Auteur : Tatiana Sirotchouk
1.1. Cadre général introductif
1.1.1. Quel est le premier texte traduit ?
Le premier texte traduit en ukrainien courant dont on connaît précisément la date est l’Évangile de Peressopnytsia(Пересопницьке Євангеліє) traduit en 1561 et conservé jusqu’à nos jours à la Bibliothèque nationale d’Ukraine. Depuis 1991, l’Évangile de Peressopnytsia a acquis une nouvelle valeur fondamentale et symbolise l’indépendance de l’Ukraine : chaque nouveau président élu prête serment sur cet Évangile.
1.1.2. À quelle époque commence-t-on à traduire les textes religieux dans votre langue ?
Les premières allusions à des traductions des textes bibliques qu’on puisse dater remontent au XIe siècle. En 1037, le chroniqueur Nestor note dans sa Chronique des années écoulées que Iaroslav le Sage, le prince de l’État kiévien à cette époque, « réunit des scribes en nombre qui traduisirent du grec en slave[1] [les Écritures] et transcrivirent beaucoup de livres »[2]. La même chronique, reprenant tout au début le récit du déluge dans Genèse, atteste ainsi formellement que les Écritures ont été bien connues à Kiev. En effet, les premiers textes bibliques, traduits en vieux slave par Cyrille et Méthode au IXe siècle, apparaissent en Ukraine médiévale sous forme de copies manuscrites dès le Xe ou le XIe siècle[3], ce qui coïncide avec la christianisation par le prince de Kiev Volodymyr de l’État qu’il gouvernait, connu sous le nom de Rouss ou encore de Ruthénie[4]. Parmi ces manuscrits il faut citer l’Évangile d’Ostromyr(Остромирове Євангеліє) qui est la plus ancienne réplique clairement datée de 1056-1057, faite à Kiev[5] et conservée jusqu’à nos jours en Russie. La même copie semble être le plus ancien manuscrit de l’Évangile slave dont on connaît la date[6].
Cependant Ivan Ohiïenko (1882-1972), métropolite et linguiste ukrainien, se prononce en faveur de la connaissance, voire de la traduction des textes bibliques déjà au IXe siècle : il signale judicieusement l’existence d’églises à Kiev bien avant le baptême officiel de ses habitants en 988, comme l’atteste effectivement la Chroniquede Nestor [7], et il suppose l’existence, dans ces églises, de livres nécessaires à la christianisation [8]. Par ailleurs, le même chercheur évoque la légende pannonienne d’après laquelle Constantin le Philosophe aurait trouvé, en 860 déjà, dans l’antique Cherson en Crimée, une traduction « en lettres russiennes » de l’Évangile et du Psautier [9], mais aucun autre document ne permet pour autant de l’affirmer formellement, ni de rattacher cette traduction à la Rouss-Ukraine.
Les premières traductions partielles de la Bible en ukrainien courant, clairement attestées par les documents, ont été entreprises au XVIe siècle. Plusieurs traductions successives apparaissent en Ukraine à cette époque. Leur nombre s’explique par la nécessité de rapprocher la Bible du peuple [10] en lui proposant un texte accessible. Le premier en date est l’Évangile de Peressopnytsia(Пересопницьке Євангеліє) déjà mentionné, traduit en 1561 du vieux slave de rédaction bulgare dans la langue ukrainienne de cette époque.
Vient ensuite l’Apôtre de Krekhiv (Крехівський Апостол), créé après 1563 et découvert au monastère de Krekhiv près de Lviv en 1925 : cet ouvrage manuscrit présente une adaptation anonyme des Épîtres et des Actes des apôtres, dont le texte abrégé a été tiré principalement de la Bible de Radziwill (1563) et remanié en fonction du Nouveau Testament en polonais de Szarffenberg (1556), des livres en grec et en slavon, langue liturgique, ainsi que de L’apôtre de F. Skorina (1525). La langue de ce manuscrit est l’ukrainien courant avec des éléments de slavon et de polonais[11].
