles formes d’expression littéraire des siècles suivants.
  • La période baroque de la littérature ukrainienne qui couvre l’ensemble du XVIIe et XVIIIe siècles, comporte de nombreuses particularités, dont deux méritent d’être rapportées : d’un côté, c’est à cette période que se produit enfin l’essor de la littérature, après une longue phase de stagnation et de déclin ; d’un autre côté, en assimilant certaines idées et formes nouvelles, la littérature ukrainienne comble le vide et rattrape son retard par rapport aux littératures occidentales : les traductions des textes antiques et des œuvres du Moyen Age pénètrent l’Ukraine à cette période.

Enfin, le XVIIe siècle voit naître deux écoles qui, réunies, deviendront par la suite la fameuse Académie de Kiev dont les professeurs et les élèves assureront la riche production littéraire. La promotion de la culture ukrainienne en général et de la langue ukrainienne en particulier débute à l’aube du siècle : par exemple, Petro Mohyla, le fondateur du Collège de Kiev, introduit l’ukrainien dans ses sermons.

  • Le classicisme, un autre mouvement du XVIIIe siècle, n’a pas connu en Ukraine le même destin que celui des autres pays européens (notons, par exemple, le caractère singulier du classicisme polonais). Les causes de cet échec sont d’ordre matériel ou « spirituel », linguistique et politique.

L’élite cosaque, qui acceptait volontiers l’assimilation des anciens titres de noblesse ukrainienne à ceux de la Russie, espérant aboutir aux mêmes privilèges que la noblesse russe, délaissait volontiers sa langue au profit du russe et souvent du français, la langue universelle des Lumières. Quant à l’élite intellectuelle et littéraire, peu nombreuse à la suite des convocations forcées de sa plus grande partie à Moscou et à Saint-Pétersbourg, elle utilisait, dans ses cours et ses œuvres, l’ukrainien livresque.

En outre, au cours du XVIIIe siècle, la langue ukrainienne subit des mesures de restrictions de la part du pouvoir impérial : en 1720, Pierre Ier édite l’oukase qui interdit toute édition et toute production en langue ukrainienne ; par la suite, Catherine II impose le russe comme langue d’administration, de communication et d’enseignement. Par ailleurs, elle abolit l’hetmanat en 1764 et détruit la Sitch Zaporogue en 1775, deux symboles de l’indépendance de l’Ukraine. La mesure suivante, tout aussi néfaste, fut l’instauration officielle du servage en 1785.

Mais le classicisme ukrainien a pu jouer cependant un rôle important pour la littérature ukrainienne et, comme le remarque judicieusement D. Tchyjevsky, un rôle beaucoup plus important qu’un simple « changement de style littéraire »[5], car il s’agit du changement de la langue littéraire : cette période marque la fin de coexistence de deux versions de la langue, à savoir l’ukrainien livresque ou la langue savante, et l’ukrainien courant, utilisé par le peuple. En 1798 paraît une œuvre qui fait date dans l’histoire de la langue et de la littérature ukrainiennes : il s’agit de l’Enéide travestie de Ivan Kotliarevsky, première œuvre littéraire écrite en ukrainien parlé. Ainsi, la langue courante acquiert immédiatement un statut littéraire : à cette date commence la littérature ukrainienne moderne.

  • Paradoxalement, le XVIIIe siècle, qui devait voir mourir la langue ukrainienne, a connu sa renaissance qui a engendré à son tour un réveil national : ces deux composantes se trouvent au sein du romantisme ukrainien au siècle suivant. Le réveil national passe par la création d’organisations idéologiques et politiques, comme la Confrérie de Cyrille et Méthode qui réunit plusieurs poètes romantiques, ainsi que par le retour au passé glorieux de l’Ukraine, par l’intermédiaire notamment des chroniques des temps anciens. Enfin, à cette époque, la langue ukrainienne acquiert son caractère normatif et le poète Taras Chevtchenko se fait le chantre par excellence de la littérature ukrainienne.

2.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

En ce qui concerne les traductions du Moyen Age dont l’origine kiévienne est relativement certaine, les noms des traducteurs ne sont pas connus dans la plupart des cas[6]. En revanche, on peut affirmer que les premiers traducteurs réunis au XIe siècle par Iaroslav le Sage dans des scriptoria à Kiev à côté des copistes, sont les seuls à se consacrer uniquement à la traduction des ouvrages, tandis que les traducteurs des époques suivantes pratiquent la traduction parfois d’une façon occasionnelle ou, le plus souvent, exercent plusieurs activités à la fois.

