Auteur : Mirela Kumbaro

 

3.1. Cadre général introductif

3.1.1 À quel moment apparaît dans votre littérature la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

L'année 1900 annonça un grand pas dans les lettres albanaises. Avec la vie de son plus grand représentant, Naim Frashëri, la littérature romantique s'arrêtait.  La littérature qui suivit n'était plus romantique : Faik Konitza, Asdreni, Gjergj Fishta, Fan Noli et Midhat Frashëri étaient les écrivains du nouveau siècle. La grande différence entre ces deux moments, c'est que la première était centrée sur l'idée nationaliste, la deuxième se caractérisait par l'idée sociale ou par l'idée humaine. "C'est la  période de la littérature moderne albanaise qui va dominer les quatre premières décennies du XXe siècle" (Kuteli 2007, p. 67).

Elle est représentée par l'écriture critique de Faik Konitza, par la recherche de nouvelles formes poétiques avec Lasgush Poradeci, par les traductions de Fan Noli, par les formes néoclassiques de la littérature de Fishta.

Ce furent les années 1930 qui apportèrent une nouvelle ère dans les lettres albanaises, connue sous l'étiquette "la vague des années 30". Cependant, on ne peut pas parler d’une vraie avant-garde littéraire, mais plutôt d’un “mouvement” littéraire des années 30. Ce fut d'abord le fait d'exilés, d'esprits frottés au monde extérieur : les groupes “Illyria”,  “Bota e Re” (Monde Nouveau), “Përpjekje shqiptare” (Efforts albanais),  connu pour sa tendance plus philosophique et sociologique que littéraire. Les membres de ces groupes développaient leurs idées dans des périodiques de l’époque qui paraissaient surtout à l’étranger. Cet essor toucha la prose, le journalisme, voire le théâtre, aussi bien que la poésie.

Leurs créations se poursuivirent jusqu’à la fin des années 1940. Tout s’arrêta avec l’installation du régime communiste en Albanie en 1945.

 

3.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

3.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

Les traducteurs de la première moitié du XXe siècle, n'étaient pas des professionnels de la traduction. Ils provenaient des couches aisées d'une société féodale et faisaient partie des élites albanaises formées à l'étranger (en France, en Autriche, Italie, Grèce, Allemagne, Roumanie) en lettres, histoire, droit, économie ou théologie. Dans la majorité des cas, ils avaient l'albanais comme langue maternelle, mais souvent, les langues étrangères dans lesquelles ils avaient fait leurs études et où ils avaient puisé leurs lectures, étaient très fortement implantées chez eux, comme en témoignent les textes importants qu'ils ont écrit dans ces langues-là, ou les traductions qu'ils ont faites de l'albanais vers ces langues (surtout le français et l'anglais) dans le but de diffuser et de faire connaître les valeurs de la nation albanaise. Deux exemples sont particulièrement emblématiques :

1. le premier périodique albanais Albania (1897-1909), préparé par Faik Konitza, était publié en deux langues (albanais ett français) et grand nombre d'articles étaient écrits notamment en français.

2. Fan Noli, grand traducteur albanais, était connu non seulement pour avoir traduit Shakespeare et Cervantès, mais aussi en tant que fondateur de l’Église autocéphale albanaise, et archevêque de cette même Église auprès de la diaspora albanaise aux Etats-Unis. ll traduisit du grec vers l'anglais environ six mille pages de textes liturgiques.

En ce qui concerne les rémunérations, on ne dispose quasiment pas d'informations relatives aux rémunérations des traducteurs. Il est cependant intéressant de constater que, lorsque les traductions furent initiées par des traducteurs,  pour leur plaisir ou par passion, ou, même pour un objectif idéologique ou politique, ils se trouvaient dans l'obligation de chercher des fonds pour financer la traduction et sa publication. L'exemple albanais de Fan Noli est significatif. Après avoir publié quelques extraits de sa traduction de Cervantès dans le journal Republika, souhaitant publier le livre entier, il organisait des conférences et des campagnes de levée de fonds auprès de la diaspora albanaise aux États-Unis, et envoyait des circulaires et des appels. « Enfin, dit-il, tout ceci ne fut qu'un fiasco total », il n' y eut que 140 abonnements et toujours un déficit de 800 dollars américains. (Jorgaqi 2005, p. 131). Le Don Quichotte albanais put néanmoins voir le jour en cinq volumes publiés entre 1932 et 1933.

Que traduit-on ?