Dans les années 1570, Vassyl Tiapynsky, un noble de Volhynie ou de Polotsk, traduit l’Évangile dans une langue d’usage courant – « une simple langue russienne » selon ses propres mots – considérée comme étant l’ukrainien livresque. Aux alentours de l’année 1580, il en publie une partie dans son imprimerie personnelle en y ajoutant une préface[12]. Le texte est donné en deux langues, le slavon et la langue de traduction, ce qui permet de voir dans cet ouvrage sinon la première, en tout cas une des premières représentations bilingues du texte de l’Évangile en Ukraine. Un autre texte bilingue, slavon-ukrainien, a été publié en 1903 : il s’agit de la première édition catholique de la traduction ukrainienne du Nouveau Testament et des Psaumes réalisée par O. Batchynsky[13].
En 1581, Valentyn Nehalevsky, un noble de Volhynie, traduit le Nouveau Testament dans une langue proche de l’ukrainien parlé ; la traduction se fait à partir de la Bible polonaise que Martin Czechowicz avait publiée à Cracovie en 1577.
Cette tendance à offrir au peuple la Bible dans une langue simple et courante, cette vulgarisation de la Bible, débouche sur un autre phénomène, à savoir la création des Évangiles dits scolaires : il s’agit des textes bibliques accompagnés d’explications. On peut citer dans ce contexte notamment l’Évangile scolaire d’Ivan Fedorovytch (1568), son Apôtre de Lviv (1574) ou encore plusieurs éditions des Psaumes[14]. Par ailleurs, ce même Apôtre de Lviv est considéré comme le plus ancien livre imprimé en Ukraine dont on connaisse précisément la date.
Notons enfin que c’est également au XVIe siècle que paraît en Ukraine la première Bible intégrale imprimée : il s’agit de la Bible d’Ostroh publiée en 1581 en slavon, langue liturgique employée par l’Église.
1.1.3. Date de la première traduction intégrale de la Bible.
La première traduction intégrale de la Bible en langue ukrainienne littéraire a été réalisée dans la deuxième moitié du XIXe siècle par Pylyp Moratchevsky (1806-1879). Il réalise cette traduction dans les années 1860, les quatre Évangiles étant terminés en 1861, mais le Saint Synode de l’Empire russe interdit formellement sa publication[15] : c’est en effet à la même période, en 1863, que fut secrètement émise la circulaire du ministre de l’Intérieur Valouïev interdisant toute publication en langue ukrainienne. Cette circulaire fut suivie de l’oukase d’Ems, promulgué en 1876 par le tsar Alexandre II de Russie qui interdit non seulement toute publication en langue ukrainienne des œuvres originales, y compris des pièces de théâtre ou des partitions musicales, ainsi que toute utilisation de l’ukrainien dans la presse et tout enseignement en ukrainien, mais qui proscrit même l’importation des œuvres ukrainiennes publiées à l’étranger et toute traduction en ukrainien des œuvres étrangères. C’est en 1906 qu’on commence à publier séparément les quatre Évangiles, d’après la traduction de P. Moratchevsky qui a été considérablement remaniée et corrigée.
La première traduction intégrale de la Biblepubliée en ukrainien moderne[16] date de 1903. Elle a été éditée par la Société Biblique de Grande-Bretagne.
Le traducteur principal de cette édition est Panteleïmon Koulich (1819-1897). Il commença son travail en 1868 : en 1887 son Nouveau Testament voit le jour à Vienne. Mais le seul exemplaire de sa traduction de l’Ancien Testament avait été détruit par un incendie en 1885 à son domicile, ce qui explique que sa traduction complète de la Bible n’a pu être publiée de son vivant : c’est son successeur, Ivan Netchouï-Levytsky (1838-1918) qui a achevé sa tâche[17]. Un autre collaborateur, qui s’est chargé des textes grecs[18] et a traduit notamment les Psaumes de l’hébreu ancien[19], fut Ivan Pouluï (1845-1918). Il a été aussi le rédacteur en chef de cette traduction intégrale de la Bible et a adopté l’orthographe de l’ukrainien en usage en Galicie, d’où le nombre important de « galicismes » dans le texte.