Ainsi, les professeurs et les élèves du Collège, puis de l’Académie de Kiev, sont des érudits polyvalents, ils manient avec aisance plusieurs langues enseignées dans cette institution savante dont la naissance remonte au début du XVIIe siècle : le latin, le grec, l’ukrainien livresque, le polonais, l’allemand, à partir des années 1720, le français à partir de 1753 et, enfin, le russe. Citons, à titre d’exemple, Ivan Maksymovytch (1670-1732) ou Féofan Prokopovytch (1681-1736), deux professeurs de poétique, entre autres, à l’Académie de Kiev, qui ont rédigé des adaptations ukrainiennes d’Ovide. Ils ont été suivis par Grégoire Skovoroda (1722-1794), poète et philosophe ukrainien, qui a adapté notamment une Ode tirée des poésies latines de Hosschius, auteur flamand du XVIIe siècle, le traité Sur la vieillesse de Cicéron ou encore cinq œuvres morales de Plutarque[7], dont une seule est parvenue à nos jours : il s’agit d’une interprétation philosophique du traité De la tranquillité de l’âme.

C’est justement au XVIIIe siècle qu’une activité traductrice sans précédent, liée à l’Académie de Kiev, explose en Russie : des professeurs et des élèves de l’Académie de Kiev sont convoqués à Moscou et à Saint-Pétersbourg pour combler le besoin de traducteurs et d’interprètes à tous les niveaux de la vie politique et intellectuelle. Il ne s’agit pas ici d’une manifestation isolée, mais d’un phénomène plus général connu sous le nom de « oiseaux migrateurs »[8] : nécessaires à l’européanisation de la Russie, les spécialistes kiéviens dans le domaine de l’enseignement, de la littérature, des sciences et des arts, ont été convoqués en Russie tout au long du XVIIIe siècle. Dès le début de ce siècle, l’activité traductrice à Saint-Pétersbourg s’organise autour de Féofan Prokopovytch, le fameux savant de Kiev, et des membres de son « équipe savante », ressortissants ukrainiens pour la plupart. Ces traducteurs ne sont pas de simples connaisseurs en langues étrangères, ce sont des hommes érudits, compétents en philosophie, en histoire, en littérature.

Leur langue maternelle était l’ukrainien, comme l’atteste V. Trediakovsky dans une lettre concernant les capacités linguistiques de H. Poletyka, ancien élève de l’Académie de Kiev et candidat au poste de traducteur du latin et de l’allemand vers le russe auprès de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg : tout en soulignant la connaissance exceptionnelle du latin par H. Poletyka, V. Trediakovsky remarque que la langue russe de l’élève de Kiev « est le dialecte petit-russien[9] dans son essentiel » et lui conseille d’améliorer son russe[10].

Par ailleurs, un de ces traducteurs, Simon Kokhanovsky, auteur des adaptations Du droit de la nature et des gens de Pufendorf ou des Politiques de Juste Lipse, a laissé un document fort intéressant, à savoir une lettre de réclamation qui permet d’avoir une idée concernant les rémunérations des traducteurs à cette époque en Russie : il demande au Synode de le payer « pour les livres mentionnés, en prenant en compte [s]on travail et [s]es dépenses pour le papier ainsi que pour la paye les copistes qui avaient transcrit le texte du brouillon au propre »[11]. Dans la même lettre S. Kokhanovsky décrit sa situation précaire en soulignant le fait qu’il n’avait pas d’argent, même pour payer son voyage pour Kiev.

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

A partir du XIe siècle, quand la littérature profane traduite commence à se constituer à Kiev, elle est composée de toutes sortes de textes non-religieux car l’aspect laïque reste à cette époque très limité. Ainsi apparaissent des ouvrages « scientifiques », parmi lesquels des textes au contenu didactique et historique, portant sur l’histoire naturelle et la géographie, comme les bestiaires, ou traitant de l’univers sidéral, telles les cosmographies. En dehors de ces textes spécialisés, des traductions de récits et de romans d’une valeur littéraire plus évidente ont été diffusées aux XIe-XIIIe siècles.

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

Vu l’époque éloignée à laquelle la littérature profane traduite commence à se constituer, le XIe siècle, l’information précise concernant les traductions fait souvent défaut. On se bornera seulement à citer ici les traductions dont la provenance kiévienne ou ukrainienne semble établie. Par conséquent, on ne peut pas affirmer qu’il s’agisse de textes emblématiques. Mais au XVIIIe siècle la situation change considérablement en faveur d’œuvres traduites qui sont appelées à marquer l’histoire.