3.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

On traduisait généralement des poèmes, de petites nouvelles, des pièces de théâtre, des contes, des extraits de grandes œuvres poétiques, des carnets des voyages écrits par des étrangers qui traversaient l'Albanie, ou des extraits des livres de chercheurs étrangers ayant fait des études sur l'Albanie, des textes pédagogiques.

3.2.3. Peut-on constater à cette époque une réduction de l’écart entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et la traduction ?

Non, pas vraiment, les classiques restaient les auteurs préférés.

Il faut également dire que les livres écrits en albanais (traduits ou originaux) connurent une plus large diffusion après l'indépendance de 1912, et les intellectuels de l'époque mettaient l'accent sur le besoin urgent de faire connaître aux élèves les lettres classiques.

3.2.4. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduits jusque là ? si oui, lesquelles ?

Ce furent les grands poètes italiens qui firent leur entrée sur la scène littéraire  albanaise, notamment avec les traductions de Ernest Koliqi.

Fan Noli traduisit aussi Shakespeare, les littératures espagnole et norvégienne.

La poésie roumaine fut également traduite grâce à des intellectuels formés à Bucarest.

Des extraits de la littérature et de la dramaturgie allemandes marquèrent les années 1920 et 1930.

3.2.5. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

1. Andon Z. Çajupi (1866-1930), écrivain, dramaturge. En 1921, il traduisit 113 fables de La Fontaine.

2. Gjergj Fishta (1871-1940), écrivain, critique, théoricien de la littérature. Il adapta des pièces de théâtre de Molière, des vers du poète italien A. Manzoni, un extrait de l’Iliade, des sonnets de Pétrarque.

3. Faik Konitza (1875-1942), journaliste, critique, historien. Il traduisit en 1924 une partie des Mille et une nuits sous le titre « Nën Hijen e Hurmave – përralla arabe » [A l’ombre des dattiers – contes arabes], outre les dizaines de textes traduits et publiés dans son  journal renommé, Albania (1897-1909).

4. Hil Mosi (1885-1933) traduisit et publia dans le périodique Agimi [l'Aurore], en 1916, des extraits des études sur l'Albanie des historiens Konstantin Jirecek et ilan Sufflay, reconnues sous le titre Acta et Diplomata res Albaniae Mediae illustrantia. Il est également  le traducteurs de poèmes des Goethe, Schiller, Heine, Koerner, Lessing, publiés en 1916 dans le recueil Lotët e Dashunis [Larmes d'Amour], réédité quelques années plus tard sous une forme améliorée sous le titre Lule Prandvere [Fleurs de Printemps].

4. Stilian Fan Noli (1880-1965), considéré comme le plus grand traducteur albanais pour avoir traduit en albanais :

- les tragédies de Shakespeare, publiées en 1926 à Bruxelles : Hamlet, Othello, Macbeth, Jules César.

- Un ennemi du peuple et Madame Inger à Ostraat de Henrik Ibsen, Bruxelles, 1927.

- Les Roubaïates de Omar Khayyâm, Vienne, 1927.

- Don Quichotte de Miguel de Cervantès, en 5 volumes, 1932-1933 aux États-Unis.

- La Barraca de Blasco Ibanez, Boston, 1921.

- Le Corbeau et Annabel Lee de Edgar Allan Poe, Boston 1921.

5. Ernest Koliqi, écrivain, poète, chercheur, critique, publia en 1932 le recueil Poetët e mëdhej t’Italis [Les grands poètes d’Italie] où l'on peut trouver des poèmes de  Dante, Pétrarque, l’Arioste, Le Tasse.

6. Lumo Skendo, alias Mithat Frasheri (1880-1949), grande figure de la première moitié du XXe siècle albanais, chercheur, théoricien de la littérature, écrivain et historien, il  traduisit Guillaume Tell de Lamartine (1898), un recueil de contes de Hoffmann (1900), Robinson Crusoé de Daniel Defoe, publiés à Sofia (Bulgarie).

7. Mitrush Kuteli (1907-1967), écrivain remarquable, fut l’un des plus célèbres traducteurs albanais. Il publia sa première traduction en 1929 : il s’agissait d’un recueil de poèmes d’Eminescu, qu’il révisa entièrement plus tard (1939) et réédita avec une préface critique.

8. Tajar Zavalani (1903-1966) publia dans la revue Leka au début des années 1930 ses traductions de La mère de Maxime Gorki, La sonate à Kreutzer et Anna Karenine de Léon Tolstoï, Gobseck de Honoré de Balzac, La dame aux camélias d'Alexandre Dumas.

Comment traduit-on ?