Cette traduction est réalisée à partir des textes hébraïques et grecs. En dehors du fait que P. Koulich avait largement parsemé sa traduction de mots archaïques et ecclésiastiques tout en donnant parfois des traductions libres du texte biblique[20], il faut noter que les trois traducteurs ont adopté différentes approches orthographiques.
1.2. La pratique de la traduction
Qui traduit ?
1.2.1. Qui sont les traducteurs (formation, langue maternelle, statut social, quelles sont leurs conditions de travail ? Sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?
Pour la période du XIe au XIIIe siècle, les chercheurs parlent de l’école des traducteurs à la Rouss-Ukraine[21] : les gens spécialement réunis dans le seul but de faire des traductions y étaient en nombre très important. Ainsi, il exista au XIe siècle à la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev un scriptorium composé de beaucoup de spécialistes, dont des traducteurs, comme l’indique la Chronique des années écoulées : il s’agit ici des premiers traducteurs professionnels, nécessaires à la vulgarisation et à la diffusion des connaissances, et l’initiative revenait à un prince ou au pouvoir en place. Ces premiers traducteurs travaillaient à côté des copistes, réunis eux aussi essentiellement pour travailler sur des textes sacrés dans des scriptoria, ateliers spécialement conçus pour ces employés de plume et destinés à la création de livres : une bibliothèque était souvent associée à un scriptorium, comme l’atteste notamment la Chronique des années écoulées, concernant l’activité du prince kiévien Iaroslav le Sage au XIe siècle, ou comme le prouvent aussi les recherches portant sur le scriptorium du XIIIe siècle du prince volhynien Volodymyr Vassylkovytch[22]. Dans la plupart des cas, les noms des traducteurs ont été omis, c’est pourquoi, pour la période médiévale, on a souvent affaire à des traductions anonymes, comme celle de L’apôtre de Krekhiv (Крехівський Апостол). Dans ce contexte, les rares informations sur les traducteurs sont d’autant plus précieuses. Ainsi, la postface de l’Évangile de Peressopnytsia permet d’établir les auteurs du manuscrit : l’archimandrite du monastère de Peressopnytsia Hryhoriï a traduit le texte, probablement aidé par le fils d’un archiprêtre, Mykhaïlo Vassyliïevytch. C’est ce dernier, assisté d’un deuxième scribe, anonyme, qui a transcrit la version définitive[23].
On possède très peu d’informations concernant les deux autres traducteurs de l’Évangile du XVIe siècle, Vassyl Tiapynsky et Valentyn Nehalevsky. En revanche, on en connaît davantage sur les traducteurs des textes intégraux de la Bible du XIXe siècle, compte tenu du caractère tardif de ces traductions. Pylyp Moratchevsky fut écrivain, poète, philologue, pédagogue et traducteur ukrainien. Panteleïmon Koulich, qui a traduit la première Bible intégrale publiée en ukrainien, était écrivain, poète, ethnographe, critique littéraire et traducteur. Il connaissait non seulement les langues anciennes, mais aussi suffisamment l’anglais, l’allemand et l’italien[24]. Ivan Netchouï-Levytsky, qui a terminé cette traduction de la Bible après le décès de P. Koulich, surtout connu comme romancier, fut même à l’origine du roman ukrainien[25]. Compétent en latin, en grec et en slavon, il traduisit notamment le Psautier. À la différence de ces deux traducteurs, leur troisième collaborateur, Ivan Pouluï, n’était guère un homme de lettres, mais un savant : physicien, inventeur et utilisateur des rayons X en imagerie médicale, docteur de l’Université de Strasbourg, recteur de l’École technique supérieure de Prague, la première en Europe, il était aussi théologien, diplômé de la Faculté de théologie de l'Université de Vienne, ce qui le lui donnait une aisance particulière pour la traduction de la Bible en ukrainien.
Que traduit-on ?