XIe siècle

Parmi les premiers textes profanes traduits à Kiev au cours du XIe siècle[12], on peut évoquer le roman Barlaam et Josaphat qui est une biographie légendaire de Bouddha, une œuvre particulièrement populaire aussi en Occident. Il est intéressant de souligner que la traduction française date seulement du XIIIe siècle et qu’elle est connue sous le titre de la Vie de Barlaam et Josaphat[13]. En Ukraine, cet ouvrage fut réadapté une nouvelle fois en 1637 et cité même plus tard, au XIXe siècle, notamment par le poète Ivan Franko[14].

XIIe siècle

Au XIIe siècle est traduite à Kiev la Topographie chrétienne de Cosmas Indicopleustès, une cosmographie du VIe siècle qui décrit la terre comme une surface plane quadrilatère au milieu de l’Océan : de nombreux dessins présents dans le manuscrit illustrent ce système singulier de l’univers[15].

Un autre ouvrage qui a généré une large diffusion à travers le monde occidental est adapté à Kiev au cours du XIIe siècle[16] à partir du texte grec : c’est le traité historique de Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs. Cette adaptation se distingue par les passages concernant Jésus et Jean le Baptiste, absents des rédactions grecque et latine connues[17]. L’intérêt suscité par l’ouvrage est à l’origine d’une nouvelle traduction, réalisée au XVIIe siècle à partir d’un texte polonais[18].

Parmi les textes traduits au Moyen Age se trouve aussi une curieuse épopée byzantine qui met en scène Les Exploits de Digenis, dont le héros éponyme, Digenis Akritas, est présenté en homme de la frontière. Connue d’après quatre manuscrits, la traduction émerge à Kiev au cours du XIIe siècle[19].

A la même époque apparait à Kiev une traduction du Récit sur Akir le Sage, un texte du VIIe siècle qui relate l’histoire d’Akir, conseiller du roi de l’Assyrie antique. La valeur littéraire de cet ouvrage consiste essentiellement dans ses proverbes, utilisés par la suite dans les recueils de sentences.

XVe siècle

Le célèbre Roman d’Alexandre a été d’abord diffusé à Kiev comme partie intégrante de la Chronique grecque de Malalas à partir du XIe siècle dans sa version bulgare, mais c’est la version serbe du roman grec, dite l’Alexandrie serbe et connue à Kiev dans la deuxième moitié du XVe siècle, qui est la plus populaire : elle est à l’origine de plusieurs adaptations du XVIIe et du XVIIIe siècles.

Loin d’être un chef-d’œuvre littéraire, La Dispute du magister Polycarpe avec la Mort, un poème didactique polonais du XVe siècle, s’avère cependant un cas intéressant : écrite par un certain Słota, probablement étudiant de Cracovie[20], cette œuvre suscite deux traductions, créées indépendamment à un siècle d’intervalle, ce qui permet de suivre l’évolution de la versification ainsi que des procédés de la traduction appliqués en Ukraine à cette époque. La première traduction, réalisée à la fin du XVe siècle, utilise la versification syllabique, qui se répand en Ukraine aux XVIe-XVIIIe siècles sous l’influence polonaise, avec un nombre de syllabes varié dans le vers ; quant à la rime verbale qui reste tout de même sporadique, elle rapproche le texte des chants cosaques épiques, appelés doumy, qui se constituent approximativement à la même époque. La deuxième traduction date de la fin du XVIe siècle. Elle est riche au niveau de la rime ainsi que du style, dont les effets sont assurés par l’humour présent dans le discours de la Mort. Le dessin technique de la versification est tracé par les vers, d’un nombre de syllabes invariable : il reflète parfaitement l’art poétique de cette époque, qui établit par ailleurs la distinction entre la traduction de la poésie et de la prose[21].

Au cours du XVIe siècle, une activité culturelle intense se développe à Ostroh, avec la création de l’Académie d’Ostroh en 1576. Un cercle littéraire, composé principalement de ses professeurs, s’y organise rapidement, au sein duquel œuvre Kliryk Ostrojsky : ce poète polémiste est l’auteur de la première traduction ukrainienne connue d’un extrait des Lettres sans adresse de Pétrarque qu’il intègre dans un traité pour mieux illustrer ses propres réflexions[22].

En 1607, une autre traduction en ukrainien livresque, sur laquelle on possède des informations, est réalisée et publiée dans cette ville : il s’agit des exhortations du Testament de l’empereur Basile à son fils Léon le Sage[23]. On ne connaît pas le nom du traducteur, mais en 1718 G. Boujynsky, dans sa préface à la traduction de l’Introduction à l’histoire européenne de Samuel Pufendorf, cite ce Testament, sans pourtant préciser la source exacte de l’œuvre.

