Auteur : Ildikó Jozan; Traduction : Anikó Ádám

 

3.1. Cadre général introductif

3.1.1 À quel moment apparaît dans votre littérature la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

La littérature hongroise se renouvelle à partir des premières années du XXe siècle, mais beaucoup moins sous l’influence des mouvements littéraires européens que sous l’inspiration du modernisme européen suite au romantisme et, parallèlement, les traductions commencent à avoir une nouvelle voix, alors la logique des réflexions sur la traduction se transforme également.

 

3.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

3.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? Etc.) ?

Nos traducteurs travaillant ou débutant dans la première moitié du XXe siècle sont (par ordre chronologique des naissances) : Zoltán Somlyó (1882-1937), Oszkár György (1882-1945), Mihály Babits (1883-1941), Dezső Kosztolányi (1885-1936), Árpád Tóth (1886-1928), Lajos Áprily (1887-1967), Sarolta Lányi (1891-1975), Albert Gyergyai (1893-1981), László Kardos (1898-1987), Lőrinc Szabó (1900-1957), László Németh (1901-1975), Gyula Illyés (1902-1983), Anna Hajnal (1907-1977), Imre Trencsényi-Waldapfel (1908-1970), Miklós Szentkuthy (1908-1988), Miklós Radnóti (1909-1944), Géza Képes (1909-1989), István Vas (1910-1991), György Faludy (1910-2006), László Kálnoky (1912-1985), Géza Ottlik (1912-1990), György Rónay (1913-1978), Zoltán Jékely (1913-1982), Sándor Weöres (1913-1989), Győző Csorba (1916-1995), Gábor Devecseri (1917-1971), la liste pourrait toutefois être complétée.

Au début du XXe siècle, ce sont surtout Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Árpád Tóth et Lőrinc Szabó qui jouent un rôle primordial.

La langue maternelle de tous les traducteurs est le hongrois et ils sont tous appréciés comme traducteurs déjà de leur temps.

D’après Mihály Szegedy-Maszák, du point de vue de la modernité littéraire hongroise du début du XXe siècle, il est important de prendre en considération le fait que la plupart de nos écrivains et nos poètes sont nés en province et qu'ils sont fort attachés à cela sentimentalement (dans leurs écrits aussi), malgré le fait que leur carrière se déroule à Budapest et que ce soit la métropole qui rende possible ce développement, en tant que centre culturel et littéraire. (Voir Szegedy-Maszák 1995).

Aucun de ces écrivains ne pratique la traduction comme unique activité au sens où ils ont plusieurs métiers (parfois complètement différents) au cours de leur carrière pour gagner leur vie. (Par exemple, István Vas).

Áprily, Gyergyai, Kardos, Németh, Trencsényi-Waldapfel, Szentkuthy, Képes, Devecseri, professeurs d’enseignement secondaire ou supérieur, travaillent également comme historiens de la littérature.

Pour Somlyó, Kosztolányi, Árpád Tóth, Lányi, Géza Képes et Ottlik, la presse écrite ou radiophonique assure une source de revenu.

Plusieurs d'entre eux écrivent dans des journaux ou des rubriques littéraires, par exemple Babits, Kosztolányi, Árpád Tóth, Áprily, Kardos, Illyés et Rónay.

Ottlik écrit une rubrique de bridge, Lőrinc Szabó est lecteur-rédacteur, Anna Hajnal et Rónay sont lecteurs pour une maison d’édition, István Vas lecteur et rédacteur. Géza Képes fonde aussi une maison d’édition. Kálnoky est bibliothécaire, ensuite rédacteur d’édition, Jékely et Győző Csorba sont, eux aussi bibliothécaires, Weöres et Devecseri pratiquent également ce métier.

László Németh gagne sa vie comme médecin. László Kálnoky est fonctionnaire de l’état, István Vas est comptable dans des grandes entreprises, puis dans la fonction publique. Illyés est employée dans une compagnie d’assurance, il devient ensuite chargé de mission en affaires agricoles pour la presse.

Radnóti ne trouve pas de travail à cause de son origine juive, il vit alors uniquement de la littérature et en partie de la traduction.

Certains, parce qu'ils sont plus âgés ou parce qu’ils sont sans travail pour des raisons politiques, gagnent leur vie uniquement grâce aux activités littéraires (écriture ou traduction) pendant une période plus ou moins longue : par exemple Somlyó, Szentkuthy et  Illyés.

L'une des caractéristiques les plus importantes de l’histoire de la traduction du XXe siècle, surtout pendant la deuxième guerre mondiale et dans les années 1950-1960, est que, pour des raisons politiques, plusieurs auteurs sont capables de vivre uniquement de leurs traductions. Durant ces périodes, ils ne peuvent pas avoir de travail et ne peuvent pas publier leurs écrits. Ainsi, c’est la traduction qui leur permet de survivre : István Vas (1949-1953), Lőrinc Szabó (après 1945), Miklós Radnóti (pendant la deuxième guerre mondiale), László Kálnoky (dans les années 1960), Géza Ottlik et Zoltán Jékely (dans les années 1950), Sándor Weöres (dans les années 1950 et au début des années 1960, avec cette différence que ses poésies pour enfants sont éditées).

Pour leur formation, la plupart d’entre eux ont un diplôme en lettres : Babits en lettres hongroises et françaises, puis latines, Kosztolányi, Árpád Tóth, Áprily et Képes en hongroises et allemandes, Gyergyai a un diplôme de lettres hongroises, allemandes et françaises, Radnóti, Rónay et Illyés ont un diplôme de lettres hongroises et françaises, Jékely finit ses études comme historien de l’art, Imre Trencsényi-Waldapfel comme professeur de hongrois, de latin et de grec ; Devecseri de grec et de latin, Weöres a un diplôme d’histoire et de géographie, il s’inscrit aussi aux Facultés de droit, de philosophie et d’esthétique.

Lányi devient instituteur, Kálnoky et Győző Csorba finissent leurs études à la Faculté de droit ; Ottlik fait des études en mathématiques.

Plusieurs d'entre eux étudient dans des universités étrangères : Kosztolányi à Vienne, Gyergyai à Paris et à Lausanne, Áprily à Dijon, Illyés à Paris, Faludy à Vienne, Berlin, Paris et Graz. István Vas étudie à l’École supérieure de Commerce à Vienne ; Radnóti finit une année d’étude à une école de commerce de textile tchèque avant de s’inscrire à la Faculté des Lettres.

Beaucoup d’entre eux font des voyages plus ou moins longs : Kosztolányi (Autriche, France, Italie), Áprily (Europe de l’Ouest et du Nord), Radnóti (Paris), Gyergyai (comme interné au début de la première guerre mondiale en Bretagne et en Normandie), Jékely (Italie, Paris), Weöres (Europe de l’Ouest et du Nord, Extrême-Orient, Italie, USA), etc. Illyés passe quelques années en émigration à Paris ; Faludy passe la plus grande partie de sa vie à l’étranger (Paris, Londres, USA, Canada, etc.).

Les traducteurs ont également des origines très variées : Babits et Szentkuthy sont nés dans une famille aristocratique, Kosztolányi, Tóth, Lányi, Somlyó, Faludy, Németh, Jékely (fils de Lajos Áprily) sont issus d’une famille bourgeoise ; le père de Lőrinc Szabó est cheminot, le père d’Illyés est machiniste, sa mère, fille d’un prêtre, le père de Weöres est hussard, le père de  Radnóti est un commerçant juif, etc.

Que traduit-on ?

3.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

Le choix des textes traduits au début du XXe siècle est très riche : il n’y a aucune limite ni pour les genres, ni pour les époques. Les nouveautés sont des traductions de la littérature moderne européenne née après le romantisme, ce qui engendre un renouveau de la littérature hongroise.

En revanche, le renouveau de la poésie hongroise influence les traductions puisque les traductions du XIXe siècle semblent déjà surannées. On retraduit ainsi la plus grande partie des classiques déjà traduits au XIXe siècle : Dante, Shakespeare, Milton, Horace, Goethe, etc.

3.2.3. Peut-on constater à cette époque une réduction de l’écart entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et la traduction ?

La traduction de la littérature récente ou contemporaine commence en Hongrie à la fin du XVIIIe siècle. C’est surtout dans le domaine romanesque qu’on trouve des œuvres traduites publiées quasiment en même temps que leur original ou avec quelques années de retard seulement. Comme, par exemple, les ouvrages des auteurs les plus populaires, les romans de Dickens, ou Ivanhoe de Walter Scott, La foire aux Vanités (Vanity Fair) de Thackeray, etc. La plupart des œuvres littéraires traduites sont pourtant publiées, même au XIXe siècle, avec un décalage : la littérature contemporaine, dans le cas des romans, paraît en version hongroise 15 à 30 ans après la parution originale.

Au début du XXe siècle, la situation change quelque peu. À l’origine de ce changement se trouve le vif intérêt que la littérature hongroise porte à la culture occidentale. Le changement n’est néanmoins pas décisif.

C’est peut-être aussi en conséquence de cette orientation vers l’occident que les ouvrages ayant obtenu des prix littéraires sont traduits et publiés immédiatement ou dans les quelques années qui suivent. Par exemple, le roman de René Maran, récompensé en 1921 par le Prix Goncourt, intitulé en hongrois Batuala (en français Batouala,) est traduit par Dezső Kosztolányi en 1922. Thierry Sandre obtient le même prix en 1924 pour son roman Le Chèvrefeuille (en hongrois : Iszalag, 1926), ou le roman de Mauriac : Le Désert de l’amour (en hongrois : A szerelem sivatagja, 1925) qui obtient le Grand Prix de l’Académie française en 1926. Parmi les romans d’Henri Barbusse, Le feu qui obtient le Prix Goncourt en 1916 est traduit en hongrois avec deux ans de retard et son succès suscite la traduction des ses autres livres (La clarté, qui est publié en français en 1919 et traduit en hongrois en 1920, etc.), on peut dire la même chose pour les ouvrages de Claude Farrère.

Évidemment, les traductions ne sont pas toujours motivées par l'obtention des prix, c’est également la popularité qui peut susciter l’intérêt pour tel ou tel ouvrage étranger, bien que cet intérêt ne soit pas toujours très consistant. Anatole France, par exemple, est un auteur très lu en Hongrie à partir des années 1890. La traduction de certains de ses romans suit de quelques années leur parution en France, cependant ses autres livres seront traduits avec un décalage plus considérable.

En examinant les politiques et les stratégies de traduction aux XIXe et XXe siècles, il paraît important de distinguer la réception de l’influence. On peut parler d’une réception de premier degré (lecture en langue originale et / ou en langue traduite) et d’une réception de deuxième degré. La première est celle du premier lecteur et la deuxième est celle de l’interprète (et / ou traducteur) et se réfère aux textes récepteurs et critiques[1]. La réception de deuxième degré influence souvent la traduction ou la non-traduction délibérée des ouvrages.

Au XIXe siècle, la critique hongroise est plutôt méfiante, par exemple à l’égard du genre romanesque, jugé comme nuisible à la bonne morale. C’est ainsi que, lors d’un débat littéraire en 1858 dans les revues hongroises, Balzac et Stendhal sont blâmés comme auteurs immoraux.

Cette constatation est d’autant plus curieuse que les romans de Stendhal, par exemple, sont tous traduits et retraduits, mais seulement à partir du XXe siècle, et connaissent un succès immédiat auprès les lecteurs hongrois. Le Rouge et le Noir paraît pour la première fois en hongrois en 1905 (Salgó Ernő ; médecin de formation, journaliste, traducteur), De l’Amour en 1913 (Salgó Ernő), La chartreuse de Parme en 1923 (Marcell Benedek ; écrivain, traducteur, historien de la littérature) (Adam 2010).

On pourrait continuer à lister les exemples, tant dans le domaine du théâtre que de la poésie, mais si l’on considère la situation dans ses proportions, on constate que les traductions effectuées quatre ou cinq ans après la publication originale des ouvrages peuvent être classées dans la catégorie des exceptions. Les traductions publiées avec 6 ou 30 ans de retard peuvent être jugées comme contemporaines. Nous en connaissons beaucoup d’exemples, déjà au XIXe siècle.

3.2.4. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduits jusque là ? Si oui, lesquelles ?

Le champ des œuvres traduites s’amplifie considérablement. Hormis les retraductions des classiques antiques, on traduit maints textes de la littérature anglaise, allemande et française (on a du mal à en établir un ordre quantitatif), on publie en version hongroise de plus en plus d’ouvrages russes. Il y a de plus en plus de traducteurs d'œuvres scandinaves, italiennes et espagnoles et la littérature des peuples voisins n’est pas à négliger non plus.

3.2.5. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

  • Baudelaire : Les Fleurs du Mal [Romlás virágai], traduit par Mihály Babits, Árpád Tóth et Lőrinc Szabó, 1923
  • Œuvres de Shakespeare retraduites

- Traduction de The Tempest [A vihar] par Babits, 1916

- Traductions par Kosztolányi : The Winter’s Tale [Téli rege], 1924, Romeo and Juliet [Romeo és Julia], 1930, King Lear [Lear király], 1943.

- Traductions de Lőrinc Szabó : Sonnets de Shakespeare [Shakespeare szonettjei], 1921 ; 1948 : édition revue, Timon of Athens [Athéni Timon], 1935, As You Like It [Ahogy tetszik], 1938 ; 1956 : édition revue, Macbeth, 1939.

  • Les anthologies, établies par les poètes traducteurs à partir de leurs propres traductions de poésie, jouent également un rôle particulier et très important.

- Mihály Babits publie ses traductions de Poe, Tennyson, Baudelaire, Rossetti, Swinburne, Vogelweide, Wilde, Meredith, Keats, etc. sous le titre Pávatollak [Plumes de paon] en 1920.