1.2.2. Quels types de textes religieux traduit-on ?
Puisque le phénomène de la diffusion de la Bible dans le monde suit la propagation de la « bonne nouvelle », il n’est pas étonnant que le texte le plus fréquemment traduit en Ukraine dans la langue courante soit celui de l’Évangile. Parmi d’autres textes bibliques, le chercheur M. Moskalenko parle de deux traductions du grec du Cantique des Cantiques, datées du IXe et XIIe siècles. Il évoque également une traduction du Livre d'Esther effectuée à partir de la Bible hébraïque sans pour autant préciser la date de sa création[26]. Au XVIIe siècle, des extraits des textes bibliques apparaissent en ukrainien livresque dans les sermons et dans d’autres ouvrages du métropolite de Kiev Pierre Mohyla. À cette même époque, Cyrille Trankvilion-Stavrovetsky propose une adaptation du psaume 139, tandis que Siméon Polotsky, biélorusse d’origine et élève de l’Académie Mohyla de Kiev qui passe la plus grande partie de sa vie en Moscovie, propose une traduction poétique des Psaumes[27], se plaçant ainsi à l’origine d’autres traductions poétiques des textes bibliques.
Au cours du XIXe siècle, plusieurs auteurs ukrainiens ont rédigé tantôt des traductions, tantôt des adaptations et parfois des variations sur des sujets bibliques. Ainsi, l’écrivain M. Chachkevytch traduit en 1842 les Évangiles selon Saint Mathieu et Saint Jean, publiés en 1912. Le poète Taras Chevtchenko écrit en 1845 les Psaumes de David, un cycle d’imitations poétiques des textes bibliques : la Bible est une source d’inspiration qui jalonne souvent son œuvre.
1.2.3. Traduit-on à la même époque des textes profanes ?
Parmi les textes profanes de l’époque de la Rouss-Ukraine, M. Moskalenko cite notamment différentes œuvres d’auteurs romains et byzantins, des recueils de maximes et d’aphorismes dont les écrits de l’auteur grec Ménandre, des chroniques dont La Guerre des Juifs contre les Romains de Josèphe Flavius, une traduction du XIIe siècle, ou encore la Vie de Barlaam et Josaphat, la biographie légendaire de Bouddha, et tant d’autres textes[28]. [Plus d’information sur la traduction des textes profanes sera donnée dans la partie « La traduction et la formation de la littérature profane » du questionnaire].
Comment traduit-on ?
1.2.4. À partir de quel texte-source ?
Parmi les textes-sources clairement mentionnés, on peut citer notamment la Bible de Radziwill (1563), le Nouveau Testament de Szarffenberg (1556), L’apôtre de F. Skorina (1525), la Bible de Martin Czechowicz (1577). L’Évangile de Peressopnytsia a été réalisé à partir d’un texte en vieux slave de rédaction bulgare, comme l’indique la note des feuillets 481 et 482 du manuscrit[29]. La Bible de Koulich a été traduite à partir des textes originaux : les anciens textes en hébreu et grec[30]. La Bible hébraïque de Kittel, le texte des Septante dans l’édition de Ralfs et l’édition critique du Nouveau Testament du Père Merk sont les textes-sources pour la traduction de I. Khomenko faite en 1957[31].
1.2.5. De quelle(s) langue(s) traduit-on ?
Le plus souvent, les traductions se font à partir du grec, parfois du latin. Il existe des traductions effectuées directement de l’hébreu ancien[32] ; nombreuses sont les traductions faites à partir du vieux slave de rédaction bulgare, du slavon, langue liturgique, et du polonais.
1.2.6. Passe-t-on par une langue relais ?
Dans tous les cas où les traductions ne se font pas directement à partir de l’hébreu ou du grec ancien, toute langue traduite en ukrainien – le latin, le slavon, le polonais – peut être considérée comme langue relais. Ainsi, la langue relais de l’Évangile de Peressopnytsia est le vieux slave de rédaction bulgare et peut-être le polonais, bien que des textes grecs aient été également exploités[33].
1.2.6. Si oui, celle-ci est-elle orale ou écrite ?
Toutes les langues citées ci-dessus sont écrites. Les textes-sources utilisés sont manuscrits et imprimés.