XVIIIe siècle

G. Boujynsky appartient à la cohorte des traducteurs du XVIIIe siècle, issus de l’Académie de Kiev, qui ont œuvré en Ukraine, mais qui surtout, convoqués en Russie pour accomplir son européanisation, sont devenus les auteurs des traductions russes des œuvres antiques ainsi que des ouvrages fondamentaux des Lumières, comme des articles de l’Encyclopédie ou des œuvres littéraires du siècle éclairé. Par ailleurs, l’un d’eux, Hryhoriï Poletyka, publie en 1763 à Saint-Pétersbourg un outil remarquable au service de la traduction, le Dictionnaire en six langues : russe, grec, latin, français, allemand et anglais : utilisant pour base le dictionnaire trilingue – anglais-latin-grec – de John Ray, Poletyka ajoute les trois autres langues.

Enfin, une adaptation ukrainienne de l’œuvre majeure de Virgile paraît en 1798 : il s’agit de l’Enéide travestie de Ivan Kotliarevsky. Cependant l’importance de ce texte ne réside pas dans son sujet, ni d’ailleurs dans la qualité littéraire de l’adaptation, très réussie, mais dans sa langue : c’est la première œuvre écrite en ukrainien parlé.

Comment traduit-on ?

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

Les rapports entre la langue de l’original et la langue de traduction changent suivant les époques : au Moyen Age les traductions étaient plus littérales, aux XVIIe-XVIIIe siècles elles sont devenues plus libres, en se transformant souvent en des adaptations dans lesquelles le texte original pouvait être abrégé et même modifié considérablement[24]. Ainsi, dans les adaptations du Roman d’Alexandre des XVIIe-XVIIIe siècles, réalisées à partir de l’Alexandrie serbe, le texte serbe est parfois abrégé, plusieurs détails inexistants dans le texte-relais sont ajoutés : ils sont empruntés à la vie quotidienne ou sont influencés par les choix littéraires de l’époque à laquelle appartenait le rédacteur-adaptateur, qui n’est pas nommé[25]. On constate une tout autre approche avec G. Skovoroda. Il réalise, au XVIIIe siècle, à partir du traité De la tranquillité de l’âme de Plutarque, une adaptation libre de l’œuvre grecque qui intègre aussi des réflexions personnelles du philosophe ukrainien concernant la pensée de l’auteur antique. Toutefois dans sa préface, où G. Skovoroda se déclare traducteur – on voit ainsi comment est perçue et définie à cette époque la fonction de traducteur – il nomme la source et son auteur.

Enfin, l’Enéide travestie définit dès le titre son caractère : Ivan Kotliarevsky adapte l’œuvre de Virgile « à la façon ukrainienne », comme il le précise lui-même. Tout en gardant la trame du sujet et les noms des personnages, I. Kotliarevsky y met une nouvelle signification nationale : ainsi, derrière les héros troyens se reconnaissent les cosaques ukrainiens, tandis que la chute de Troie symbolise la destruction de la Sitch Zaporogue. L’œuvre de Kotliarevsky s’inscrit dans la lignée des adaptations à travers toute l’Europe, parmi lesquelles se trouve Le Virgile travesti de Paul Scarron.

2.2.5.  Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

Pendant les XVe-XVIIIe siècles, seules les traductions des textes religieux devaient être fidèles à l’original, les autres textes pouvaient être traduits ou adaptés librement.

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?

Le latin et le grec étaient incontestablement les deux langues les plus accessibles à la traduction, dans la mesure où elles étaient les plus enseignées en Ukraine avec la fondation de l’Académie d’Ostroh, et, au XVIIe siècle, du Collège, puis de l’Académie de Kiev.

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

Les deux tendances, à savoir la traduction directe depuis la langue source et la traduction effectuée par l’intermédiaire d’une langue-relais, subsistent parallèlement et concernent parfois la même œuvre.

Ainsi, la nouvelle traduction au XVIIe siècle de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, adaptée au XIIe siècle à partir du texte grec, a été réalisée depuis le polonais[26].

En outre, il est parfois impossible de définir s’il s’agit d’une langue source ou d’une langue-relais, comme c’est le cas notamment du Récit sur Akir le Sage : l’existence de plusieurs versions de ce texte, en araméen, en syrien, en arabe et en grec, rend incertaine la langue depuis laquelle est faite la traduction à Kiev au XIIe siècle, bien que le grec ou le syrien soient les deux langues sources les plus probables[27].

Un autre exemple intéressant concerne le Roman d’Alexandre : ses multiples adaptations du XVIIe et du XVIIIe siècles n’ont pas été réalisées à partir du grec, ni d’ailleurs à partir de sa version bulgare connue à Kiev au XIe siècle, mais depuis la version serbe, diffusée en Ukraine à la fin du XVe siècle.