- Dezső Kosztolányi traduit entre autres Poe, Longfellow, Whitman, Shelley, Keats, Tennyson, Wilde, Maeterlinck, Verhaeren, Rimbaud, Baudelaire, Verlaine, Maupassant, Stuart Merrill, Jean Moréas, Géraldy, Heredia, Leconte de Lisle, Rilke, dans un recueil intitulé Modern költők [Poètes modernes] en 1914, suivi d’une édition complétée en 1921.

- Árpád Tóth, dans son recueil Örök virágok [Fleurs immortelles] (1923), traduit entre autres Villon, Ronsard, Milton, Goethe, Shelley, Keats, Musset, Browning, Verlaine, Rimbaud, Samain, Jammes, Baudelaire, Wilde, etc.

- Lőrinc Szabó dans son anthologie intitulée Örök Barátaink [Nos amis éternels] (1941, 1948), fait paraître ses traductions de Goethe, de Hofmannsthal, de Baudelaire, de Hölderlin, de Verlaine, de Stefan George, de Gautier, de Trakl, de Dehmel, de Coleridge, de Byron, de Rilke, de Horace, d’Ovide, de Burns, de Shakespeare, de Yeats, de Mörike, etc.

  • Nouvelle traduction intégrale de Divina commedia de Dante par Mihály Babits, Isteni Színjáték [Divine comédie] : Pokol [Enfer] (1913), Purgatórium [Purgatoire] (1920), Paradicsom [Paradis] (1923).
  • Traductions de Villon

- Traductions de György Faludy : François Villon balladái [Ballades de Villon], 1937

- Traductions de Lőrinc Szabó : A szegény Villon tíz balladája és A szép fegyverkovácsné panasza [Dix ballades du pauvre Villon et Les regrets de la belle Heaulmière] (1939), Villon Nagy testámentuma [Grand Testament de Villon] (1940).

  • Sophocle : Antigoné [Antigone], traduit par Imre Trencsényi-Waldapfel, 1947.
  • Goethe : Ős-Faust [Urfaust], traduit par Jékely Zoltán.

Comment traduit-on ?

3.2.6. Formule-t-on des exigences concernant le respect du texte traduit, la mention du nom de l'auteur, du traducteur, la nécessité de traduire directement à partir de la langue originale ?

Dans la première partie du XXe siècle, la fidélité à la forme et au contenu du texte original apparaît pour les traductions comme une exigence univoque et dans les cas où cette fidélité ne se réalise pas, la critique réagit violemment. Certaines traductions de poésie de Kosztolányi, ainsi que la traduction, ou plutôt la transcription, de Villon par György Faludy sont par exemple vivement critiquées. Sous la fidélité formelle, dans le cas des poèmes, tout le monde comprend la traduction en vers, la traduction en prose n’est pas acceptée et n’est pas pratiquée non plus. Cependant la fidélité est différemment interprétée d’un traducteur à l’autre, la théorie et la pratique se contredisent l’une l’autre (c’est-à dire qu’au nom de la fidélité la plus rigoureuse, les traductions utilisent les mêmes procédés que les traductions appuyées par des réflexions plus nuancées soulignant le côté très problématique de la notion).

Le nom du traducteur est toujours indiqué d’une manière conséquente, en général avec de plus petits caractères que celui de l’auteur pour montrer son infériorité.

Les traducteurs se soucient de traduire des langues qu’ils connaissent mais la traduction brute à l’aide d’une langue de transfert est également permise, ou plutôt tolérée. On souligne, surtout dans la deuxième moitié du siècle, que ce n’est pas une bonne solution, mais dans certain cas, par exemple dans celui des traductions des œuvres des petites langues, cette méthode est acceptable.

Dans la première partie du siècle, Kosztolányi traduit des œuvres des auteurs du danois, du japonais, du chinois, du tchèque et du russe par l’intermédiaire de traductions anglaises, françaises ou allemandes.

3.2.7. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

La première moitié du XXe siècle (mais nous pouvons dire tout le siècle) est particulièrement riche en réflexions théoriques. Les idées de bases sont bien sûr les mêmes que les questions posées depuis des siècles : le rapport des langues, le problème de la fidélité formelle et de contenu, « les libertés » et les possibilités du traducteur.

Ci-dessous, nous ne pouvons que brièvement résumer les réflexions des quatre personnalités les plus importantes de l’époque, en nous appuyant sur le travail d’Ildikó Józan Baudelaire traduit par des poètes hongrois. Vers une nouvelle théorie de la traduction (Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009).

Mihály Babits

Au tout début du XXe siècle, la nécessité se fit sentir en Hongrie de repenser l’idée de la littérature et d’en rénover radicalement la pratique. Les concepts qui reviennent le plus souvent dans la discussion sont ceux de langue, d’art, d’effet et d’idée. Autant la recherche d’une définition de la littérature qui ferait l’unanimité parmi les auteurs de l’époque semble utopique, autant la nouvelle génération insiste sur les effets langagiers propres à la littérature, sur le caractère instinctif, et donc impossible à enseigner, de ce jeu linguistique essentiellement suggestif.

Dans le premier quart du XXe siècle, les réflexions gravitent autour de la reconnaissance de la dimension artistique de la littérature : l’art, estime-t-on, n’a d’autre but que lui-même et être écrivain ou artiste est le don de privilégiés. C’est chez Mihály Babits que le critère de « művésziség » [« l’artistique »] est le plus fort accentué. L’artistique est à ses yeux, un mode instinctif d’utilisation de la langue, défini par le talent de l’usager. Babits déplore souvent que l’incapacité du traducteur à exploiter la langue empêche le texte d’atteindre le rang de l’art – qu’il se garde d’ailleurs de définir précisément.

Dans la pensée de Babits, la description de l’art ou de l’artistique est étroitement liée à l’exigence que la traduction ressemble à une (hypothétique) version ou à un état idéal, à l’existence supposée d’un « idéal » ou d’une « perfection ». Il déclare dans son étude intitulée Dante fordítása [Traduire Dante] :

Pour d’autres chefs-d’œuvre, je peux m’imaginer plusieurs bonnes traductions, mais tel tercet de Dante me semble n’admettre, en n’importe quelle langue, qu’une solution unique et parfaite. Tant pis pour le traducteur qui n’y parvient pas. C’est du reste une affaire d’inspiration, tout comme la résolution des énigmes ou des charades : la trouvaille doit apparaître au traducteur comme dans un éclair. On voit que ce travail est loin d’être mécanique. (Babits 1912a. Babits 1912b, 286. Nous soulignons. I. J.)

Babits lie la différence des langues à celle des modes de réflexion (« la richesse de la langue est en même temps richesse de pensée »). L’héritage linguistique, soutient-il, est aussi un héritage spirituel (Babits 1910b). Il revient sur cette même idée dans l’article déjà cité sur la traduction des œuvres de Dante. « C’est en effet à l’aide du langage, écrit-il, qu’on est à même de penser ; la faculté d’adaptation du langage hérité est si petite qu’on ne peut, pour ainsi dire, concevoir que ce que la langue nous permet » (Babits 1912b). La langue, dans l’analyse de Babits, a parmi ses virtualités d’être aussi bien un outil au service de l’art qu’un obstacle pour lui, dans le cas des manifestations qui n’ont pas de contenu linguistique. C’est ce que montre, par exemple, le fait que la relation entre signifiant et signifié diffère d’une langue à l’autre. La traduction permet de contourner cet obstacle. Par la fidélité à la forme, elle aspire à supprimer définitivement la contrainte selon laquelle ce qui est hors de la langue ne pourrait se manifester qu’en se faisant langue.

Le respect de Babits pour les formes revêt plusieurs significations. Il signale, d’une part, la corrélation entre les formes poétiques rencontrées dans les œuvres étrangères et celles que l’on peut considérer comme leurs équivalents dans la littérature hongroise, une corrélation qui est pour lui la preuve de l’existence d’une mémoire collective et d’un éternel humain. Ce respect est, d’autre part, lié à une approche historique où la forme garantit à l’œuvre traduite la possibilité de s’intégrer dans la tradition littéraire marquée par sa propre langue. Qu’il s’agisse de la question de la traduction ou de celle de la « littérature mondiale », ce n’est donc pas un hasard si Babits croit découvrir l’unité et l’identité, bien plus que la différence, dans des textes de langues différentes, grâce à ce concept de « l’éternel humain ». L’introduction à l’Histoire de la littérature européenne se réfère aussi à la primauté a priori de l’idée de l’identité :

Les pensées [...] s’entre-impliquent [...]. Cette continuité de la pensée constitue en elle-même la littérature. Les poètes [...] se répondent les uns aux autres, à travers l’espace et le temps. L’expression trouvée un jour pour telle attitude existentielle réveille une autre conscience, qui va alors à son tour chercher sa propre expression. C’est la psychologie de l’effet, appliquée à la littérature mondiale. Homère réveille Virgile, Virgile réveille Dante, et les siècles ne comptent pas. Ils se répondent aussi les uns aux autres dans leurs langues respectives : c’est la tradition de la littérature mondiale. Ils s’empruntent mutuellement des formes, des images, des thèmes. L’originalité parfaite n’existe pas. La littérature mondiale possède une langue commune, un arsenal et un trésor communs. S’il est possible de donner de nouveaux sens aux mots, d’en créer de neufs de temps à autre, il nous est par contre impossible de ne parler qu’avec des mots sans passé. (Babits 1935)

L’asymétrie qui porte Babits à séparer et à différencier les œuvres originales des traductions est au plus haut point caractéristique de sa pensée. Chez lui, le texte traduit, si réussi soit-il, n’est rien d’autre qu’une réalisation linguistique provisoire. Il n’atteint jamais à la perfection, certes purement hypothétique, à laquelle il pourrait s’élever à travers les traductions ultérieures qui absorberaient en elles les versions déjà établies.

Un gouffre infranchissable sépare chez Babits l’original et le texte traduit. Selon lui en effet, le texte traduit ne trouve son identité qu’en dépassant les limites de la langue. Ce dépassement définit une bonne traduction. Les exigences théoriques que Babits formule à l’égard du texte traduit sont toujours confrontées à la vision du critique interprétant un texte concret et à celle du poète ou du traducteur parlant de leur travail. Babits admet, dans le cas de ses propres traductions ou de celles des autres, que le texte traduit peut être reconnu comme un texte littéraire (un bon texte). Il ne cesse toutefois de souligner qu’il n’examine pas le texte en tant que traduction (c’est-à-dire pas en tant qu’il ressemblerait de près ou de loin à l’original ou lui serait identique), mais en tant qu’œuvre hongroise. C’est donc dans sa différence fondamentale qu’il donne au texte sa valeur. Sitôt qu’il considère qu’une traduction peut devenir un texte littéraire à part entière, son examen quitte la problématique de la traduction définie préalablement comme la recherche de l’identité entre des textes de langues différentes. Babits semble finalement ne pas trouver d’œuvres qui pourraient répondre aux exigences théoriques qu’il formule.

Il retire même à ses propres traductions le droit de se donner pour représentatives des définitions qu’il a établies. Ce qui revient à avouer que ces textes sont impossibles à interpréter selon les règles qu’il a lui-même fixées. Il s’en défend en ces termes, au sujet des textes publiés dans son recueil de traductions poétiques publié en 1920 et intitulé Pávatollak [Plumes de paon] :

Lorsque j’ai traduit Dante ou Shakespeare, je voulais satisfaire à toutes les exigences de la traduction. Mais c’était pour moi seul que j’ai traduit ces poèmes. Pour apprendre d’eux. J’ai fait des essais : cette voix, cette voix comment sonne-t-elle en hongrois ? À quoi ressemblerait le poème dans cette langue ? Ce qui importait était justement le poème hongrois, pas l’anglais ou le français. C’était mon poème qui comptait, pas celui du « poète étranger ». J’ai maintes fois changé le texte, pour la simple raison que quelque chose me plaisait mieux autrement, à moi, en hongrois. Il y a des malentendus conscients dans ces poèmes. Certains, comme les Charmides ou les Lótusz-evők, puisaient pleinement aux sources du monde imaginaire de ma propre poésie ou des couleurs de mon âme...

Le lecteur reconnaîtra d’ailleurs souvent ici un mot, là un tour pris à mes propres poèmes et intégrés à ces textes. D’autres paraissent pour la première fois dans ces pages : c’est le moyen d’essayer leur effet, afin qu’ils trouvent plus tard leur place définitive dans l’un de mes poèmes. […]

Qu’il [le lecteur] ne recherche pas autre chose que de beaux poèmes dont l’existence est sans doute légitime, bien que leur origine ne le soit pas forcément, puisqu’il serait difficile de désigner le véritable père de certains. Qu’il ne recherche pas une « anthologie des poètes étrangers », anglais ou grecs, il ne trouvera qu’un poète hongrois, un pauvre hibou qui se pare de plumes de paon...  (Babits 1939, 411-412)[2]

En 1923, à propos du recueil de traductions d’Árpád Tóth Örök virágok [Fleurs immortelles], Babits déclare à nouveau que les traductions élaborées jusqu’à la fin des années 1910 – et il pense autant aux travaux de Tóth qu’aux siens – n’ont pas pleinement satisfait à l’exigence de fidélité. Il aimerait toutefois que ces traductions soient considérées comme des réalisations éminentes de la littérature hongroise.

On pourrait classer les traductions d’Árpád Tóth en deux catégories. Dans les plus anciennes, on ne reconnaît ni plan ni principe théorique, seulement l’art volant de fleur en fleur et ne jouissant que de lui-même. C’est plutôt la traduction qui sert de prétexte au poème. Rendre l’œuvre étrangère ne semble pas être son but, mais plutôt l’occasion de faire briller et d’exercer une virtuosité parfaite, un art compliqué et singulier. Ceux qui, comme moi, traduisaient des poèmes en hongrois depuis les vingt dernières années ont tous commencé ainsi : comme de libres incursions dans l’empire de la littérature européenne, avant que ne se mette en route l’expédition régulière de conquête (c’est aussi le cas de mon recueil des Plumes de paon) […]. (Babits 1923)

Lorsque Babits publie en 1939, dans ses œuvres complètes, les Traductions mineures [Kisebb műfordításai], il insiste sur les critères qui ont présidé à la sélection des textes. Parmi ses nombreuses traductions, il ne republie pas « toutes celles qui ne sont que des traductions, même si elles sont réussies en tant que telles » (Babits 1939, 414). Le principe des œuvres choisies – dans le souci d’une représentation de son œuvre – fait passer au second plan les exigences théoriques relatives à la traduction. Cependant, s’agissant des poèmes d’Amor Sanctus (1933) et des traductions de Baudelaire [Fleurs du Mal / Romlás virágai], de Poe, de Sophocle et de Goethe, il signale qu’il s’est efforcé, dans sa pleine responsabilité de traducteur, de satisfaire à toutes les exigences légitimes impliquées par ce travail (Babits 1939, 415).