1.2.8. Les traducteurs privilégient-ils un mode de traduire littéral pour les textes religieux ?
Aucun des traducteurs des textes sacrés mentionnés ici n’a laissé, sauf erreur, d’explications concernant sa façon de traduire. Cependant certaines études de leurs traductions permettent d’établir avec précision l’approche utilisée par le traducteur. Ainsi, dans le cas de la traduction de la Bible par P. Koulich, le métropolite et linguiste ukrainien I. Ohiïenko affirme qu’il ne s’agit pas tant d’une traduction littérale que d’une traduction libre, voire d’une narration assez éloignée du texte biblique, ce qui pourrait être expliqué, selon ce chercheur, par l’utilisation probable de textes relais, en l’occurrence de traductions russes[34]. À l’inverse, l’historien de l’ukrainien littéraire P. Jytetsky, à qui l’Académie des Sciences de l’empire russe a confié l’analyse des traductions bibliques au début du XXe siècle, considère la traduction de P. Koulich comme trop littérale, dans la mesure où le traducteur abuse des mots ecclésiastiques[35]. Quant au traducteur lui-même, il semble viser un autre objectif que celui d’être fidèle au texte biblique, à savoir donner une Bible ukrainienne pour que le peuple puisse apprendre sa langue littéraire à partir du livre le plus répandu et le plus lu[36] : ce phénomène était largement pratiqué, durant des siècles, à travers l’Europe.
P. Jytetsky a aussi analysé la traduction de P. Moratchevsky et l’a reconnue comme étant la plus réussie des traductions des textes bibliques du XIXe siècle[37].
1.2.9. Comment justifient-ils leur pratique ?
Il existe un trait commun relevé dans les notices de deux traducteurs concernant leur travail : Vassyl Tiapynsky dans la préface à sa traduction de l’Évangile et le diacre Grégoire dans sa postface à l’Évangile d’Ostromyr, s’adressent tous les deux aux lecteurs en leur demandant de ne pas leur reprocher des erreurs éventuelles dans la traduction des textes bibliques.
1.2.10. Si on traduit aussi des textes profanes à la même époque, a-t-on le même mode de traduire ?
La seule remarque à faire pour le moment, c’est que souvent, qu’il s’agisse de l’époque de la Rouss-Ukraine ou des temps modernes, les traductions des textes sacrés et des textes profanes sont faites par les mêmes traducteurs. Ainsi, dans certains scriptoria on réalisait à la fois des ouvrages sacrés et profanes. Par exemple, P. Koulich, auteur de la première traduction de la Bible intégrale, a aussi traduit plusieurs œuvres de Shakespeare dans la langue ukrainienne.
1.3. Le rôle culturel de la traduction
La traduction et la langue
1.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)
À l’époque de sa christianisation[38] et de la diffusion des premiers textes bibliques, la Rouss-Ukraine avait en usage deux langues écrites : le vieux slave qui, influencé par la langue parlée, acquiert au XIe siècle des particularités phonétiques, grammaticales et lexicales propres à la langue russienne, et l’ancienne langue russienne, basée sur le parler de Kiev[39].
En 1240, l’Etat de Kiev fut détruit par les Mongols de Batu. L’Ukraine tombe par la suite, et pour plusieurs siècles, sous la domination de différentes puissances. Et c’est paradoxalement la littérature, y compris traduite, qui est appelée à compenser l’absence d’État au point de devenir, selon l’expression de M. Orest, un solide État de la Parole ukrainienne[40]. En effet, c’est dans le contexte de la politique anti-ukrainienne des autorités impériales russes qu’apparaissent en Ukraine au XIXe siècle les premières traductions intégrales de la Bible. Par ailleurs, l’ukrainien se voit doté du statut de langue interdite et persécutée, avec la circulaire de Valouïev et de l’oukase d’Ems évoqués précédemment[41].