3.2.6. Formule-t-on des exigences concernant le respect du texte traduit, la mention du nom de l'auteur du traducteur, la nécessité de traduire directement à partir de la langue originale ?

On ne trouve pas d'exigences formulées au préalable, en tant que principe ou règles de traduction.

Cependant,  dans les périodiques de l'époque on on peut lire des commentaires relatifs à des traductions déjà faites et des recommandations sur la nécessité de mentionner le nom de l'auteur (il y avait des traductions sans le nom de l'auteur soit en version intégrale, soit sous forme d'adaptation), de respecter le style de l'auteur original, de puiser dans les richesses de la langue d'arrivée pour rendre le sens mais aussi pour servir la langue albanaise et contribuer à la constitution de l'albanais littéraire. La revue Dituria publia une série d'articles de Mithat Frasheri, alias Lumo Skendo, faisant la critique de certains textes traduits, surtout des textes scolaires ou des pièces de théâtre.

3.2.7. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

La première trace de cette réflexion se trouve dans l'Essai sur les langues naturelles et les langues artificielles, de Pyrrhus Bardyli, publié en français, à Bruxelles, en 1904,  dans lequel l'auteur traite de la nécessité de procéder à une critique des traductions comme il existe une critique de littérature originale.

Dans les différents périodiques publiés à l'étranger au début du siècle, mais aussi plus tard en Albanie même (Diturija, Ora, Dielli, Hylli i Dritës) on trouve des commentaires critiques sur différentes traductions, qui portent soit sur la qualité de la traduction, soit sur le choix du texte, de l'auteur, soit sur la nécessité même de traduire davantage car l'école albanaise en avait besoin pour son fonds de lecture.

Mais ce n'étaient que des opinions détachées sans que cela constitue une pensée traductologique, ni une pratique de la critique de la traduction.

Il existe cependant quelques articles consacrés à la traduction, publiés par exemple  dans la revue Kritika (1940-1944) de Arshi Pipa, ou la préface que Gjergj Fishta avait écrite pour l'ouvrage Les grands poètes de l'Italie, traduit par Ernest Koliqi, dans laquelle il développe l'idée de la ressemblance qui existe entra la traduction et la musique.

Mitrush Kuteli, mentionné précédemment, écrivain et traducteur lui-même, dans ses "Shenime Letrare" [Notes Littéraires], parle des traductions de Fan Noli et essaie d'en faire des analyses en relation avec le profil du traducteur. En 1943, il considérait que ses traductions faisaient partie de la complexité de sa forte personnalité (Kutreli 2007, p. 62).

3.2.8. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Les traducteurs écrivent des préfaces, mais ce n'était pas pour expliciter leur pratique de traduction, ni les procédés. C'étaient surtout des préfaces qui introduisaient l'auteur et son texte auprès du public albanais. On en trouve un bon exemple dans les introductions que Fan Noli a rédigées pour ses traductions en albanais, connues comme "Introdukta". Il n'y parle que de l'auteur et surtout du contenu et des idées que le traducteur en dégage et interprète comme une sorte de message politique et social qu'il souhaite adresser au public albanais. Dans le contexte socio-politique instable de l'époque, tout moyen pour sensibiliser le public devenait important. « Du point de vue de l'esthétique, la seule traduction aurait été suffisante, écrit Mitrush Kuteli, mais pour un militant comme Fan Noli, non » (Kutreli 2007, p. 64). Cette forte présence des idées personnelles se ressent également dans les textes des traductions même, où Fan Noli ne peut pas s'empêcher de laisser des traces. Malheureusement on n'y trouve rien sur son propre travail de traducteur.

Justin Rrota (1889-1964), prêtre franciscain, linguiste et grammairien polyglotte, explique dans la préface d'un recueil de contes, récits, morceaux choisis traduits et fragments de ses propres mémoires, qu'il intitule modestement Autour de la cheminée [Rreth votrës],  que les traducteurs, dont il fait partie, se sont permis de modifier les textes. Il trouvait que certaines réalités (parisiennes, par exemple) n'étaient pas perceptibles pour les éventuels lecteurs auxquels ces traductions étaient destinées, par conséquent il considérait ce procédé d'adaptation comme inévitable.

Un autre exemple très intéressant est celui de "l'autocritique sur la traduction" de Mitrush Kuteli : Autokritikë mbi shqipërimin e disa vjershave te Mihail Eminescu-t [Autocritique de la traduction de quelques poèmes de Mihail Eminescu]. Il s’agit de la révision, dix ans plus tard, en 1939, des traductions de ces poèmes publiés pour  la première fois en 1929. Plus mûr, plus expérimenté dans le monde des lettres, Mitrush Kuteli fit une des plus belles critiques de traduction concernant son propre travail (Kutreli 2007, pp. 270-276).