Babits considère de plus en plus la traduction comme un outil au service de la reconnaissance ou de la diffusion de la « grande littérature », de la défense du rang canonique de l’œuvre originale. En effet, la perpétuation de l’unité de la littérature mondiale réclame que les grands créateurs trouvent aussi dans les petites littératures la place qui leur revient.

Le traducteur, en tant que sujet interprétant, revient au premier plan lorsque diminue l’importance de l’exactitude philologique et l’exigence de fidélité qui s’y attache. Quand Babits réunit ses Traductions mineures [Kisebb műfordításai], en 1939, c’est précisément en fonction de ces principes qu’il évalue les textes retenus. Il écrit dans la Préface :

Je n’ai retenu que les pièces dont je considère qu’elles ont contribué à la progression de mon art, qu’elles font partie de mon œuvre de poète. Je les ai d’ailleurs retenues même si, en tant que traductions, elles ne répondaient pas entièrement au critère de fidélité. Elles ont été élaborées à des périodes très différentes, dans des objectifs et avec des principes qui n’ont pas toujours été les mêmes. On y trouvera des travaux d’une précision philologique et des pastiches arrogants. (Babits 1939, 414)

Il est intéressant de constater que, chez Babits, le couple traduction et philologie est beaucoup plus étroit que le couple traduction et interprétation. Babits exclut tout simplement certains textes du domaine d’application de la traduction, dans la mesure où ils ne répondent pas à des principes philologiques. Il contredit par là le titre du recueil et sa présentation comme « édition complète » d’une œuvre de traducteur. Cette contradiction théorique est d’ailleurs déjà exprimée dans la préface de Plumes de paon, reprise dans le volume des Traductions mineures (Babits 1939, 411). Dans ses notes de travail sur la traduction de Dante, il distingue différents rôles : comme traducteur et au nom du principe de la liberté du travail créateur, il renonce à l’exigence d’une ressemblance parfaite ; comme poète, il en finit avec l’idée d’originalité. Il termine sur une référence au travail des copistes du Moyen Âge.

Je ne me sens pas traducteur. Seul un poète peut traduire Dante. Mais le poète que je suis est-il digne de Dante, est-il assez proche de lui ? Je l’ignore, mais si je ne le croyais pas, je n’en aurais pas écrit un tercet.

Je renonce à cette vanité d’attendre qu’on me considère comme un poète original. Je m’efforce d’offrir à mon peuple le plus beau livre que je peux. Et tel le copiste médiéval j’y écris en tête : lisez-le donc volontiers, car il est vraiment bon. (Babits 1912a)

L’indétermination du rôle et de la place du traducteur, l’ambiguïté irréductible de sa relation au texte creusent là encore la réflexion de Babits. C’est peut-être à partir de ce moment que la traduction devient véritablement l’affaire des traducteurs et un territoire inconnu pour la critique littéraire.

L’horizon critique peut chez Babits être confronté aux prises de position du traducteur. Les traducteurs du XIXe siècle avaient conçu la pratique traductive et la critique des traductions comme deux sphères antagonistes et ils avaient soutenu que leurs objectifs respectifs requéraient des outils différents. Babits, en revanche, s’efforce jusqu’au bout de fusionner les deux approches. Il s’emploie au moins, au cas où cette entreprise serait vouée à la faillite, à rendre invisible leur contradiction. De là vient l’impression, qu’il peut éventuellement donner, d’être plus indulgent envers ses propres traductions qu'envers les textes traduits par autrui. Ce n’est donc pas un hasard si Árpád Tóth, confrontant dans un de ses articles les traductions de Babits aux exigences qu’il formule sur la traduction en général, avance les remarques suivantes :

Des qualités typiques qu’on puisse attendre du traducteur idéal, il a l’une des plus importantes, mais pas l’autre. Voici celle qu’il a : une maîtrise parfaite de l’art de la versification et plus encore de l’expression, qui ne laisse rien passer des difficultés formelles. Et voici celle qui lui manque : la soumission de la personnalité du traducteur aux singularités de celle du poète original. Babits lui-même, dans la préface à son recueil de traduction, y fait allusion : il dit avoir à plusieurs reprises modifié le texte, tout simplement parce que quelque chose dans l’interprétation hongroise de celui-ci lui plaisait mieux autrement – entendez : babitsement ! [...] Là réside tout le charme des traductions de Babits – une énergie formidable, fraîche, vivante qui, avec une attention presque trop scrupuleuse au matériau imaginaire des poèmes originaux, avec une magyarisation soigneuse et extrêmement détaillée des mouvements poétiques sensibles, mélange encore et encore les valeurs d’une irréductible originalité, d’une manière poétique singulière. […] son art s’oppose à celui des traducteurs qui agencent les éléments du poème les uns aux autres avec soin mais sans passion, et dont le texte agit avec la monotonie atone des mélanges chimiques… (Tóth 1920a)

Les principes que Babits décrit en 1924, dans son étude intitulée Shakespeare-fordítás [La traduction de Shakespeare], méritent d’être cités. Cet écrit n’eut aucun écho à l’époque, mais il exerça une influence importante sur les théories de la traduction qui se développèrent dans les années 1940. Babits y résume en dix-huit points la manière dont il conçoit la traduction des drames de Shakespeare. Dans la mesure où la majorité de ses vues ont encore cours aujourd’hui chez les traducteurs, puisqu’elles ne concernent pas seulement le théâtre, mais les œuvres poétiques en général, retenons ici quelques points :

2. Ce n’est pas seulement un droit, mais aussi un devoir du traducteur que de reprendre une solution qu’il considère comme l’unique solution possible ou convenable, en quelque traduction ancienne qu’il l’ait découverte, et d’utiliser des traductions étrangères de Shakespeare.

4. Il faut, dans tous les cas, conserver le nombre de vers du poème. Les demi-vers doivent rester des demi-vers. Il faut, autant que possible, imiter les enjambements qui sont tellement caractéristiques de certaines époques de Shakespeare.

5. Partout où il y a des rimes dans l’original, qu’il y ait des rimes dans la traduction aussi, mais nulle part ailleurs. Cela vaut pour tous les ornements poétiques en général, comme pour l’allitération par exemple.

7. Il faut que le poème et la langue de la traduction soient lisses et sonores là où ils le sont dans l’original, et qu’ils restent rugueux là où l’original est rugueux. [...] Dans les parties rimées, il faut conserver avec une exactitude parfaite l’alternance des rimes féminines et des rimes masculines.

10. L’audace de l’expression ne doit pas nous effrayer. Nous avons intérêt à traduire mot à mot les audaces poétiques, aussi inaccoutumées qu’elles puissent paraître, plutôt que de vouloir les apprivoiser et les mettre sous le joug du « c’est ainsi qu’on le dirait en hongrois », car nous perdrions ainsi tout le sel de l’expression.

[...]

13. Nous devons autant que possible nous efforcer de conserver l’étincelle, le naturel et la légèreté des scènes prosaïques et particulièrement celles qui reposent sur des bons mots, sans les alourdir sous la chape de la fidélité philologique. À l’exemple de Shakespeare nous ne devons pas nous effrayer de l’argot, des mots étrangers, etc.

15. Nous remplaçons les jeux de mots par des jeux de mots hongrois.

Dezső Kosztolányi

Les travaux de Babits rencontrèrent une large approbation auprès de ses contemporains comme dans la postérité, immédiate ou plus lointaine. Ceux de Kosztolányi, en revanche, suscitèrent de son vivant déjà de très vives controverses. On ne saurait, par exemple, présenter sa conception de la traduction sans évoquer la querelle d’interprétation suscitée par sa traduction de The Raven / Le Corbeau d’Edgar Poe [A holló] et par son Tanulmány egy versről [Étude sur un poème].

Kosztolányi formula à plusieurs reprises l’idée de l’interdépendance, de l’interférence de la langue et de la pensée, et la conviction que la signification d’un mot n’est jamais définitivement fixée. En réponse aux critiques d’Artúr Elek sur sa traduction de The Raven, il écrit ainsi :

Si l’on accepte que la traduction a raison d’être, on ne peut pas contraindre le traducteur à une fidélité à la lettre, puisque cette fidélité n’est qu’infidélité. La matière des langues est différente. Artúr Elek, qui est un critique averti en matière d’arts plastiques et de littérature, comprend bien que le sculpteur accomplit différemment son devoir lorsqu’il doit sculpter quelque chose en marbre plutôt qu’en terre ou en bois. Le changement de matière exige une adaptation, et ils sont deux à travailler à la statue : le sculpteur et la matière elle-même[3]. (Kosztolányi 1913)

La citation, qui découle directement de la définition de la langue selon Kosztolányi, montre bien que derrière l’idée de l’impossibilité de la traduction se devine une représentation de la transcription littérale. Celle-ci suppose que les significations du mot ne se recouvrent pas parfaitement d’une langue à l’autre, mais que l’interprète peut, dans une certaine mesure, identifier leurs contextes interprétatifs. L’impossibilité ne signifie pas que Kosztolányi considère a priori tout texte traduit comme une œuvre ratée ni qu’il faudrait renoncer à la pratique de la traduction. Elle signale plutôt que les limites de la ressemblance ou de l’identité de l’original et de la traduction révèlent en même temps les territoires périphériques d’une manifestation nouvelle de la littérarité.

Bien que certains historiens de la littérature présentent les conceptions de la traduction de Babits et de Kosztolányi comme nettement antagonistes, et que les deux auteurs divergent sur de nombreuses questions, leurs interprétations ne diffèrent pas en tout. Il est vrai, en revanche, que, partis des mêmes prémisses, ils parviennent souvent à des conclusions différentes. La proximité de leurs centres d’intérêt fait que tous deux poursuivent, même involontairement, un dialogue sur un certain nombre de questions. Chacun insiste, par exemple, sur l’interdépendance de la langue et de la pensée et admet aussi que la personnalité du traducteur transparaît dans le texte traduit. Toutefois, sur cette dernière question, Kosztolányi souligne l’impossibilité d’effacer la voix personnelle, trait dans lequel il voit même des possibilités de significations nouvelles, Babits aurait plutôt tendance à exclure dans ses écrits théoriques qu’une bonne traduction (ou une traduction fidèle) en laisse passer la moindre trace.

Dans nombre de ses textes, Kosztolányi s’intéresse aux relations entre la langue hongroise et les autres langues, aux possibilités expressives des langues maternelle et étrangère. En dépit de l’importance qu’il accorde à l’expérience et à la connaissance de la langue étrangère, la langue maternelle (dans son cas le hongrois) lui apparaît le mode d’être au monde le plus complet et le plus authentique. La langue étrangère offrirait toujours moins de possibilités à l’interprétation ; une sorte de manque s’y ferait toujours sentir.

Étude sur un poème, publiée en 1920, définit une méthode d’interprétation qui consiste pour l’essentiel à centrer l’attention sur le poème lui-même, à l’exclusion de toute autre considération. L’objectif de Kosztolányi dans cette étude n’est donc pas de définir la nature de la traduction. Le critique montre plutôt l’inextricable entrelacement de la pensée et de la forme. La question de la traduction s’y inscrit à travers le cas du célèbre huitain de Goethe « Chant nocturne du voyageur / Wandrers Nachtlied », encore connu sous le nom de « Sur tous les sommets / Über allen Gipfeln ».

La première étape consiste en une traduction mot à mot du poème, destinée à tenter de répondre le moment venu à la question déjà mentionnée : « pourquoi ce poème est-il beau ? » Ce qui revient à dire que l’interprétation du texte littéraire est comparable à l’opération de traduction. À travers la traduction brute, Kosztolányi montre que le fond et la forme dépendent étroitement l’un de l’autre et que la destruction de cette unité menace de détruire le caractère poétique du texte.

Kosztolányi aborde ensuite les questions de la traduction et envisage les traductions hongroises. Selon lui, « la traduction ayant pour but de créer, à travers une similitude de pensée et de forme, un effet pratiquement identique à celui de l’original, elle est l’occasion d’examiner en particulier ces deux éléments » (Kosztolányi 1920a). Les différentes traductions, comme les différentes possibilités d’interprétation, permettent chaque fois de nouvelles lectures du texte allemand. Kosztolányi donne une analyse détaillée du poème et élabore lui-même une nouvelle traduction. Il revient alors à l’« énigme » que constitue le texte original et à l’unité inséparable du « corps » et de l’« âme ». Lorsqu’il affirme au cours de l’interprétation de sa propre version, à propos de la rime « a szél lehelete is / te is » [4], que l’écho qu’elle produit est l’unique solution pour le texte hongrois, nous ne pouvons manquer de penser à la réponse de Babits, persuadé qu’il n’existe qu’une traduction du texte étranger qu’on puisse considérer comme le correspondant parfait de l’original [5].

Sept traducteurs ou critiques ont réagi, dans les colonnes de Nyugat [6], à l’Étude sur un poème de Kosztolányi, en publiant leur propre traduction du célèbre huitain de Goethe, suivie d’un commentaire (Jenő Dóczy, Árpád Tóth, Oszkár Gellért, Árpád Pásztor, István Kardos). Deux autres (Zsigmond Móricz, Ede Kabos) se contentèrent de publier leur version de la traduction. À l’exception de celui de Jenő Dóczy, tous les articles tentent d’apporter une réponse à la question posée par Árpád Tóth à la fin de son texte : « À quoi donc devrait ressembler la traduction hongroise d’un poème immortel ? » (Tóth 1920b) Mais aucun d’eux ne se vante d’avoir réussi.