1.3.2. Quel est le rôle de ces traductions dans le développement de la langue littéraire ?
Au XIXe siècle, les personnalités qui œuvrent le plus pour le développement de la langue ukrainienne littéraire sont surtout les traducteurs de la première Bible intégrale. Ainsi, P. Koulich a été le premier à placer l’ukrainien à un niveau littéraire considérable, en prouvant qu’il s’agissait non d’une « langue des moujiks »[42], mais d’une langue capable d’exprimer « des pensées élevées »[43] ; il a travaillé consciemment, dans le contexte de l’oukase d’Ems, à faire évoluer la langue littéraire ukrainienne, en y introduisant notamment des néologismes, souvent stériles et sans aucun effet, parfois très réussis comme « земнопросторі » – « appartenant à l’espace terrestre », « самітнодремливий » – « somnolent dans la solitude », « золотоіскрявий »[44] – « dispensant des étincelles d’or » et tant d’autres, ce qui témoigne en faveur du potentiel linguistique de l’ukrainien de l’époque.
Le deuxième traducteur de la Bible ukrainienne intégrale, I. Netchouï-Levytsky, a développé avec beaucoup de talent les aptitudes à la description de la langue ukrainienne[45] et il a publié en 1914 une Grammaire de l’ukrainien.
1.3.3. Quelles sont les grandes phases de retraduction des textes religieux en fonction de l’évolution de la langue ?
Dans les années 1920, la langue ukrainienne connaît beaucoup de changements couronnés par une nouvelle réforme de l’orthographe en 1928. À la suite de quoi la Société Biblique sollicite en 1936 le professeur et métropolite Ivan Ohiïenko de créer une nouvelle traduction, correspondant aux nouvelles normes de la langue moderne : sa traduction, réalisée en 1951, a été publiée en 1962[46].
La traduction et la société
1.3.4. Qui sont les commanditaires ? Les destinataires ?
Les commanditaires et mécènes de l’Évangile de Peressopnytsia furent des nobles de Volhynie : il s’agit de la princesse Nastassiïa Jeslavska-Holchanska, devenue par la suite supérieure du monastère de Dvirets, ainsi que de sa fille et de son gendre, les princes Ievdokiïa Tchertoryzkykh et Ivan Fedorovytch[47]. Pour la traduction moderne de la Bible réalisée par I. Ohiïenko, le commanditaire fut la Société Biblique de Grande-Bretagne. Les destinataires de ces traductions ukrainiennes, publiée en Ukraine comme à l’étranger, étaient les Ukrainiens dispersés dans le monde entier.
1.3.5. Diffusion des traductions (mode de reproduction, ampleur de la diffusion) ?
Bien que la traduction de P. Moratchevky ait été approuvée par l'Académie impériale des sciences, le Saint Synode de l’Empire russe, la jugeant suspecte et anti-impériale, interdit sa publication pour des raisons politiques[48]. Malgré cela, l’Évangile traduit par P. Moratchevky a été réédité plusieurs fois, en particulier au Canada en 1948 et aux États-Unis en 1966.
La Bible dans la traduction de P. Koulich a connu aussi une large diffusion dans le monde entier : elle a été publiée en 1912 à Vienne, en 1921 et 1930 à Berlin, en 1947 à New-York et à Londres et en 2000 pour la première fois à Kiev.
1.3.6. Réception critique éventuelle, débats suscités par les traductions ?
La critique est unanime au sujet de la traduction de la Bible par P. Koulich et ses collaborateurs en la considérant comme non aboutie. C’est le cas notamment du poète et traducteur ukrainien Ivan Franko, de l’historien de l’ukrainien littéraire P. Jytetsky, du linguiste slovène Franc Miklošič à qui la Société Biblique de Grande-Bretagne avait demandé un avis, ou encore du métropolite et linguiste ukrainien I. Ohiïenko : ils reprochent aux traducteurs la présence de différentes orthographes, d’archaïsmes et de mots ecclésiastiques, le manque de fidélité au texte biblique[49]. En outre, dans les années 1920, cette traduction devient trop archaïque compte tenu des changements qui favorisent l’essor et la modernisation de la langue ukrainienne. Cependant, malgré ses nombreux défauts, la traduction de la Bible par P. Koulich et ses collaborateurs a le mérite d’être la première traduction intégrale en langue ukrainienne moderne et, en tant que telle, elle a eu plusieurs rééditions successives.