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

Au XVIIIe siècle, faire une préface qui précède le texte adapté était une règle. Ainsi, dans les lettres-préfaces pour ses adaptations de Cicéron et de Plutarque, G. Skovoroda nous renseigne en particulier sur sa façon de traduire : il traduit non les mots, mais les pensées[28]. Il explique que s’il omet les noms des dieux grecs dans le traité De la tranquillité de l’âme, c’est pour mieux mettre l’ouvrage dans le contexte chrétien et le rapprocher ainsi du lecteur[29]. Le même type de discours est tenu par un autre élève de l’Académie de Kiev, G. Boujynsky, dans la préface pour son adaptation russe de l’Introduction à l’histoire européenne de Samuel Pufendorf : le traducteur avoue vouloir traduire non les mots et le style, mais le sens. A cette fin, il ajoute des explications ou des commentaires concernant le texte original pour le rendre plus compréhensible au lecteur, il dit décrire à sa manière « la monarchie du pape de Rome », après avoir effectué une étude personnelle de la question[30].

2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Dans la plupart des cas, c’est le traducteur lui-même qui écrivait une préface, parfois c’était une autre personnalité éclairée, qui pratiquait aussi des traductions. Ainsi, pour l’adaptation du Devoir de l’homme et du citoyen de Pufendorf réalisée par G. Boujynsky[31], la préface fut écrite par F. Prokopovytch qui y prêchait l’utilité de la lecture et incitait à l’étude des auteurs antiques. Les deux personnalités, le traducteur et le préfacier savant, sont issus de l’Académie de Kiev ; la langue de cet ouvrage est le russe.

Ces préfaces se présentaient avant tout comme des panégyriques de Pierre I et de Catherine II, commanditaires des traductions, soucieux de la civilisation et l’instruction de leur pays. Ensuite, le traducteur exposait ses réflexions concernant le sujet de l’ouvrage adapté. Par exemple, dans la préface pour les Politiques de Juste Lipse, S. Kokhanovsky fait l’éloge de l’histoire, en passant en revue les époques précédentes et en citant les philosophes antiques : plus qu’une simple préface de traducteur, c’est un traité historique, écrit par un ancien élève de l’Académie de Kiev, un érudit.

 

2.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ? )

Attestée depuis l’époque de la christianisation officiel de Kiev, en l’année 988, la coexistence culturelle des langues est encore actuelle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : si au Xe siècle il s’agit du vieux slave et de l’ancienne langue russienne, deux langues écrites en usage à Kiev[32], au XVIIIe siècle ce sont l’ukrainien livresque et l’ukrainien parlé qui cohabitent. D’où l’importance exceptionnelle de l’Enéide travestie de Ivan Kotliarevsky, écrite en ukrainien parlé et publiée en 1798, dans le contexte d’interdiction de toute production en ukrainien : elle marque la fin de la cohabitation de deux versions de la langue et le début non seulement de la littérature, mais aussi de la langue ukrainiennes modernes.

Evoquons aussi la littérature ukrainienne d’expression latine qui existe dès le XVIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. En outre, cette langue savante a été enseignée durant les XVIIe-XVIIIe siècles à l’Académie de Kiev, qui était accessible aux nobles comme au peuple, ce qui signifie par ailleurs que les textes antiques étaient lus dans leur version originale et ne nécessitaient pas une traduction : l’ukrainien était moins sollicité et, par conséquent, son évolution était moins sensible.

Enfin, il est à mentionner ici une autre sorte de coexistence, politique cette fois, qui s’effectue avec le polonais, à partir du XVIe siècle, et le russe : avec l’oukase de Pierre Ier de 1720 interdisant la production livresque en ukrainien, débute l’interminable période de la russification.

2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?

L’émergence à Kiev de la littérature traduite précède la naissance de la littérature originale, ce qui rend inévitable et nécessaire son empreinte sur la langue des créations littéraires originales : cette évolution linguistique est tout à fait légitime.

Ainsi, la traduction au XIIe siècle de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe se distingue par une grande qualité de la langue – elle est « libre, légère, naturelle » – et influence par la suite les récits militaires des chroniques kiéviennes et même Le Dit de la campagne d’Igor[33]. On constate la même tendance avec Les Exploits de Digenis : l’œuvre traduite, qui a marqué considérablement la production épique kiévienne, se différencie à travers toute l’ancienne littérature par la richesse de la langue et du style. Par ailleurs, cette abondance linguistique laisse des empreintes dans deux ouvrages importants de l’ancienne littérature, à savoir Le Dit de la campagne d’Igor et la Chronique de Galicie.[34]

En revanche, l’Enéide travestie de I. Kotliarevsky représente un cas à part : certes, il s’agit de l’adaptation d’une œuvre étrangère, mais ce n’est pas la langue source qui influence le texte travesti, ni d’ailleurs l’ukrainien livresque de l’époque qui n’est pas devenu la langue de l’adaptation, mais bien la rupture nette avec toutes ces traditions concernant la pratique de la traduction et l’usage de la langue littéraire, car l’œuvre utilise la langue vulgaire qui se transforme rapidement en une nouvelle langue littéraire et, par conséquent, en une nouvelle langue cible.