Kosztolányi opère un retour, deux numéros plus tard, sur son étude publiée dans Nyugat, et examine les échos qu’elle a suscités. Il passe alors en revue les noms des écrivains et critiques qui l’ont approuvé et les raisons de leur adhésion à ses vues :

[...] j’ai déjà signalé dans mon étude que « d’autres présenteraient de façon foncièrement différente » ce poème, et qu’il fallait faire leur place à ces visions personnelles. La véritable grandeur de tels chefs-d’œuvre réside justement dans le fait qu’ils nous éveillent chacun à nos propres sentiments, comme s’ils s’adressaient personnellement à nous. Comment pourrions nous ne pas réagir différemment à ces détails, surtout quand c’est en tant que poètes que nous les réécrivons  (Kosztolányi 1920a).[7]

L’apport de ce débat n’est pas seulement de montrer que traduction et interprétation ne font qu’un dans la pensée de Kosztolányi. Dans l’article par lequel il clôt le débat, sans dissiper toutes les incertitudes, Kosztolányi précise sa conception de la traduction (cf. Kosztolányi 1920b). Avec la densité propre à son expression et une patience toute pédagogique, il insiste encore : l’interprétation est toujours étroitement liée à la personne de l’interprète, la variété des possibilités d’interprétation est le signe auquel on reconnaît les chefs-d’œuvre. Enfin, au cours de la traduction, le texte s’enrichit de nouvelles possibilités d’interprétation.

Kosztolányi donne à sa conception de la traduction son « expression définitive », dit-il lui-même, dans la préface de janvier 1921 à la seconde édition de Modern költők [Poètes modernes] (Kosztolányi 1988). Ce texte reprend des idées en partie déjà exprimées auparavant, dont il donne aussi une formulation plus claire. La préface commence par une mise en garde du traducteur. Elle répète ainsi un motif important de la préface que Babits avait donnée à son recueil de traductions poétiques Plumes de paon (1920). Babits y exigeait une lecture prudente des textes traduits, et demandait de ne les prendre ni pour des originaux ni pour les représentants de droit de l’original : Kosztolányi attire l’attention sur le fait que ses traductions ne sont qu’un « produit dérivé » de son travail artistique et qu’il ne les a pas élaborées en vue de la publication, seul le hasard ayant présidé à celle-ci [8]. Il insiste d’autre part sur l’impossibilité d’effacer du texte la marque de sa personnalité. À travers l’exemple de la traduction mutuelle des œuvres de Byron par Goethe et de Goethe par Byron, il affirme que la présence sensible de la voix du traducteur dans le texte traduit est un corollaire nécessaire de toute traduction, dont il n’est pas légitime d’exiger l’élimination.

Dans la préface à la seconde édition de Poètes modernes, Kosztolányi réagit aussi aux critiques adressées à ses traductions plus anciennes. Parmi les questions soulevées par ses contradicteurs, la principale concerne « la fidélité à la forme et au fond ». Le premier point à trancher est fondamental : est-il possible de traduire un poème d’une langue dans une autre ? La réponse oppose un démenti à la description de la fidélité comme du sème de l’identité entre les textes de langues différentes :

Est-il possible de traduire un poème d’une langue dans une autre ? Non, ce n’est pas possible. Et pourquoi ? Tout simplement parce que désir par exemple signifie vágy en hongrois, que le mot français compte cinq lettres et a un son aigu, tandis que le mot hongrois en compte quatre et a un son grave. Si je traduis de façon à ne laisser perdre aucune nuance, alors la traduction fera naître dans l’esprit du lecteur presque les mêmes idées que l’original, mais la coloration de ces idées sera différente, foncièrement différente puisqu’en effet les mots, dans ce poème, ne sont pas seulement les signes d’idées, ils sont aussi les signes sonores de valeurs musicales. […] Celui qui veut traduire des poèmes étrangers est pris entre tous ces feux, car il faut trouver d’une façon ou d’une autre un moyen de satisfaire aux deux exigences, musicale et intellectuelle. C’est la raison pour laquelle je souris souvent en entendant parler de la fidélité d’une traduction. À qui, à quoi est-elle fidèle ? Au dictionnaire ou à l’âme du poème ? Traduire est impossible, on ne peut que transplanter, réécrire. (Kosztolányi 1917 = Kosztolányi 1988, 533–534)[9]

Kosztolányi refuse d’assimiler la traduction à une simple identité appréhensible par des outils situés en dehors de la langue, ou encore à une équivalence réalisée et certifiée à un niveau pour ainsi dire institutionnel. Il décrit, au contraire, la traduction comme fondée sur l’actualisation de la relation entre le(s) texte(s) et le lecteur (y compris le traducteur), et de ce point de vue, donc, comme possibilité recevable d’identification, comme mise en question de la confiance du lecteur en le traducteur. Kosztolányi justifie le fait que l’identification du texte original et de la traduction, ainsi que la perception de l’interférence des textes dépendent de l’interprète par la « matérialité » des langues et la différence d’une langue à l’autre de la relation signifiant / signifié. Se plaçant dans la perspective du traducteur, il fonde sur les mêmes motifs l’assurance que la traduction ne saurait être qu’une réécriture prenant en compte avec la même acuité les possibilités interprétatives du texte source et du texte cible.

Kosztolányi se représente fondamentalement le traducteur comme un écrivain ou un poète vivant dans la tradition littéraire du texte cible[10]. À ses yeux, le traducteur ne se distingue des poètes non-traducteurs que dans la mesure où la situation de son travail entre plusieurs textes et plusieurs langues le met en permanence au contact d’une dimension fictionnelle, alors que les poètes non-traducteurs peuvent encore puiser quelque chose à la « réalité » et avoir le choix entre mimésis et fiction.

Et puisque la nouvelle poésie a sauvé le poète du devoir de copier servilement la réalité en lui donnant le droit de choisir selon son sentiment et de mettre l’accent sur les détails qui lui semblent, à lui, importants, elle ne peut pas avoir par ailleurs asservi le traducteur. Lui aussi a reçu la possibilité d’agir librement avec le poème, en fonction de la matière de son inspiration. Le traducteur évolue donc également en toute indépendance entre les cercles. Afin de rester au plus près de l’esprit du texte, il refuse de lui être fidèle par crainte ou par contrainte. […]

Il est évident que toute traduction n’est qu’une convention, un compromis entre l’Idéal et la Réalité, une suite de compromissions, de résolutions les plus habiles possibles du problème posé, ou pour le dire autrement : une spirituelle escroquerie. Dans ce procès, c’est le traducteur qui est le juge. Conscient qu’il n’existe pas de transcriptions totales, mais seulement partielles, il passe son temps à douter. (Kosztolányi 1988, 535-536)[11]

Dans son essai intitulé Baudelaire et Verhaeren, Kosztolányi désigne la traduction comme une « unité analytique et synthétique », au sens où il est pour lui très clair qu’au cours de la traduction, les détails ne s’apprécient que par rapport au tout. Car la correspondance parfaite des détails (entre l’original et la traduction) n’est pas un critère pour la réussite de l’ensemble. Il s’agit plutôt qu’aucune partie ne contredise le tout.

La reprise insistante de la définition du traducteur en tant que poète et créateur, à la fin de la préface à la deuxième édition de Poètes modernes, ne représente ni une vaine répétition rhétorique ni un étalage des sentiments de l’auteur. Kosztolányi y décrit les modes d’interprétation possibles du texte traduit et les modalités de sa relation au lecteur. Ce dernier se voit reconnaître la liberté d’interpréter le texte original et sa traduction, de repérer leurs différences, de se forger une opinion et de décider si l’original et / ou la traduction sont de bons ou de mauvais poèmes. Le lecteur peut même prendre la mesure des dilemmes apparus au cours du travail de traduction. Mais demander des comptes au traducteur, le contraindre à telle ou telle lecture qu’il ne reconnaît pas, ne font pas partie des compétences que Kosztolányi reconnaît au lecteur.

Ici [dans les traductions], l’inspiration ne consiste pas en une atmosphère évanescente dont le poète lui-même ne se souviendra plus après avoir écrit le poème et fixé dans ses vers ce qui l’avait poussé à écrire. L’inspiration, dans le cas de la traduction, consiste en un poème original à partir duquel le poète traducteur écrira un autre poème. Je peux le suivre pas à pas sur le chemin de la création et observer ce à quoi il a renoncé dans la tâche qui lui incombait et ce qu’il en a accompli. Je peux vérifier – de façon plus évidente qu’en toute autre occasion – ce qui fait qu’un bon poème est bon et un mauvais poème mauvais. Je vois grâce à la traduction que des poèmes splendides peuvent être affaiblis, à cause d’une simple nuance, tandis que de médiocres poèmes en seront sublimés. En effet, tel enchaînement de mots sera stimulant et surprenant dans une langue, mais ne le sera pas dans une autre. (Kosztolányi 1919 = Kosztolányi 1988, 537)

Les deux grandes options de la théorie hongroise de la traduction au XXe siècle tiennent dans un antagonisme. L’une interdit au traducteur de se placer entre le texte original et le lecteur de la traduction. L’autre affirme au contraire que la traduction n’est pas possible autrement. Kosztolányi use de cette même opposition en 1928, dans son essai paru et intitulé Ábécé a fordításról és ferdítésről [Glossaire de la traduction et de la trahison]. Il le fait à travers de l’antinomie reproduction / création :

Créer ou copier ? La traduction est création et non reproduction. L’artiste a la même relation avec ce poème qu’il coule dans le nouveau moule de sa langue qu’avec sa propre vie dont il fixe les tressaillements dans ses propres poèmes. On peut dire que c’est l’œuvre d’un autre poète. C’est une part de son âme, de sa propre âme qu’il doit y faire passer, sans quoi le poème ne prendra pas vie. Le traducteur laisse donc toujours la trace de sa personnalité. S’il s’efforce de l’effacer, c’est le poème qui en sera affaibli, son rythme qui sera perdu. Le rapport de la véritable traduction à l’original n’est pas comparable à celui de la peinture originale à la copie. Il correspond plutôt à celui de la peinture à l’objet qu’elle décrit : la peinture est plus fidèle, plus intègre, plus vraie que la photographie. (Kosztolányi 1928, 575)

Le compte-rendu d’une anthologie de la littérature hongroise publiée en allemand donne l’occasion à Kosztolányi de préciser sa pensée. Mettant ses pas dans ceux de Novalis, qu’il cite abondamment, il distingue trois modes de traduction et célèbre avec lui le traducteur comme le « poète du poète » :

« La traduction – écrit le romantique allemand – est soit grammaticale, soit libre, soit mythique. Les traductions mythiques sont celles qui ont le plus de style. Elles ont purement et parfaitement le caractère des créations artistiques individuelles. Et ce ne sont pas de véritables créations artistiques qu’elles donnent, mais l’idéal même de celles-ci.

Les traductions grammaticales sont les traductions ordinaires. Elles demandent beaucoup d’instruction, mais qui concerne seulement les facultés reposant sur le bon sens.

Les traductions libres, s’il en existe vraiment, nécessitent les plus hautes aptitudes poétiques. Elles peuvent très facilement tomber dans le travesti, comme l’Homère iambique de Bürger, l’Homère de Pope et toutes les traductions françaises. Le véritable traducteur de ce type doit lui-même être l’artiste, et c’est à sa façon qu’il doit rendre l’idée de l’œuvre toute entière. Il doit être le poète du poète et faire entendre la parole de celui-ci selon son idée, et selon les siennes propres ». (Kosztolányi 1919)

Ces lignes montrent clairement que pour Kosztolányi les relations du traducteur au texte traduit ou à traduire peuvent varier et donner lieu à des relations intertextuelles également très différentes entre originaux et traductions. Nous n’utiliserions donc qu’un seul terme, celui de « traduction », pour désigner des textes pourtant fondés sur des rapports intertextuels très différents.

Árpád Tóth

Babits et Kosztolányi sont, en matière de traduction, les deux noms majeurs qui marquent le renouveau du premier quart du XXe siècle. Ceci tient à leurs travaux de traducteurs, mais aussi au dialogue qui se noue entre leurs écrits respectifs. La critique leur associe régulièrement un troisième nom, celui d’Árpád Tóth, lequel formerait avec eux « la grande Trinité des traducteurs de Nyugat » (Illyés 1942). Examinons rapidement le cas de cette figure caractéristique.

Si Kosztolányi a été discuté, Árpád Tóth a facilement gagné les suffrages des critiques. Sa « modestie objective de petit artisan », comme le note un observateur des années 1930, lui a valu de passer pour « l’incarnation du modèle du traducteur fidèle » (Németh 1931a).

Babits lui rend hommage en 1923, à l’occasion de la publication du recueil de traductions Örök virágok (Les Fleurs immortelles). Il constate l’essor de la littérature traduite et dresse un bilan des avancées réalisées au cours des quinze années précédentes. Pour Babits en effet, « les sommets de la traduction hongroise touchent déjà au ciel de l’Art », et le recueil de Tóth « permet d’envisager, à travers la progression de l’un de nos plus éminents artistes, celle de la traduction poétique hongroise moderne » (Babits 1923). Babits distingue deux époques dans l’œuvre d’Árpád Tóth. Il compare la première, qui serait celle de « libres incursions », à ses propres traductions poétiques antérieures. Dans cette période, observe-t-il, « la beauté de ses propres poèmes et l’enthousiasme dans ses choix des textes à traduire étaient plus importants que le rendu précis du ton de l’original ».

La nouvelle époque commence au moment où Tóth se fixe explicitement pour but de traduire de la grande poésie, des « fleurs immortelles ».