1.3.7. Des retraductions interviennent-elles pour des raisons idéologiques et/ou religieuses ?
La traduction de La Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testaments par Ivan Khomenko (1892-1981) publiée à Rome en 1957, obéit à des motifs d’ordre confessionnel : il s’agit d’une traduction selon le canon catholique qui compte 45 livres de l’Ancien Testament et 27 livres du Nouveau Testament ; elle est destinée aux grecs catholiques ukrainiens. Comme textes-sources pour cette édition ont servi : la Bible hébraïque de Kittel, le texte grec des Septante de Ralfs et le Nouveau Testament de Merk[50].
SOURCES
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L’Évangile de Peressopnytsia (http://www.nbuv.gov.ua/books/rarity/peresop.html )
Apôtre de Lviv (http://www.nbuv.gov.ua/vsd/rar/apostol.html )
La Bible d’Ostroh (http://www.nbuv.gov.ua/vsd/rar/ostrog.html )
[1] Les nombreux textes consultés, les copies du XVe siècle ainsi que la traduction en ukrainien moderne réalisée par L. Makhnovets (Літопис руський [Chronique ruthène], Київ, 1989), ne permettent pas clairement d’identifier de quelle langue « slave » il s’agit, du vieux slave ou de l'ancienne langue ruthène, les deux étant les langues écrites en usage à la Rouss de Kiev.
[2]Літопис руський, Київ, 1989, c. 89. Пер. з давньорус. Л. Є. Махновця.
[3] ДЗЮБА О.М., ПАВЛЕНКО Г.І., Літопис найважливіших подій культурного життя в Україні (Х – середина ХVІІ ст.), К., 1998, c. 14. [Chronique des événements les plus importants de la vie culturelle en Ukraine (du Xe siècle à la deuxième moitié du XVIIe siècle)].
[4] Pour plus de détails concernant les différentes dénominations de l’Ukraine, voir l’article L'héritage de la Rous' par Wolodymyr Kosyk (www.ukraine-europe.info/ua/dossiers.asp?1181051444 ). Afin de faciliter la lecture, nous adopterons ici l’expression de Rouss-Ukraine pour indiquer le rapport entre la Rouss de Kiev et l’Ukraine actuelle.
[5] En s’appuyant sur la notice du scribe Grégoire qui avait transcrit l’Evangile, ainsi que sur les particularités linguistiques du texte, le professeur I. Volkov désigne Kiev comme le lieu de réalisation de cette copie. ВОЛКОВ И. X., « О неновгородском происхождении дьяка Григория — писца Остромирова евангелия » [VOLKOV I., « Sur l’origine non novgorodienne du diacre Grégoire, le copiste de l’Evangile d’Ostromyr], Журнал Министерства народного просвещения, 1897, № 12, с. 443—446.
[6] LEGER Louis, Cyrille et Méthode: étude historique sur la conversion des slaves au christianisme, Paris, 1868, p. 200.
[7] Chronique ruthène, с. 31.
[8] ОГIЄНКО Iван, Iсторiя української лiтературної мови [OHIÏENKO Ivan, Histoire de la langue ukrainienne littéraire], Київ, 2001, с. 60.
[9] Ibidem, p. 59.
[10]Біблія. Святе Письмо Старого та Нового Завіту [Bible. Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament], Рим-Торонто, 1991, с. XV.
[11]Українська мова. Енциклопедія [Langue Ukrainienne. Encyclopédie], Київ, 2000. Стаття « Крехівський Апостол » [Article « L’Apôtre de Krekhiv »].
[12]Тисяча років української суспільно-політичної думки [Mille ans de pensée sociale et politique en Ukraine]. У 9-ти т., К., 2001, Т. 2. Voire la préface.
[13]Bible. Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament, op. cit., p. XVI.
[14]Ibid., p. XV.
[15] Voir aussi : НАУМЕНКО В., « Ф.С.Морачевский и его литературная деятельность [NAOUMENKO V., P. Moratchevsky et son activité littéraire] », Киевская старина, 1902, Т.79, №11, №12.
[16] La première œuvre en ukrainien moderne paraît en 1798. Il s’agit de l’Enéide travestie de I. Kotliarevsky.