Mais l’importance principale des traductions réside ailleurs : tels des échantillons linguistiques caractéristiques d’une époque, elles permettent de suivre l’évolution de la langue cible. En effet, comme le souligne D. Tchyjevsky, si « le caractère de la littérature originale changeait très rapidement et parfois radicalement d’un siècle à l’autre […] la littérature traduite subsistait à travers les siècles souvent avec des transformations minimes, et parfois sans aucune modification […] Ainsi, les copies tardives des œuvres traduites […] permettent souvent de juger de leur forme initiale »[35].

La traduction et la littérature

2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite/adaptée, ou les deux à la fois ?

Les toutes premières œuvres profanes sont des œuvres traduites qui pénètrent la Rouss-Ukraine en même temps que les traductions des textes religieux, à partir du Xe ou XIe siècle, et qui donnent son essor à la littérature originale.

A partir du XIe siècle, une autre tendance concernant la littérature profane traduite se dessine clairement : la diffusion des œuvres déjà traduites ailleurs va de pair avec la création des traductions à Kiev. Les scriptoria de Kiev, qui réunissaient les scribes à côtés des traducteurs, sont le reflet direct de cette activité civilisatrice.

Cette dernière tendance est particulièrement évidente dans les recueils connus sous le titre commun d’Izbornik, qui sont une sorte d’encyclopédie rassemblant des textes courts, comme récits, instructions, sentences, maximes, proverbes : si l’Izbornik de 1073 est une copie d’un protographe bulgare, celui de 1076, nommé aussi l’Izbornikde Sviatoslav, comprend déjà une partie de textes, traduits vraisemblablement à Kiev[36].

Par exemple, de la Bulgarie à Kiev vient la traduction de la Chronique de Jean Malalas : l’ouvrage, attesté à Kiev dès le XIe siècle[37], relate l’histoire antique en même temps qu’il raconte des récits fantastiques. En revanche, la Chronique de Georges Amartol, qui conduit sa narration depuis la création du monde jusqu’en 842, semble traduite à Kiev ou à Constantinople[38]. Comme le souligne D. Tchyjevsky, cette chronique, traduite collectivement, pouvait être représentative de l’équipe des traducteurs réunis par Iaroslav le Sage dans les scriptoria à Kiev, car le texte comporte à la fois des éléments en vieux slave [bulgare probablement] et en morave ainsi qu’en ancienne langue russienne, en usage à Kiev : un traducteur kiévien participa certainement à cette entreprise[39].

Les ouvrages traduits portant sur l’histoire naturelle sont aussi d’abord empruntés, comme l’Hexameron de Jean l’Exarque qui, outre qu’il raconte la création du monde en six jours, fournit aussi des éléments sur les corps célestes, les animaux et les plantes. Viennent ensuite les traductions réalisées à Kiev, parmi lesquelles la Topographie chrétienne, l’œuvre de Cosmas Indicopleustès, traduite au XIIe siècle[40].

Au Moyen Age, différents recueils qui réunissaient des sentences des pères de l’Eglise, des philosophes et des sages de l’antiquité, ainsi que des fables ou des histoires courtes à visée didactique ou morale, ont été très répandus : ils sont connus sous le titre commun d’Abeille. Ainsi, l’Abeille de Maxime le Confesseur a été traduit à Kiev au XIIIe siècle[41]. Il serait plus judicieux de parler des adaptations de ces « abeilles », car leur contenu changeait souvent : elles comportaient des récits empruntés, traduits et originales. Ces recueils s’ouvraient par un texte biblique qui était suivi par des récits profanes, dont des réflexions et des sentences tirés de l’œuvre de Socrate, Diogène, Xénophon ou encore Homère.

2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?

Comme la littérature traduite est plus ancienne que la littérature originale, celle-ci s’est enrichie en intégrant des emprunts au niveau de la langue, du style, de la composition et du contenu des ouvrages étrangers. Cette influence est sensible jusque dans la poésie populaire[42].

Ainsi, le style de la Chronique de Galicie (1201-1261) qui est la première partie de l’illustre Chronique de Galicie et de Volhynie du XIIIe siècle, est marqué par le Roman d’Alexandre connu d’après la Chronique grecque de Malalas à partir du XIe siècle[43].