Ce n’est pas seulement au profit de la versification qu’il peaufine ses traductions  : il veut conquérir entièrement l’œuvre d’art étrangère, et ses scrupules pour parvenir à ce but définissent des principes rigoureux, ceux d’une fidélité parfaite à la forme et d’une traduction très précise de l’atmosphère. Ces pièces récentes sont de véritables modèles d’une traduction modeste et scrupuleuse. (Babits 1923)

Le modèle que représente Árpád Tóth dans sa deuxième « époque » tient aux yeux de Babits à la manière dont il s’oppose à « certains de nos traducteurs réputés excellents ». Il lui sait gré « d’une fidélité savante à la forme et au fond [...], d’une attention au moindre détail, de l’application rigoureuse de ses principes et de sa discipline » (Babits 1923).

Traducteur parmi d’autres de Milton, de Keats, d’Albert Samain et de Rimbaud, Tóth n’a pas manqué de laudateurs. Une anecdote rapporte même que Babits qualifia un jour « de plus beau poème hongrois » la traduction par Árpád Tóth de l’Ode to the West Wind de Shelley [Óda a nyugati szélhez]. Il collabora en tout cas avec Babits à la traduction du roman de Meredith The Egoist, que certains tiennent pour « la plus parfaite et la plus artistique traduction hongroise en prose » (Schöpflin 1923). La place qu’occupe Árpád Tóth dans l’histoire de la traduction lui vient en premier lieu de son œuvre de traducteur.

Tóth n’a laissé aucun écrit théorique d’envergure. Dans les rares occasions où il formule sa conception de la traduction, il fait cependant preuve de moins d’idéalisme et de partialité, et de plus de pratique que cela n’arrive parfois à Babits. L’estime qu’il manifeste à Kosztolányi, dans l’article par lequel il salue en 1914 la première édition de l’anthologie procurée par ce dernier, Les Poètes modernes, s’accompagne de l’approbation qu’il donne à la présence de la voix personnelle du traducteur dans les traductions. Il tient cette « perfection d’un autre genre » pour caractéristique du poète créateur (Tóth 1914). La présence de cette voix aiderait à l’intégration du texte traduit dans la littérature de la langue cible ; elle favoriserait une sorte de réconciliation du même et de l’autre et remplacerait la perfection du point de vue de l’histoire littéraire.

Tóth admet que les méthodes de traduction de Kosztolányi (qu’il considère comme « heureuses » et « originales ») puissent être discutées. Mais il leur reconnaît toute légitimité et considère la pratique kosztolányienne de la traduction comme une démarche à suivre, parce qu’elle apporte, dit-il, de la vie dans les textes. Ce critère ou cet éloge, selon lequel le texte traduit « vit », désigne la condition à laquelle il pourra devenir une véritable œuvre d’art.

Dans la traduction par Babits de The Tempest de Shakespeare [A vihar], Tóth apprécie avant tout « le plaisir sans mélange d’une poésie magnifique ». Comme pour le recueil de Kosztolányi, l’interprète en lui examine la traduction non pas seulement en tant que traduction, mais aussi en tant que texte en langue hongroise : parmi les mérites de la traduction, il mentionne certes la précision mot à mot, ou plutôt vers à vers, ainsi que les couleurs singulières des récits des personnages. Il relève plus fondamentalement ce qui « n’est pas spécifiquement un mérite de traducteur, mais un plaisir tout particulier à la lecture d’une belle traduction, à savoir le caractère tout ‘babitsien’ de sa poésie ». Il écrit :

C’est principalement dans les parties rimées que l’on ressent cette qualité. Sans nuire à l’atmosphère du texte original ni à la fidélité de la traduction, la maîtrise des tours et des rimes nous rappelle les magnifiques poèmes lyriques de Babits. (Tóth 1917)

Répétons-le : Árpád Tóth considère le texte comme une œuvre littéraire autant en hongrois que traduit : « Les sonorités si particulières et artistiques de la langue hongroise dans un travail fidèle et admirable suscitent notre enthousiasme le plus sincère même pour une traduction » (Tóth 1917. Nous soulignons. I. J.).

Les jugements de Tóth sur la traduction ne s’expriment pas seulement à l’occasion de l’examen de l’ouvrage de Babits Plumes de paon. Ils sont l’aboutissement d’une réflexion propre. Son étude de la traduction de The Tempest ramène à un niveau plus pratique la prétention de Babits d’atteindre à une « traduction idéale », à la « perfection ». Sans contredire ouvertement la pensée de Babits, Tóth en infléchit prudemment l’orientation : il montre que le texte traduit peut être intégré à l’histoire de la littérature par l’intermédiaire du rôle du traducteur. De la même façon polie, il montre dans sa critique de Plumes de paon que le plus difficile à justifier chez Babits est son refus inconditionnel de voir paraître aucune trace de la personnalité du traducteur dans son ouvrage. Par la même occasion, il met en évidence la contradiction qui existe entre la réflexion théorique de Babits et sa pratique de traducteur. Tóth soutient avec persévérance l’idée que la spécificité d’une traduction tient à la marque qu’y imprime la personnalité du traducteur. Sa réussite, plaide-t-il avec moins de force, réside dans la combinaison du matériau imaginaire du poème original et des « valeurs d’une manière poétique singulière, d’une irréductible originalité » (Tóth 1920a).

« Toute traduction – écrit Tóth avec une densité tout aphoristique dans la préface à sa traduction de The Ballad of the Reading Gaol [La Ballade de la geôle de Reading] d’Oscar Wilde – est un écho partiel des musiques éternelles » (Tóth 1921, 1115). La préface au recueil Fleurs immortelles manifeste l’importance décisive que revêt, selon Tóth, la vision du texte et du poète traduits ou de la littérature d’accueil qui n’a cessé d’habiter le traducteur au cours de son travail.

Lőrinc Szabó

Le début de la carrière de Lőrinc Szabó, quatrième grande figure de traducteur de l’époque, correspond presque parfaitement au moment où le renouveau de la poésie et de la traduction du début du XXe siècle devient sensible. Son apparition en tant que poète et traducteur arrive donc au moment où cette « nouvelle voix » que le début du XXe siècle avait appelée de ses vœux se fait de mieux en mieux entendre. Dès ses premières traductions et son premier recueil de poèmes, la critique littéraire salue en Lőrinc Szabó une « comète », un poète au style aisé et à la technique virtuose. Szabó publie son premier recueil en 1920, à l’âge de vingt ans. Il s'agit de la traduction hongroise des Petits poèmes en prose de Baudelaire, relue par Babits avant publication. Il publie la même année ses traductions d’Omar Khayyam (élaborées d’après la version de Fitzgerald) ainsi que celles du cycle des Filles de Verlaine. Il fait parler de lui en 1921, avec ses traductions des sonnets de Shakespeare, avec celles de Coleridge et de Stifter. En 1922, paraît son premier recueil de poèmes original. Lorsqu’est publiée, en 1923, la traduction des Fleurs du Mal à laquelle sont attachés les noms d’Árpád Tóth, de Mihály Babits et de Lőrinc Szabó, ce dernier a déjà derrière lui des traductions réussies d’œuvres si prestigieuses qu’il accède d’un seul coup à un statut d’égalité avec la génération des grands traducteurs dont il devient un pair, sur lequel tous les espoirs se fondent. Déjà en 1920, Babits le nomme son « éminent ami-traducteur » (Babits 1920) dans les colonnes de Nyugat. Pour László Németh, Szabó commence sa carrière en sachant déjà tout traduire. Il possède son métier avec une facilité dangereuse. Cette virtuosité toute prête que reçoit le poète peut en effet constituer une menace pour lui. Une telle facilité ne serait pas dangereuse s’il n’était qu’un virtuose, un enfant prodige. Mais il est un poète à l’intérieur duquel mûrit l’expérience grave de la création poétique, tel un noyau solidifiant lentement. Le prodige sachant tout faire coupe court à cette gestation du poète. L’esprit qui se forme peu à peu est poussé avant l’heure dans une position déterminée de littérateur porté sur la théorie, au fait de la littérature mondiale et ne se percevant lui-même qu’au travers d’analogies historiques, ne progressant qu’en direction de conclusions théoriques . (Németh 1931b)

Albert Gyergyai note, quant à lui, que Szabó, traducteur et poète, « n’est pas seulement le représentant le plus instruit, mais aussi le plus profond des poètes qui succèdent, et pas uniquement dans le temps, à Babits » (Gyergyai 1932).

Lőrinc Szabó fait donc partie de cette génération des grands traducteurs de Nyugat. Il serait insuffisant d’évoquer sa participation à l’élaboration des traductions les plus importantes. Il est aussi celui qui se soucia de la transmission des œuvres après la mort des plus âgés de ceux qui avaient collaboré à leur traduction, en veillant notamment à ce que des corrections leur apportent de nouveaux éclairages. Il est, avec Árpád Tóth, le traducteur qui travailla le plus à ses traductions. Révisant et corrigeant à chaque nouvelle édition les textes, qui en connurent plusieurs, il ne craignait pas de leur apporter des modifications importantes.

Ses études théoriques sur la traduction ou à propos de certaines traductions particulières laissent deviner qu’il élabore en partie sa pensée en s’appropriant les événements théoriques et la littérature des deux premières décennies du XXe siècle. On découvre par conséquent dans ces écrits que son objectif n’est pas tellement de rechercher et de définir une nouvelle identité artistique ou de nouvelles voies possibles, comme ce fut par exemple le cas de Babits et de Kosztolányi, mais plutôt de découvrir et de transmettre, parmi les modes d’interprétation et les méthodes existants, les éléments sur lesquels fonder une tradition. C’est ainsi qu’il peut, en 1922, décrire en ces termes le rôle de Baudelaire dans la littérature hongroise : « le grand maître français fut, avec beaucoup d’autres, l’une des sources spirituelles de tous les traducteurs » (Szabó 1921a), au nombre desquels il se compte. Il lit de la même façon les traductions de Goethe par Babits et celles de Wilde par Árpád Tóth.

Il est déjà en position de résumer la « théorie de la traduction » de Babits. Il sait, écrit-il, ce qui est important, sur quoi est mis l’accent, ce qui est l’essentiel, et que son art est capable de restituer le plus exactement possible. C’est de cela que dépend la préservation du style original des œuvres traduites.

Peut-être compare-t-il les traductions de la fin du XIXe siècle avec celles des deux premières décennies du XXe siècle, peut-être a-t-il en tête les écrits théoriques de Babits et Kosztolányi sur la traduction lorsqu’il écrit :

Bien traduire ! Une bonne traduction ne réclame pas seulement une bonne technique. Des traductions qui sonnent extraordinairement bien et ont des rimes parfaites peuvent être, certes non pas mauvaises, mais fausses. La technique ne se réduit pas en effet aux iambes et aux rimes, elle consiste à donner forme, à écrire chaque mot à la seule place qui lui convient. (Szabó 1921a)

Dans l’examen des traductions, il accorde plus d’attention au texte hongrois. L’introduction à l’original et son interprétation, ainsi que la présentation de son contexte lui demandent en effet moins de travail qu’à ses prédécesseurs. Ce n’est pas seulement par comparaison à l’original qu’il examine le texte traduit, mais aussi dans sa nature de poème hongrois. L’« intention » de l’auteur original (Szabó 1921a) et les potentialités du texte hongrois sont également présentes et étroitement impliquées dans sa critique. De là vient qu’il peut à la fois penser d’une traduction qu’elle est un magnifique poème hongrois et que le style choisi par le traducteur ne convient pas à l’œuvre originale. Pour Szabó, l’une des plus importantes originalités de The Ballad of the Reading Gaol est « l’extrême simplicité de son ton ». Voici donc comment il juge la traduction qu’en a fait Árpád Tóth :

On peut partager l’enthousiasme pour la version hongroise de « The Ballad of the Reading Gaol » et en dire tout le bien possible, mais personne ne pourrait affirmer qu’on y trouve cette « musique dépouillée des mots simples ». La traduction de Tóth est plutôt une musique aux accents graves et riches faite de mots simples, et de mots solennels.

Mais il poursuit ainsi :

Toutes ces remarques ne touchent pas, même de loin, à ce texte considéré comme un poème hongrois. Elles sont même plutôt un éloge de l’art remarquable de Tóth. Il a en effet accompli sa tâche et résolu les difficultés auxquelles il s’était de lui-même confronté, pour donner de la ballade la plus belle traduction qui soit, avec plus de simplicité et moins de couleurs. [...] La traduction dans son ensemble est un travail remarquable. (Szabó 1921b)

Szabó tente de dépasser l’exigence de ressemblance sonore que les théories antérieures formulaient à l’égard de la traduction. Il insiste sur le fait qu’« il s’agit là d’un domaine où la vérité ne s’arrête pas à des bornes bien définies ». En effet selon lui, « il n’existe pas de traductions susceptibles de plaire également à tout le monde : dans le poème telle personne s’est imaginée ou a ressenti ceci, et telle autre cela, et c’est peut-être justement ceci ou cela qu’on n’y retrouvera pas » (Szabó 1921b).