 

3.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

3.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ? )

Dans la première moitié du XXe siècle, l'albanais était une langue écrite avec son propre alphabet approuvé en 1908 par le Congrès de l'Alphabet albanais, événement crucial dans l'Histoire de l'Albanie, suivi par l'autre grand événement historique, l'Indépendance de l'Albanie en 1912. Dans ces deux événements on retrouve presque les mêmes personnages illustres de cette période. C'est important pour comprendre, dans les circonstances historiques du début du XXe siècle, à quel point la question linguistique était un enjeu de l'unité nationale et la langue un symbole de cette unité, puis un fondement solide de l'éducation des Albanais.

Les deux principaux dialectes étaient utilisés aussi bien par écrit qu'oralement : le gégue et le tosque. Le grand débat des élites était de définir et de fixer l'albanais standard comme langue de scolarisation. A plusieurs reprises, le dialecte d'Elbasan, (ville située dans l'Albanie centrale, mais également ville natale de célèbres écrivains, linguistes et traducteurs, dont Kostandin Kristoforidhi, le traducteur du Nouveau Testament, fut considéré comme  favori pour servir de fondement à une langue standard, et ce, non sans raisons, car il se trouvait à l'intersection des deux dialectes du Nord et du Sud. Il y avait aussi une troisième raison : l’École Normale se trouvait dans cette ville et, comme le dit le linguiste Xhevat Lloshi, elle était devenue un "laboratoire pratique où, pour la première fois et de façon intentionnelle, on expérimenta la possibilité d'utiliser cette version de l'albanais comme un moyen de scolarisation des élèves venant de toutes les régions albanophones" (Lloshi 2011, p. 99).

Or, même si les discussions et les échanges d'opinions relatives à cette question se sont poursuivis longtemps (les périodiques de l'époque en témoignent), l'albanais standard  et la norme littéraire ne purent voir le jour que dans les années 1960.

Il y avait une langue albanaise officielle, établie en 1923, par les instances de l’État albanais, mais les écrivains/traducteurs de la première moitié du siècle ne l'utilisaient pas. Ils écrivaient dans leur albanais littéraire. Les deux dialectes coexistaient dans les créations littéraires, journalistiques aussi bien que dans les traductions. Sur le plan linguistique, ces versions de l'albanais écrits étaient caractérisées par de multiples emprunts, de calques, mais aussi de néologismes, de dialectalismes, de mélange de discours oral et écrit.

3.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?

La traduction ne joua pas de rôle spécifique dans l'évolution de la langue. Les textes traduits n'étaient pas nombreux et sont classés parmi les écrits originaux de leurs traducteurs/auteurs.

La traduction et la littérature

3.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment dans l'avènement de la modernité ?

Il est difficile de démontrer ce rôle par des exemples concrets.

Il faut tenir compte du fait qu'en Albanie, la diffusion des publications, des livres, des revues en langue albanaise, textes originaux et traduits, ne prirent une certaine ampleur qu'après l'Indépendance de 1912. Le nombre des traductions n'était pas important au point d'influencer la littérature nationale.

Or, tous les traducteurs étaient avant tout des hommes de lettres, des philosophes et des linguistes. Ils s'étaient tous formés à l'étranger et, par conséquent, étaient influencés par les écoles littéraires, les courants philosophiques et les tendances de l'époque, ce qui se reflétait dans leurs propres créations aussi bien que dans le choix de leurs traductions. Ces exilés, esprits frottés au monde extérieur, furent mieux à même de mesurer les richesses qui leur étaient propres et d'en tirer de nouveaux fruits. Cependant, toute cette génération d'intellectuels était orientée par l'esprit patriotique, le développement de la nation et de la langue nationale, le développement de leur pays par l'école et la culture.

On constate également que les style et les formes littéraires des textes traduits se transféraient également dans les créations de leurs traducteurs. Mitrush Kuteli, dans l'analyse qu'il fait des poèmes de Fan Noli "Shën Pjetri mbi mangall" [Saint Pierre au dessus du brasero] et "Moisiu në mal" [Moïse à la montagne], recrée des allitérations des poèmes d'Edgar Allen Poe qu'il a traduits, Le Corbeau et Annabel Lee (Lloshi 2011, p. 99).

Vedat Kokona, écrivain et grand traducteur après la Guerre, était influencé par Flaubert, Ernest Koliqi par Maupassant et même par Proust (Koca, 1999, p. 149).