Certaines compilations très répandues, comme les « abeilles », ont beaucoup influencé par la suite la création des anecdotes et des récits populaires ; elles étaient aussi évoquées au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, par les auteurs comme Ivan Velytchkovsky ou encore Grégoire Skovoroda[44].

La traduction et la société

2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)

C’est dans la diffusion des idées et des connaissances que se trouve la finalité principale des premières traductions des textes profanes. En outre, les traductions des grands textes antiques visent à enrichir la culture nationale. Avec la création de l’Académie d’Ostroh, puis de celle de Kiev et des collèges en Ukraine, les professeurs adaptent différents textes à des fins didactiques. Les auteurs intègrent des citations ou des extraits des textes étrangers, et parfois des textes intégraux, pour mieux illustrer ou commenter leurs propres réflexions ou leur enseignement philosophique.

2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

A l’aube de la littérature ukrainienne, les traductions, tout comme la production originale, sont diffusées sous forme de copies manuscrites. Les premières imprimeries, en vogue au XVIe siècle à Ostroh, produisent des textes religieux, des œuvres originales ainsi que des traductions, sans qu’on puisse établir leur part respective dans cette production.

2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

Dans les deux cas, c’est un public cultivé qui est visé. Par ailleurs, c’est le contenu qui définissait le lecteur cible des ouvrages : ainsi, des recueils de sentences, de proverbes, de maximes ou des chroniques s’adressaient à un large public, tandis que les traductions des textes « scientifiques » étaient destinées plutôt à un public averti.

2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

Au XIe siècle, à l’époque de la constitution de la littérature profane, l’initiative de la diffusion des connaissances – et les traductions en faisaient partie – revenait à un prince ou au pouvoir en place. On peut supposer que par la suite, quand la pratique de la traduction s’est démocratisée avec l’adaptation des textes moins spécialisés, comme toute sorte de recueils de sentences, c’est au traducteur que revenait le choix. Au cours du XVIe siècle, ce sont les princes Ostrojsky, des mécènes patriotes, qui définissaient le caractère de la vie culturelle, viennent ensuite les professeurs de l’Académie d’Ostroh qui y participaient activement. Aux XVIIe-XVIIIe siècles, les professeurs de l’Académie de Kiev, qui étaient en même temps auteurs, philosophes, traducteurs, composaient eux-mêmes leurs manuels, et ceci dans toutes les matières enseignées ; ils choisissaient aussi les textes qu’ils traduisaient personnellement.

2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

L’oukase de Pierre Ier de 1720 interdit toute édition et toute production en langue ukrainienne ; par conséquent, les traductions sont également visées. D’ailleurs, l’Enéide travestie de I. Kotliarevsky est publiée à Saint-Pétersbourg.

2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

2.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Si la traduction en général est appelée à participer à l’action civilisatrice, en contribuant à la diffusion des savoirs, les premières traductions des textes « scientifiques » ont la fonction de vulgariser les sciences. Par ailleurs, l’Enéide travestie de I. Kotliarevsky acquiert une dimension plus particulière, car elle marque l’essor du réveil national en Ukraine.

 

SOURCES

  1. DVORNIK Francis, The Slaves in European History and Civilization, Rurgers University Press, 1962.
  2. HOOF Henri van, Histoire de la traduction en Occident, éd. Duculos, 1991.
  3. SIROTCHOUK T., « Les « oiseaux migrateurs ou la face inconnue des Lumières russes », Conversation entre les Muses, Presses Universitaires de Nancy, p. 75-91.
  4. TISSERAND Roger, La Vie d’un peuple. L’Ukraine, Paris, 1933.
  5. ДЗЮБА О., « Переводческая деятельность воспитанников Киевской академии (XVIII в.) », Культурные и общественние связи Украины со странами Европы, Киев, 1990.
  6. МОСКАЛЕНКО М., « Тисячоліття: переклад у державі слова », Сучасність, 1993, серпень.
  7. О. БІЛЕЦЬКИЙ, Хрестоматія давньої української літератури (до кінця XVIII століття), Київ, 1967.
  8. Українська мова. Енциклопедія, Київ, 2000.
  9. ЧИЖЕВСЬКИЙ Дмитро, Історія української літератури від початків до доби реалізму, Тернопіль, 1994.

10.  ЯЦЕНКО Борис, «Слово о полку Ігоревім» та його доба, Київ, 2000.