L’influence de la théorie de Babits se fait sentir, lorsque Szabó parle d’un traducteur convenant « le plus idéalement » à tel ou tel auteur (Szabó 1921b). Il n’est pas très loin de la pensée de Kosztolányi non plus quand il affirme que « l’essence [du texte original] est autant le fond que la forme, l’atmosphère, la musique de la langue, et en un mot tout ce qui sépare la poésie de la prose et l’art des productions intellectuelles » (Szabó 1940). La définition qu’il donne du traducteur fait référence à la préface de la seconde édition de Poètes modernes de Kosztolányi :

Tant qu’ils lisent les chefs-d’œuvre étrangers, qu’ils les analysent et en recherchent le sens avec de louables efforts, les traducteurs ne sont pas des traducteurs, mais des littérateurs, des critiques, des esthètes. Ils ne deviennent traducteurs qu’au-delà de la compréhension, au moment où ils mettent de côté l’autre langue pour commencer à créer, à donner forme à partir de la matière de leur propre langue. Pour le traducteur la compréhension n’est pas un but mais un outil, et son travail commence là où celui du professeur de langue s’arrête. Le traducteur idéal est un poète qui trouve de temps à autre l’inspiration créatrice dans des œuvres existantes. Pour comprendre le texte étranger, il suffit d’être professeur ; pour faire usage de sa propre langue, il faut être artiste. (Szabó 1940)

Dans son article sur les traductions poétiques d’Árpád Tóth, Szabó considère que les recueils de traduction font partie de la littérature hongroise, autant que les œuvres nées en hongrois. Il insiste sur le fait qu’« au sein de la culture nationale, leur influence sur le progrès, sur l’enrichissement de la nouvelle génération de poètes est la même que s’il s’agissait de poèmes originaux ». Il va jusqu’à soutenir que ce n’est pas seulement, ou pas prioritairement, à l’auteur original qu’on doit ce que le lecteur trouve dans le texte traduit, mais à celui qui a créé le texte dans sa langue, c’est-à-dire au traducteur. Szabó écrit ceci à propos des traductions d’Árpád Tóth :

Et s’il est vrai que certains poèmes étrangers nous plaisent mieux dans l’interprétation d’un autre, je ne peux pour ma part jamais oublier totalement les solutions trouvées par Árpád Tóth. C’est comme s’il était un chef d’orchestre pour le poète disparu, le chef d’orchestre de nos mots hongrois. Je perçois et apprécie dans l’œuvre la singularité de sa représentation, de son interprétation. Et, naturellement, seul un traducteur dont le talent poétique est aussi remarquable pourra recevoir un tel accueil de nous autres lecteurs. (Szabó 1942)

L’intraduisibilité

À quoi tient l’apport fondamental du début du XXe siècle ? Sans doute à la compréhension d’un paradoxe que les traducteurs de Nyugat ont clairement reconnu : la contradiction qui existe entre l’exigence de fidélité, d’une part, et sa réalisation imparfaite, d’autre part. Ils ont alors posé l’impossibilité de la traduction. L’affirmation paradoxale ne prétendait nullement résoudre le problème. Elle entendait marquer la différence nécessaire entre l’original et la traduction. Ignotus est le premier à l’avoir formulée en toute clarté :

La traduction à proprement parler n’existe pas. Elle n’existe pas plus qu’il n’est possible de peindre un tableau en vert et de le reproduire plus tard en bleu. Pratiquement c’est possible, mais le tableau ne reste pas le même, et les deux tableaux ne seront jamais identiques […]. Le poème et l’œuvre littéraire sont indéniablement liés à la langue dans laquelle ils sont nés ; ce que l’auteur veut dire ne s’exprime pas seulement à travers l’ordre des mots, il se combine aussi avec la répartition de ceux-ci et leurs sonorités qui sont les particularités internes propres à une langue et ont une relation unique avec un mode de réflexion. Il n’y a donc pas de traduction, il y a seulement des poètes qui s’appliquent à faire tantôt ceci, tantôt cela, une fois écrire leur amour, une autre fois écrire dans leur langue un poème qu’ils avaient lu dans une autre. (Ignotus 1910)

Il n’est donc pas fortuit que la phrase emblématique de Kosztolányi répétée dans différents articles, « traduire c’est […] danser, pieds et poings liés » (Kosztolányi 1913) – soit née en réponse aux allégations d’un critique, Artúr Elek. Ce dernier entendait démentir l’idée de l’intraduisibilité et maintenir la vieille thèse de l’équivalence en traduction. Il réhabilitait l’hypothèse implicite qu’Ignotus, Babits et Kosztolányi semblaient justement vouloir dépasser au moyen du paradoxe que représente l’intraduisiblité. Selon Artúr Elek en effet, le texte original est entièrement déchiffrable, dans son sens comme dans son aspect poétique. La traduction du texte, soutenait-il, ne pourrait atteindre à la perfection qu’à la suite du travail de toute une lignée de traducteurs.

The Raven fait partie des poèmes dont on a l’habitude de dire qu’ils sont intraduisibles. […] Sa traduction en langue étrangère est rendue difficile par la musicalité du thème et de l’expression. […] C’est pour cela que la traduction des poèmes tels que The Raven est rarement couronnée de succès à la première tentative. C’est un travail qu’on fait minutieusement, petit à petit. Une génération d’auteurs prépare le terrain à la suivante, chacun d’eux trouve un mot, un vers ou un timbre qui convient. Ceux qui arrivent plus tard peuvent puiser dans la réserve des prédécesseurs et utiliser ce dont d’autres avaient auparavant fait l’essai. (Elek 1913)

L’idée de l’intraduisibilité développée par Elek diffère de celle de Kosztolányi. Elek l’explique par la complexité de l’original (de son contenu et de l’expression), tandis que Kosztolányi en voit la cause dans la relation de la langue à la pensée [12]. La réponse de Kosztolányi à son contradicteur montre pourquoi le paradoxe de l’intraduisibilité n’a pas réussi à se maintenir dans la théorie de la traduction. Kosztolányi reconnaît la différence du vocabulaire des langues (cf. Kosztolányi 1928) et rejette l’exigence de la traduction mot à mot, puisque la signification et « l’atmosphère des mots » ne coïncident pas d’une langue à l’autre. Mais il croit finalement qu’en utilisant des modes d’expression différents, les langues tendent tout de même à exprimer « le fonds commun de l’homme ». Ce « fonds commun » il ne le conçoit pas dans la langue. Il se le figure comme une entité au-delà ou en dehors d’elle, que les différentes langues atteindraient par des moyens différents, mais identifiables [13] : c’est là que l’exigence de l’identité d’effet prend sa source. Parlant des auteurs traduits dans la première édition de Modern költők [Poètes modernes], Kosztolányi souligne dans la préface que l’esprit moderne ferait le lien avec eux, seule la langue les en ayant éloignés. Et il poursuit :

Débarrassés de l’écorce de la langue, ils nous semblent plus familiers. Dans une autre culture, la dimension humaine générale de la poésie apparaît mieux. La poésie devient accessible à l’homme presque autant que la musique. Cela les réconcilie, et donne l’idée réjouissante que plusieurs millions de mortels ne se contentent pas de se taire entre eux, mais sont capables d’exprimer des sentiments qui sont extraordinairement intimes au moment de leur naissance et dont la couleur et le poids sont les mêmes à Tokyo, à Madrid et à Constantinople qu’à Paris, à Christiania et à Budapest. (Kosztolányi 1988, 529)

La reconnaissance de la relativité du langage ne signifiait pas pour Kosztolányi, tout au moins jusqu’aux années 1920, l’élargissement général de cette notion. Il a en effet maintenu l’idée que l’humain possède une dimension qui reste indépendante de la langue et se fait sentir hors de la langue. De même, selon les théoriciens de la traduction du premier quart du XXe siècle, l’identité de l’effet reposerait sur la réalisation et l’expérimentation répétée d’une transcendance au-delà de la langue.

Le paradoxe de l’intraduisibilité entraîne une deuxième conséquence, comme le montre la discussion autour de la traduction de The Raven / le Corbeau d’Edgar Poe. Dans leur rôle de traducteurs, les auteurs de Nyugat reconnaissent l’impossibilité de cacher les traces de leurs interventions sur le texte. Ils assument l’importance décisive de leur rôle. C’est en ce sens qu’on peut comprendre la reformulation par Kosztolányi du cliché séculaire de la traduction comme ressemblance d’un tableau à sa copie : « Mes traductions, écrit-il, ne se rapportent pas à l’original comme un tableau à sa copie, mais plutôt comme le tableau à l’objet qu’il représente » (Kosztolányi 1988, 531). Or, c’est bien dans le cadre interprétatif dont elle entoure le sujet, et les moyens qu’elle choisit pour le représenter, que réside l’importance de la représentation. La mise au premier plan de la question de la représentation fonde à nos yeux l’intérêt de la critique des traductions, puisque les critères de fidélité ou d’infidélité à la forme et au fond sont désormais insuffisants pour décrire le dialogue des textes (de la traduction, de l’original et de leurs intertextes).

Et pourtant, les mêmes auteurs ont eu tendance à cacher autant que possible les signes de la relation intertextuelle dans le texte traduit. Ils auraient en effet voulu que le texte parle d’« une seule voix ». L’exigence d’univocité caractérise la théorie de traduction artistique  (műfordításelmélet) [14] qui s’est donc constituée à partir des années 1830-1840, a reçu une forme canonique au lendemain des années 1920 et s’est imposée pendant plus de quatre-vingts ans (voire même jusqu’à aujourd’hui, malgré les expériences des années 1990).

L’importance du premier quart du XXe siècle ne réside donc pas dans le fait qu’y ait été acceptée et normalisée la conception de la traduction comme fidélité dans la forme et le fond. Elle ne tient pas davantage à l’établissement du système des équivalences formelles. Sa vraie portée réside ailleurs. Les traductions de cette époque ont été comptées parmi les œuvres de la littérature hongroise. À partir du moment où les traductions acquéraient une place à part entière dans la littérature nationale, on les a reconnues comme partie intégrante de cette littérature, et susceptibles de l’influencer dans son évolution à l’égal des textes publiés en langue originale. Rien ne le montre mieux qu’un article relativement récent sur la traduction des Fleurs du Mal par les trois grands poètes hongrois :

On peut discuter l’image de Baudelaire que Babits, Árpád Tóth et Lőrinc Szabó ont établie [...], mais leurs traductions restent valables : leurs « défauts » mûrissent jusqu’à atteindre une perfection mystérieuse, leurs trouvailles ne sont pas des tours de magie prétentieux, mais les preuves graves d’une équivalence traductive possible (Báthori 1992, 109).

Si l’on passe en revue les grands livres de poésie étrangère traduits et publiés en hongrois entre 1908 et 1923 – le livre de Kosztolányi intitulé Modern költők [Poètes modernes], les traductions de Dante et de Shakespeare par Babits, son recueil Pávatollak [Plumes de paon] ou son Erato (traduit en collaboration avec Lőrinc Szabó), Örök virágok [Fleurs immortelles] d’Árpád Tóth ou Romlás virágai (la traduction des Fleurs du Mal) – tous ont en commun d’être de véritables œuvres littéraires qui, conçues comme telles, n’ont pas eu besoin du soutien d’un discours métalittéraire.

Les grands traducteurs ont donc apporté la preuve que la traduction est un acte littéraire équivalent à la création des originaux, capable de donner naissance à des poésies majeures. Árpád Tóth l’affirme lorsqu’il écrit au sujet du recueil de Kosztolányi Poètes modernes :

[...] à la place de l’intégrité littéraire à laquelle aucun traducteur ne peut prétendre, une autre forme d’intégrité apparaît qui n’a pas moins de valeur et qui ne relève pas moins de l’histoire littéraire. Cette autre intégrité se déduit des qualités de poète de Kosztolányi. (Tóth 1914, 287)

Babits le note aussi, de son côté :

[...] une excellente traduction – chose peut-être encore plus rare qu’un chef-d’œuvre original – fait époque dans l’histoire d’une langue. En Hongrie, les traductions anciennes de la Bible et des Psaumes, les adaptations faites jadis de Boccace et des Gesta, les versions classiques de Kazinczy, l’Aristophane d’Arany et son Songe d’une nuit d’été, l’Onéguine de Károly Bérczy ont enrichi la langue hongroise de tournures, de possibilités, de musiques, voire de façons de penser nouvelles. (Babits 1912b, 287)

C’est en ce sens qu’il faut entendre la transposition par Ady du fameux proverbe italien « Voir Naples et mourir » : « Traduire Baudelaire, bien traduire puis mourir, c’est un programme majestueux […] » (Ady 1917, 742).

Les années 1900-1920 marquent donc la naissance simultanée de deux mouvements dans la littérature hongroise. D’une part, le bouleversement de la poésie, et d’autre part, le changement de paradigme de la traduction, avec l’inscription de la subjectivité du traducteur dans le signifié du texte traduit, que celle-ci pourrait être paradoxalement le fruit d’une volonté excessive de le dissimuler ou, au contraire, de sa mise en relief à travers le discours critique et certains signes paratextuels.

La pratique interprétative de la seconde moitié du XIXe siècle, nous l’avons vu, avait intégré la possibilité de contradictions ou de divergences entre les exigences de rigueur théorique formulées à l’égard de la traduction d’une part, et l’évaluation des textes, liée avant tout à la question du jugement critique et historique déterminé par la réception littéraire d’autre part. Le premier quart du XXe siècle refuse au contraire de plus en plus nettement toute contradiction dans les exigences relatives à la traduction. Les efforts, estime-t-on, doivent converger vers un unique objectif : la fidélité.

Babits croit déceler, en 1923, une remarquable essor de la traduction :

Cette progression est le fruit des quinze dernières années, et nous en sommes fiers. Nous pensons que c’est le fruit de ce que nous avons semé quinze ans auparavant, nous, les écrivains de Nyugat qui aspirions déjà, à travers le titre de notre revue, aux littératures de l’Ouest plus avancées et plus profondes. (Babits 1923, 661)

À s’éloigner des théories traductives reposant sur la fidélité à la forme et au sens, l’époque ratifie l’hésitation quant à l’identité de l’auteur impliqué dans le paradoxe de l’intraduisibilité. En effet, même si la formulation de ce paradoxe contredit apparemment la pratique de l’époque et suppose ainsi l’instabilité du concept, la thèse de l’intraduisibilité ouvre, grâce au renouvellement de la conception de la langue, de nouvelles voies aux réflexions théoriques sur la relation entre la littérature et la traduction, les textes et leur « autorité ». L’alternative entre exigence de fidélité d’une part et reconnaissance de la légitimité de la présence de la voix du traducteur d’autre part est un point de repère important pour le début du XXe siècle. Ce débat met en effet en question l’univocité de la relation entre le texte et l’original.