[17]Bible. Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament, op. cit., p. XVI.
[18]Ibidem.
[19] OHIÏENKO I., op. cit., p. 215.
[20] OHIÏENKO I., op. cit., p. 105.
[21] МОСКАЛЕНКО М., « Тисячоліття: переклад у державі слова » [MOSKALENKO M., « Mille ans : la traduction à l’État de la Parole »], Сучасність, 1993, серпень, с. 152; КОРУНЕЦЬ І., « Біля витоків українського перекладознавства » [KOROUNETS I., « À la source de la traduction ukrainienne »], Всесвіт, 2008, № 1-2, c. 188.
[22] ЗАПАСКО Я., « Скрипторій волинського князя Володимира Васильковича [« Le scriptorium du prince volhynien Volodymyr Vassylkovytch »], Зап. НТШ, Л., 1995, № 123, c. 123—128; СИНЮК С., « Бібліотека Волинського Князя Володимира Васильковича [« La bibliothèque du prince volhynien Volodymyr Vassylkovytch »], Вісник Книжкової палати, 2009, № 1, c. 35-37.
[23] ДУБРОВІНА Л. А, ГНАТЕНКО Л. А, Археографічний та кодикологічний опис Пересопницького Євангелія [DOUBROVINA L., HNATENKO L., Ressource électronique de la Bibliothèque Nationale d’Ukraine portant sur l’Evangile de Peresopnytsia], p. 12, 13.
[24] OHIÏENKO I., op. cit., p. 115, 103.
[25] Ibid., 115.
[26] MOSKALENKO M., op. cit., p. 151.
[27]Ibid., p. 156.
[28]Ibid., p. 153.
[29] DOUBROVINA L., HNATENKO L., op. cit., p. 11.
[30]Bible. Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament, op. cit., p. XVI.
[31]Ibidem.
[32] MOSKALENKO M., op. cit., p. 151.
[33] DOUBROVINA L., HNATENKO L., op. cit., p. 11.
[34] OHIÏENKO I., op. cit., p. 105.
[35]МОРОЗ Т. В., ТКАЧ Л. О., « До індивідуальної характеристики перекладачів Євангелія у залученні лексичних джерел української мови (Пилип Морачевський, Пантелеймон Куліш, Іван Огієнко) [MOROZ T. V., TKATCH L. O., «Au sujet des caractéristiques individuelles des traducteurs de l’Évangile dans le choix du lexique ukrainien »]», Наукові записки, Київ, 2006, т. 60, с. 22.
[36] OHIÏENKO I., op. cit., p. 105.
[37] MOROZ T. V., TKATCH L. O., op. cit., p. 22.
[38] L’année 988.
[39] Langue Ukrainienne. Encyclopédie. Article «Monuments de la langue ukrainienne ».
[40] Cité d’après MOSKALENKO M., op. cit., p. 153.
[41] Notons, par ailleurs, qu’au XVIIIe siècle la langue ukrainienne a déjà été vivement persécutée : Pierre Ier interdit la publication des livres en ukrainien et exige d’uniformiser avec la langue russe l’orthographe des livres ecclésiastiques qui existaient déjà ; Catherine II, quant à elle, interdit l’enseignement en ukrainien, abolit l’autonomie hetmanale et détruit la Sitch des Cosaques Zaporogues, protecteurs de la langue et de l’État ukrainiens.
[42] OHIÏENKO I., op. cit., p. 105.
[43] ЧИЖЕВСЬКИЙ Д., Історія української літератури [TCHYJEVSKY D., Histoire de la littérature ukrainienne], Тернопіль, 1994, с. 432.
[44]Ibid.
[45] OHIÏENKO I., op. cit., p., 115.
[46]Bible. Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament, op. cit., p. XVI.
[47] DOUBROVINA L., HNATENKO L., op. cit., p. 2.
[48] NAOUMENKO V., op. cit.
[49] OHIÏENKO I., op. cit., p. 105.
[50]Bible. Sainte Écriture de l’Ancien et du Nouveau Testament, op. cit., p. XVI.