[1]Le Dit de la campagne d’Igor a été considéré jusqu’à nos jours comme une œuvre anonyme écrite en 1187. Dans son étude récente, Borys Iatsenko rétablit la date exacte de sa création, l’année 1198, ainsi que le nom de son auteur, Olstyn Oleksytch, un voïvode de Tchernihiv. L’auteur s’emploie aussi à restituer à cette œuvre ses lettres de noblesse, débarrassées des interprétations de l’historiographie russo-impériale. Борис ЯЦЕНКО, «Слово о полку Ігоревім» та його доба, Київ, 2000. [Borys IATSENKO, « Le Dit de la campagne d’Igor » et son époque, Kiev, 2000.]

[2] Roger TISSERAND, La Vie d’un peuple. L’Ukraine, Paris, 1933, p. 57.

[3]Vladimir Monomaque (1053-1125), prince de Kiev, homme d’Etat, écrivain.

[4] Дмитро ЧИЖЕВСЬКИЙ, Історія української літератури від початків до доби реалізму, Тернопіль, 1994, с. 60. [Dmytro TCHYJEVSKY, Histoire de la littérature ukrainienne depuis ses débuts jusqu’à l’époque du réalisme, Ternopil, 1994. D’après l’édition de New York, 1956.]. Dans cette périodisation, D. Tchyjevsky n’évoque pas les courants contemporains post-réalistes qui, selon lui, doivent être étudiés à part.

[5] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 313.

[6] МОСКАЛЕНКО М., Тисячоліття: переклад у державі слова, Київ, 1995, с. 11. [MOSKALENKO M., Mille ans : la traduction à l’État de la Parole, Kiev, 1995, p. 11.]

[7] Skovoroda, Hryhory, Works in two volumes, Ukrainian Research Institute of Harvard University, National Academy of Sciences of Ukraine, Kyïv, 1994, t. 2, p. 440.

[8] Pour plus de détails concernant ce phénomène voir T. SIROTCHOUK, « Les « oiseaux migrateurs ou la face inconnue des Lumières russes », Conversation entre les Muses, Presses Universitaires de Nancy, p. 75-91.

[9] La tendance à nommer l’Ukraine « Petite-Russie » et l’ukrainien « le petit-russien » s’installe à cette époque en Russie et se propage en Ukraine.

[10] ДЗЮБА О., « Переводческая деятельность воспитанников Киевской академии (XVIII в.) », Культурные и общественние связи Украины со странами Европы, Киев, 1990, с. 66. [DZIOUBA O., « L’activité traductrice des élèves de l’académie de Kiev (XVIIIe s.) », Les relations culturelles et sociales de l’Ukraine avec les pays d’Europe, Kiev, 1990, p. 66.]

[11]Ibid., p. 58.

[12] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 68.

[13] Henri van HOOF, Histoire de la traduction en Occident, éd. Duculos, 1991, p. 25.

[14] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 68.

[15]Ibid., p. 61.

[16] MOSKALENKO M., op. cit., p. 151.

[17] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 60.

[18]Ibid., p. 63.

[19]Ibid., p. 66.

[20] Francis DVORNIK, The Slaves in European History and Civilization, Rurgers University Press, 1962, p. 301.

[21] MOSKALENKO M., op. cit., p. 155.

[22]Ibid., p. 156.

[23] DZIOUBA O., op. cit., p. 56.

[24]Українська мова. Енциклопедія, Київ, 2000. Стаття « Культура мови перекладу » [Langue Ukrainienne. Encyclopédie, Kiev, 2000. Article « L’approche culturelle de la langue de traduction »].

[25] Voir l’article Alexandrie dans O. BILETSKY, Textes choisis de l’ancienne littérature ukrainienne (jusqu’à la fin du  XVIIIe siècle), Kiev, 1967. (О. БІЛЕЦЬКИЙ, Хрестоматія давньої української літератури (до кінця XVIII століття), Київ, 1967.

[26] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 63.

[27]Ibid., p. 67.

[28] Skovoroda, H., op. cit., p. 185.

[29]Ibid., p. 211.

[30] DZIOUBA O., op. cit., p. 56.

[31] Avec la participation d’A. Baskov, d’après d’autres sources. DZIOUBA O., op. cit., p. 56.

[32]Langue Ukrainienne. Encyclopédie. Article «Monuments de la langue ukrainienne ».

[33] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 60.

[34]Ibid., p. 66.

[35] TCHYJEVSJY D., op. cit., p. 49-50.

[36] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 102.

[37]Ibid., p. 59.

[38] TCHYJEVSKY D., op. cit., с. 60 ; MOSKALENKO M., op. cit., с. 151.

[39] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 72.

[40]Ibid., p. 61.

[41]Ibid., p. 62.

[42] TCHYJEVSKY D., op. cit., p. 50.

[43]Ibid., p. 64.

[44]Ibid., p. 61.