Le premier quart du XXe siècle pose avec une exceptionnelle intensité les questions relatives à la traduction. Les décennies suivantes, peut-être à cause du succès que connaissent les idées de Babits et plus sûrement conformément aux vues simplistes qui dominent l’histoire littéraire après 1945, envisagent les paradoxes et contradictions cités de moins en moins comme une véritable question à résoudre. Ils y voient plutôt la répétition d’un cliché. À partir des années 1940, sous l’influence du contexte politico-culturel contemporain et à la faveur d’une interprétation très simplifiée de l’héritage de Nyugat, la théorie de la traduction [műfordításelmélet] se change en un idéalisme satisfait dont l’une des thèses principales est ainsi résumée par György Somlyó :

quand on traduit des poèmes en hongrois, la meilleure chose qui puisse arriver est que l’unité idéale constituée par la fidélité à la forme et au sens se réalise – ce à quoi la plupart des traducteurs des grandes langues cultivées ne peuvent même pas prétendre puisqu’ils n’en ont pas les moyens. (Somlyó 1958, 20)

Les propos de György Rónay sont encore plus significatifs. Il constate, dans une étude sur les traductions de Lőrinc Szabó publiée en 1957 que

notre littérature traduite dans son ensemble et dans toute sa richesse tend actuellement à cacher le plus possible sa propre voix pour laisser plus fidèlement la parole à l’original. La différence de ces traductions par leur abondance et par leur qualité, si on les compare à celles d’avant, c’est-à-dire celles des traducteurs de la génération de Nyugat, consiste en une objectivité accrue, une fidélité plus profonde et plus sévère. (Rónay 1973, 22)

Rónay suppose une relation directe entre l’acte d’écrire et la signification du poème. Il pense que l’acte d’écrire peut se répéter, et que le succès de la traduction est en relation directe avec une répétition créant de l’identique. Pour justifier sa thèse, il cite une phrase de Lőrinc Szabó qui, sous sa plume, reçoit un éclairage différent :

Le traducteur contemporain traduit beaucoup plus humblement. Ce n’est pas avec sa propre virtuosité qu’il veut éblouir, ce n’est pas de sa propre aisance qu’il veut jouir, ce ne sont pas ses propres sentiments lyriques qu’il veut faire naître. « Le moteur de la traduction, dit Lőrinc Szabó, est en fait l’exaltation qui réside dans l’inspiration ». Le traducteur contemporain ne se contente pas d’interpréter le fond ou de transposer la forme. Il se substitue à l’inspiration de l’auteur original, et c’est de cette façon qu’il entend recréer le poème en hongrois. Il veut s’identifier complètement à l’auteur qu’il traduit, ressentir le geste avec lequel l’auteur prend le stylo, le rythme intérieur de son être qui pulse dans le poème, c’est bien là ce que le traducteur veut exprimer et transmettre. (Rónay 1973, 23)

Rónay reconnaît l’influence décisive de Nyugat sur la poésie contemporaine, mais aussi les évolutions de celle-ci :

Nos traducteurs sont désormais capables de donner de meilleures traductions que leurs prédécesseurs, comme le montrent plusieurs traductions récentes. En effet, notre langue poétique a beaucoup évolué grâce à ceux qui l’ont illustrée autrefois. Elle est devenue plus souple et s’est débarrassée de certaines tournures et couleurs esthétisantes-romantiques qui caractérisaient l’époque de Nyugat […] (Rónay 1973, 24)

Les traductions de Lőrinc Szabó offrent, selon Rónay, les meilleurs exemples de ce changement.

Les auteurs hongrois du XIXe siècle étaient conscients du fait que les exigences théoriques concernant l’acte de la traduction ne jouent aucun rôle dans le jugement et l’évaluation des textes traduits. Dans le cas de Babits, nous avons constaté que les attentes qu’il formulait au niveau théorique ne coïncidaient jamais parfaitement avec les résultats auxquels sa propre pratique pouvait aboutir. Ce décalage entre théorie et pratique se trouvait chez lui légitimé comme caractéristique de la liberté qui est celle des grands poètes et traducteurs, mais aussi comme l’indice d’une nouvelle étape de l’évolution artistique. L’idée que les exigences théoriques mises en avant par les traducteurs ne sont pas les meilleurs critères pour examiner les textes traduits ne fait qu’émerger dans les années 1940. À cette époque en effet, la rigueur de la théorie fondée sur la fidélité au fond et à la forme pèse de tout son poids sur les traducteurs et les critiques. Une grande partie des textes théoriques et nombre de critiques nés dans la deuxième moitié du XXe siècle se contentent de revendiquer ces critères jugés universellement valables dans des textes qui, dans la mesure où ils ont été créés dans une autre langue, s’opposeraient en principe à une interprétation sémantique de cet ordre. Il est inutile de préciser qu’à l’arrière-plan de cette conception se trouve une définition collectiviste de l’interprétation littéraire, selon laquelle l’œuvre signifie la même chose pour tout le monde.

La théorie traductive de Nyugat est loin d’être uniforme ; elle porte même en elle de nombreuses contradictions. Nul ne conteste, en revanche, le niveau remarquable auquel s’élève la pratique de la traduction chez des auteurs tels que Babits, Kosztolányi, Tóth et Szabó. Tous étaient à la fois traducteurs et théoriciens de la traduction.

3.2.8. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Les préfaces, au XIXe siècle déjà, ne sont plus les forums les plus importants des réflexions sur la traduction : ce rôle a été perdu avec la formation de la vie littéraire publique. Les idées sur la traduction sont plutôt publiées dans des études à part, parues dans des revues ou exposées lors des conférences.

Dans le cas des œuvres traduites au cours du XXe siècle, on peut lire surtout des postfaces qui présentent davantage l’auteur et l’ouvrage que les problèmes de traduction. Bien sûr, on trouve des exceptions, en premier lieu quand il s’agit de la traduction des poésies et des pièces de théâtre où les traducteurs consacrent volontiers des pages à la présentation de  leurs principes.

C’est surtout dans les anthologies de traductions que les préfaces et les postfaces des traducteurs gagnent le plus de terrain.

 

3.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

3.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

« À la défaite de la guerre d’indépendance de 1848-1849, Vienne répond dans tous les domaines avec une politique de germanisation. Cette politique s’atténue petit à petit grâce au Compromis de 1867, dont le résultat est une Monarchie double. Pourtant, la presse quotidienne est toujours traduite d’une manière aléatoire de l’allemand et les fonctionnaires d’origine étrangère restés dans le pays créent un langage administratif très particulier. Le langage militaire reste encore l’allemand. Malgré tout cela, le compromis met en mouvement plusieurs changements, entre autres, économiques et culturels qui ont des conséquences linguistiques importantes. Après 1867, le développement économique s’accélère, ce qui engendre un déplacement des populations. Le mélange  des langues (et à la fois des patois) se poursuit, la standardisation linguistique s’intensifie et on voit apparaître les langages quotidiens régionaux […] ». Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, « le système universitaire se construit également à côté de l’enseignement élémentaire et secondaire. Les sciences spécialisées se développent en hongrois : histoire, littérature, linguistique, droit, ingénierie, médecine. Il est clair que, surtout dans les grandes villes (Győr, Pécs, Kassa, Nagyvárad, Kolozsvár) et avant tout à Budapest, la bourgeoisie s’enrichit, s’agrandit et souhaite participer à la vie culturelle de tout le pays. De nouvelles revues et de nouveaux quotidiens naissent et sont lus par un large lectorat. Au tournant du siècle, à Budapest, on publie autant de journaux que dans les grandes villes occidentales. Les théâtres, les conservatoires et les salles d’exposition se multiplient. On voit fonctionner des résidences d’artistes, ainsi que des associations scientifiques. On construit l’Opéra, de très belle allure, qui accueille des artistes de renom de toute l’Europe ». (Szathmári 2001).

Le langage littéraire unifiée se fixe jusqu’au début du XXe siècle, c’est-à-dire que les variantes régionales en disparaissent définitivement.

Il est important de noter à propos du hongrois standardisé que, « pour causes historiques, il n’y avait jamais de différences entre les patois dialectaux qui auraient empêché la compréhension d’une région à l’autre » (Szathmári 2001), et que notre langue littéraire aussi est un enchevêtrement de dialectes. Le langage quotidien se standardise également à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.

3.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?

Évidemment, on ne peut pas examiner séparément l’évolution de la langue et celle de la littérature : la littérature influence toujours la langue, ainsi, elle joue un rôle indubitable, encore au début du XXe siècle en Hongrie, dans la standardisation et le renouvellement du hongrois. Il est tout de même difficile de saisir, au niveau des faits, l’impact de la traduction, mais elle participe sans doute à la diffusion de nouvelles idées et connaissances comme dans les époques précédentes, elle enrichit les moyens d’expression et de style.

La traduction et la littérature

3.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment dans l'avènement de la modernité ?

Les écrivains et les poètes hongrois du début du XXe siècle (autour de la revue Nyugat [Occident] ont clairement l’intention de renouveler la littérature hongroise à l’aide des exemples venant de l’occident. Ils se dirigent, d’une manière consciencieuse et conséquente, vers la modernité européenne postromantique, ce qui prend forme naturellement dans des traductions. C’est donc sur les traces de la modernité européenne qu’un nouveau type de littérature arrive et s’implante en Hongrie à partir de 1906-1908 que l’historiographie hongroise de la littérature aussi appelle l’époque de la modernité. Le renouveau n’est pas tout simplement thématique, on assiste au renouveau des moyens d’expression, les formes et les genres aussi ce qui déterminera toute la littérature à venir du XXe siècle.

Cependant, la modernité diffusée par la revue Nyugat « ne peut pas être identifiée complètement avec les variantes de la modernité française, allemande ou anglaise » (Szegedy-Maszák 1995). Certains pensent que la modernité occidentale tire son origine de la culture urbaine suite à l’industrialisation et peut être considérée comme « l’idéologie culturelle du capitalisme » (Szegedy-Maszák 1995), et que l’art moderne se développe en harmonie avec le renouveau social. Dans le travail des traducteurs hongrois (il est à noter encore qu’ils sont à la fois, sans exception, écrivains et poètes), les « renouvellements sociaux et artistiques » se trouvent souvent en opposition et il y a bien des œuvres qui « ne montrent pas sous un angle positif, ou qui ne considèrent pas possible le progrès social » (Szegedy-Maszák 1995). L’apparition de la modernité hongroise n’est donc pas exempte de contradictions : «  on observe cette tension entre la modernité artistique et sociale […] seulement dans la moitié orientale de la Monarchie double. Chez Kafka, Rilke et Musil on ne trouve pas de contradiction » (Szegedy-Maszák 1995).

« Entre 1900 et 1915 du moins, quatre nouvelles tendances surgissent dans la vie intellectuelle hongroise dont seulement deux peuvent être appelées artistiques au sens strict du terme, le mouvement autour de la revue Nyugat et l’avant-garde promue par Lajos Kassák. La revue intitulée Vingtième siècle [Huszadik század], lancée en 1900, publie surtout des articles de sociologie et de politologie, tandis que le groupe qui lance en 1911 la revue Esprit [Szellem] s’intéresse en particulier à la métaphysique. S’il existe, dans la culture hongroise, une interprétation possible de la modernité au début du XXe siècle, elle doit être considérée par rapport à ces quatre tendances.  Toutes les quatre se présentent au nom de la modernité mais avec des buts différents. […] Bien que ces tendances s’opposent à la culture idéalisée, elles ont des conceptions différentes du conservatisme. La parution de Nyugat est soutenue par les bourgeois de la capitale, mais ses auteurs viennent de la campagne et leurs expériences déterminantes restent toujours celles de leur enfance. Leur poésie et prose sont fort rétrospectives. […] Budapest n’est pas forcément très accueillant pour eux. […] Comme pour Kosztolányi qui est plutôt contemplateur qu’acteur de la culture citadine. […] Ady, Krúdy, Babits ou Kosztolányi […] évoquent plus d’une fois avec fierté leurs ancêtres, voire, ils  soulignent que leur travail est la suite directe de la culture précédant l’industrialisation » (Szegedy-Maszák 1995). Ni Ady, ni Babits, ni Kosztolányi  ne veulent être une « réaction » aux auteurs des époques antérieures (Voir Szegedy-Maszák 1995).

Le groupe autour de Huszadik Század réfléchit sur le positivisme, les auteurs de Nyugat, eux « ont une aversion pour le positivisme, ils refusent le fonctionnalisme et sont attirés par le symbolisme, par l’art nouveau et par la psychanalyse » (Szegedy-Maszák 1995), mais les traductions, dans les deux cas, jouent un rôle déterminant.

Pour la plupart des collaborateurs de Nyugat, « la modernité signifie l’éloignement de la culture allemande. Vienne devient concurrent de Budapest et les écrivains cherchent l’inspiration au-delà des pays germanophones. Ady traduit Baudelaire et Verlaine, Krúdy traduit Pouchkine et Tourguéniev, Babits traduit Swinburne et admire Dante Gabriel Rossetti. Rippl-Rónai se joint au groupe Les Nabis, les artistes de l’école de Gödöllő suivent les Arts and Crafts Movement, Bartók découvre en Debussy le remède contre la culture germanique. Parmi les auteurs les plus importants de Nyugat, seul peut-être Kosztolányi reste relativement proche de la culture germanique » (Szegedy-Maszák 1995).

Pour des raisons historiques tout de même, « dans les premières années de Nyugat c’est encore la littérature allemande qui s’impose », et « les citations régulières en allemand trahissent : les collaborateurs supposent que leurs lecteurs comprennent cette langue » et « c’est également la culture germanophone qui se fait valoir dans les comparaisons ». (Szegedy-Maszák 2000).

L’orientation littéraire de Nyugat est de grande envergure et les traductions de haute qualité, publiées régulièrement, jouent un rôle capital dans la diffusion des mouvements et des tendances européens récents et contemporains[15], mais les études sur ces sujets y contribuent également.

La traduction et la société

3.3.4. À quelles fins traduit-on (esthétiques, commerciales, politiques, sociales) ?

Des points de vue respectifs de la littérature (« soutenue »), de la production des livres et des auteurs particuliers, on doit donner des réponses différentes à cette question.

Pour la production des livres, il est nécessaire de noter que, les traductions abondantes parues dans la première moitié du XXe siècle, appartiennent en grande partie à la littérature populaire : dans ce cas, ce sont évidemment les intérêts commerciaux qui sont dominants, mais on ne peut pas exclure les critères esthétiques non plus (même si on peut ne pas être d’accord avec les évaluations esthétiques). Cependant, la littérature politique est également présente, et la traduction des œuvres historiques est encouragée par des arguments politiques.

En Hongrie, en 1913, sur la totalité des publications, 17% représentent la littérature, dans les années 1920-1930, 30%, et pendant la deuxième guerre mondiale (donnée de 1942), 24-25% (Kovács 1963-1970, II. 357). Bien que la ligne de démarcation entre la haute et la basse littérature ne soit pas évidente à déterminer, et que les catégories de classification des statistiques de l’époque ne soient pas claires non plus, on peut en tirer des conclusions valables : la littérature soutenue représente une proportion moindre quant au nombre de titres et d'exemplaires, face aux genres plus légers de la littérature[16]. À l’intérieur de la littérature de pacotille et de masse, les traductions des auteurs étrangers sont en abondance. Les éditeurs aussi sont en concurrence pour les best-sellers ayant déjà eu du succès dont la publication apporte un bon revenu. En 1938, 30% des œuvres littéraires et 70% au niveau des exemplaires appartiennent dans ces catégories (Kovács 1963-1970, II. 357-358).

En 1913, 106 ouvrages sur 251 livres traduits sont des lectures littéraires (soutenues ou populaires). La proportion augmente considérablement après la première guerre mondiale : en 1921, 328 sur 405, en 1928, 429 sur 549, en 1938, 301 sur 405, en 1942, 358 sur 673 (Kovács 1963-1970, II. 359).

Les traductions des poètes de Nyugat (c'est-à-dire de la haute littérature) naissent dans un but esthétique, afin de diffuser la littérature universelle, d’enrichir les moyens d’expression, ce qui est affirmé aussi par les réflexions des traducteurs.

Cependant, on ne doit pas oublier que la traduction signifie, même pour les meilleurs traducteurs, une source de revenu.

Kosztolányi par exemple, un de nos traducteurs les plus productifs, traduit des œuvres de qualités littéraires très différentes. On accepte l’affirmation de Mihály Szegedy-Maszák selon laquelle « un traducteur ne doit pas forcément être d’accord avec ce qu’il traduit. Kosztolányi vit suffisamment bien de son métier d’écrivain et il traduit à plusieurs reprises des œuvres, comme un recueil de poésie de Paul Géraldy, qu’il ne considère même pas comme littéraire » (Szegedy-Maszák 2009).

On a du mal également à séparer les intentions politiques et esthétiques. C’est pour cela que la censure pouvait interdire, ensuite autoriser de nouveau certaines œuvres des Lumières au XVIIIe siècle.

Parmi les traductions de Kosztolányi on trouve des ouvrages dont le rôle dans l’œuvre du poète est fort contestable, même par les historiens de la littérature et on ne peut pas les considérer comme des traductions d'inspiration esthétique ou politique. Il traduit par exemple la biographie de Mussolini écrite par Margherita Grassini Sarfatti ; la traduction paraît en 1927. « András Lengyel trouve en effet un lien entre Kosztolányi et le fascisme ».  D’après Mihály Szegedy-Maszák, « le livre parle de Mussolini de ses débuts et on n’arrive qu’à la moitié du livre aux événements de 1914. Autrement dit, la meilleure partie du livre porte sur Mussolini socialiste qui travaille comme rédacteur au journal socialiste italien le plus important de l’époque ». (Szegedy-Maszák 2009).

On trouve plus tard aussi des cas où les fins esthétiques et politiques ne se distinguent pas facilement, il suffit d'évoquer les traductions des romans de Kafka, de Sartre ou d’Orwell.

3.3.5. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

À part la littérature populaire et les best-sellers, pour lesquels ce sont probablement les éditeurs qui prennent l’initiative, la traduction de « la haute littérature » est proposée, en premier lieu, par les traducteurs eux-mêmes, par les sociétés littéraires (la Société Kisfaludy), et par les groupes d'intellectuels qui entourent les revues, quoique les éditeurs aussi fassent traduire quelques fois des œuvres de qualité.

3.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?

La plus grande partie des traductions sont publiées d’abord dans des quotidiens et dans des revues, dans le cas des longs ouvrages, sous forme de feuilletons. Ensuite, on peut les publier en livres. Leur édition est financée surtout par les maisons d’édition. Une partie moins importante des livres est éditée par des particuliers, on n'y trouve que très peu de traductions.

3.3.7. Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

La différence réside peut être dans le fait que les éditeurs préfèrent la publication des romans, surtout étrangers, à l’édition des drames ou notamment des poèmes. Ce sont les poésies qui ont le plus de mal à trouver un éditeur, qu’elles soient hongroises ou étrangères.

Un débat a lieu, dans les colonnes de Nyugat en1925, justement à propos de cette question. Lajos Nagy (1883-1954), journaliste, accuse des éditeurs d’encombrer les lecteurs avec des traductions de romans étrangers de mauvaise qualité, et d’abandonner et pousser vers la misère les écrivains hongrois. Il pense que c’est à cause de cela qu’il n’y a plus de romans hongrois. D’après Nagy, le devoir des éditeurs serait de mettre en valeur  le roman hongrois et d’apprendre aux lecteurs à les aimer (Nagy 1925).

L’éditeur Viktor Ranschburg, dans sa réponse, attire l’attention sur le fait que les littératures hongroise et française, de même que l’écrivain, le lecteur et l’éditeur, sont étroitement liés et que la négligence d’un de ces facteurs aurait un impact sur tous les autres : la mise en avant de la littérature hongroise serait une aussi malheureuse solution que la situation elle-même. Il rappelle plusieurs aspects : les œuvres moins rentables sont financées grâce à la publication des romans étrangers et puisque le lectorat hongrois est restreint, des publications en peu d’exemplaires sont également possibles, avec lesquelles les éditeurs ont du mal à réaliser des profits. De plus, les ouvrages romanesques hongrois de grande qualité ne se produisent pas en abondance. Selon lui, il y a une seule solution aux problèmes : il faut susciter l’envie de lecture : « lisons, que nos lectures et écrivains viennent de n’importe où, il faut que le nombre de ceux qui aspirent à acheter et à lire tous les bons livres se multiplie, il faut que toutes les idées sublimes et toutes les belles pensées prennent racine : il n’y aura que cette culture qui puisse contribuer à augmenter le nombre des inspirés, qu’ils se présentent ces inspirés, les éditeurs hongrois les reçoivent à bras ouverts » (Ranschburg 1925).

Mór Révay, éditeur également, constate que depuis le début du XIXe siècle, « un des facteurs classiques le plus précieux de la culture livresque en Hongrie est la littérature étrangère devenue partie intégrante de notre culture grâce aux traductions, mais du moment seulement qu'il s’agit d’une production étrangère de haute qualité, d'œuvres représentatives de grands auteurs du patrimoine littéraire. – Mais ce débordement incontrôlable des romans étrangers qui envahissent le marché du livre ne se critique pas d’après ces mêmes critères. Et on ne peut en trouver aucune excuse. De la perspective des intérêts financiers non plus. Puisque, dans la plupart des cas, la vente de cette marchandise de pacotille n’est même pas rentable. On ne comprend vraiment pas et on ne trouve pas d’explication au fait que ces ouvrages peuvent avoir des éditeurs. C’est peut-être l’optimisme éternel de l’éditeur ou le snobisme du lecteur qui veut tout défendre, qu’à part quelques trouvailles précieuses, nous collectons dans notre littérature, pratiquement, les déchets de l’Europe » (Révay 1925). Lui pense, en revanche, que le travail des éditeurs est satisfaisant et trouve que la cause du petit nombre des romans hongrois réside dans l’étroitesse du lectorat hongrois.

Dezső Kosztolányi, dans le numéro suivant, adresse une lettre ouverte aux éditeurs de journaux et aux rédacteurs. Il considère que c’est à cause de l’absence de la critique littéraire que le livre hongrois « se meurt » (comme il le dit), « l’écrivain est alors exclut de la publicité des quotidiens ». « Mentionner le nom de l’écrivain hongrois par rapport à ses livres, qu’il voue au public, éclairer ses idées, parler de ses qualités et de ses fautes est aujourd’hui une ‘publicité gratuite’. Mais on loue en chœur les écrivains étrangers. Pierre Benoit ne s’est même pas encore fabriqué l’idée de son nouveau roman que dix articles en parlent déjà avec enthousiasme. On apprend sur Paul Géraldy qu’il est en vacances, sur Pirandello qu’il avait mal aux dents, sur Shaw qu’il déjeune d'œufs, mais sur Jenő Tersánszky ou sur Ernő Szép on ne sait même pas qu’ils sont en vie, même lorsqu’un de leurs chefs-d’œuvre, préparé pendant de longues années silencieuses avec peine, paraît enfin, puisque ce serait une ‘publicité’, voire une publicité gratuite » (Kosztolányi 1925). Ce n’est donc pas de la faute du lecteur s’il ne cherche pas les romans des auteurs hongrois, puisqu’il ne les connaît pas, il n’entend pas parler d’eux. Et ce n’est pas de la faute des éditeurs non plus, car les journaux font gratuitement la publicité des écrivains étrangers en écrivant sur eux, bien évidemment les lecteurs veulent acheter leurs livres. D’après Kosztolányi il faut instaurer la critique littéraire dans les quotidiens pour que les lecteurs puissent connaître les écrivains hongrois.

3.3.8. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

On ne connaît aucune donnée à propos de cette question.

3.3.9. Réception critique des traductions ?

La critique de traduction devient un genre important et de pratique courante à partir des années 1910. Dans Nyugat, on publie d'excellentes critiques.

3.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Les traductions subissent la même censure que les œuvres étrangères ou hongroises.

3.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Non.

3.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Oui. Ce rôle de la traduction se maintient, puisque le public hongrois ne peut s’informer sur les idées parues à l’étranger, qu’elles soient culturelles, politiques ou sociales, que grâce aux traductions.

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[1] À propos de la canonisation de l’œuvre de Stendhal en Hongrie, voir l’étude d’Éva Martonyi, Lecture(s) de Stendhal en Hongrie, Stendhal Club, 26° Année, N° 101.

[2] Babits fait ici allusion à sa traduction du poème intitulé Charmides d’Oscar Wilde et de The Lotos-Eaters d’Alfred Tennyson.

[3] Quinze ans plus tard, il revient à la même idée et exprime sa théorie avec les mêmes mots. Kosztolányi 1928.

[4] Les vers 4 et 7 créent la rime dans la traduction de Kosztolányi tout comme dans le poème de Goethe :

Über allen Gipfeln / A szikla-tetőn
Ist Ruh, / Tompa csönd.
In allen Wipfeln / Elhal remegőn
Spürest du / Odafönt

Kaum einen Hauch/ / A szél lehelete is.
Die Vögelein schweigen im Walde / / Madárka se rebben a fák bogára,
Warte nur, balde / Várj, nemsokára
Ruhest du auch. / Pihensz te is.

[5] Babits écrit ceci à propos de la traduction de la Divine Comédie de Dante par Károly Szász : « Il me semble que ce vers est la solution définitive pour la version hongroise ». Babits 1912a ; Babits 1912b.

[6] La revue Nyugat, [Occident] (1908-1941) le forum le plus important de la nouvelle littérature hongroise.

[7] Le mot hongrois « nyugalom » compte trois syllabes.

[8] « Avant de clore mon anthologie, je souhaiterais dire quelques mots au lecteur. Je ne voudrais surtout pas qu’il donne à mon livre – à cause de son apparence et du travail qu’il représente indéniablement – plus d’importance que je ne lui en donne moi-même. Ce ne sont là que copeaux tombés dans l’atelier de l’artiste. » Kosztolányi 1988, 532.

[9] « Vezér » : chef, meneur, celui qui conduit.

[10] « Il faut donc donner au poète – mais que celui qui prétend l’être le soit jusqu’au bout – une liberté complète, et considérer comme une question relevant du domaine artistique, ou plutôt de la confiance, ses décisions de garder ou de retirer tel ou tel élément du texte original. Il faut ensuite reconnaître que la traduction est avant tout un travail critique, et de création. Celui qui en fait son métier doit se considérer comme chef d’orchestre des lettres et des mots, il faut qu’il comprenne et ressente absolument l’original, et encore qu’il le fasse supérieurement afin qu’il puisse, si besoin était – et besoin il y aura – apporter des modifications, dans l’esprit de l’original ». Kosztolányi 1988, 535. = Kosztolányi 1917. Nous soulignons. I. J.

[11] On retrouve ces phrases à peu près inchangées dans sa critique de L’Anthologie de Henrik Horvát. Kosztolányi 1919.

[12] « La matière des langues est différente ». Kosztolányi 1913.

[13] Selon Kosztolányi, la description et l’utilisation de ces possibilités donnent les cadres de la liberté du traducteur.

[14] Soulignons qu’il ne s’agit pas ici de toute l’histoire de la traduction en Hongrie, mais d’une très longue période de la « traduction artistique » [műfordítás].

[15] Le rôle de Nyugat dans la diffusion des mouvements d'avant-garde est loin d’être aussi important qu’au début puisque ses auteurs, dans cette période, ont déjà une aversion pour ces mouvements. (Voir Szegedy-Maszák 2000).

[16] Cependant, il y a des exceptions aussi. Dans les premières années du XXe siècle, il se vend dix mille exemplaires du roman Crime et châtiment de Dostoïevski ce qui est un grand succès pour l’époque (Kovács 1963–1970, I. 169).