La traduction et la société

3.3.4. À quelles fins traduit-on (esthétiques, commerciales, politiques, sociales) ?

Dans l'esprit nationaliste du début du XXe siècle, les traductions, aussi bien que les écrits en général, avaient des fins patriotiques et sociales. Le développement de l'albanais écrit, surtout après l'établissement d'un alphabet unique en 1908, et le renforcement de l'école albanaise après l'indépendance en 1912, étaient prioritaires pour les élites culturelles dont l'objectif était de forger une identité albanaise, de cultiver un esprit occidental, de sortir les masses de l'ignorance. Les productions créatives devaient servir avant tout cette cause.

Dans les années 1930, les lettres albanaises firent un grand pas esthétique vers la modernité, ce qui se reflète surtout dans les créations littéraires originales, dans la critique qui venait de naître (la revue de la communauté catholique en était le meilleur exemple) mais pas encore dans les traductions.

Quant aux messages politiques, ils étaient très forts dans les traductions de Fan Noli, considéré comme un monument de l'histoire politique et littéraire de l'Albanie et, à l'époque, adversaire fervent de la monarchie du Roi Zog Comme nous l'avons mentionné précédemment, toutes les introductions qu'il avait écrites pour les publications de ses traductions avaient une forte tonalité politique et militante.

3.3.5. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique  ou religieux ?)

Il s'agissait d'un tout petit monde où écrivains, journalistes, traducteurs et éditeurs, étaient les mêmes personnages qui changeaient de casquette à tour de rôles et qui prenaient l'initiative de publier, sous forme de livres ou dans des périodiques, leurs écrits et leurs traductions.

En terme de pouvoir, la communauté catholique était sans aucun doute la mieux organisée mais elle était aussi dirigée par des hommes de lettres cultivés, dont les représentants faisaient partie de l'élite du pays. Leur orientation était cependant aussi patriotique que religieuse. Leur revue Hylli i Drites [L'Etoile de la Lumière] était l'un des piliers des idées littéraires, esthétiques et philosophiques dans la première moitié du XXe siècle.

3.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?

Dans les années 1920-1930, des imprimeries s'établirent dans les grandes villes de l'Albanie, du nord au sud. Les associations culturelles y imprimaient leurs périodiques; les journaux de l'époque, les textes scolaires aussi bien que les livres sortaient également de ces imprimeries. La diffusion restait mal-organisée et individuelle.

Dans un article écrit en 1935, dans la revue Minerva, Branko Merxhani, journaliste célèbre de l'époque, évoque l'importance de la traduction des œuvres étrangères et mentionne des tirages de 1000 exemplaires pour la Sonate à Kreutzer de Tolstoï, de 2000 pour La mère de Gorki, vendu à seulement 500 exemplaires, et une bonne vente du Comte de Monte-Cristo au début des années 1930 (Merxhani 2003, pp.  283-284).

3.3.7. Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

Non, il n'y a pas de différence.

3.3.8. Quel est le public des traductions ? est-il différent du public de la littérature originale ?

Le public est le même, les traducteurs étant aussi des auteurs de textes originaux.

3.3.9. Réception critique des traductions ?

Dans la pratique de la critique littéraire de l'époque on trouve quelques pages succinctes accordées à des traductions qui paraissaient. La revue Diturija [Le Savoir] (1909, 1916, 1926-1929), de Lumo Skëndo, en contient quelques exemples.

3.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Il n'existait pas une censure visant spécifiquement des traductions. La censure visait des idées qui allaient à l'encontre des formes du régime de Ahmet Zog (ancien Premier ministre, puis roi de l'Albanie jusqu'en 1939, date de l'occupation du pays par Mussolini) réputé pour son autoritarisme malgré ses velléités modernistes (voir son mariage avec Géraldine, princesse austro-hongroise). Les idées subversives et socialistes étaient également réprimées. Plus autoritaire que franchement dictatorial, en dépit de certaines brutalités (comme l'assassinat de Luigj Gurakuqi), son régime instaura une censure plus attentive à la contestation ouverte qu'à des audaces confinées, en apparence, au seul domaine de l'esprit (Zotos 1998, p. 169).

Dans ce contexte c'était plutôt les idées du traducteur, en tant qu'intellectuel, qui étaient visées que les traductions elles-mêmes.

Ainsi, Mitrush Kuteli mentionne en juin 1943, dans ses « Notes Littéraires », que les pages des préfaces écrites par Fan Noli  pour les traductions de Don Quichotte (Cervantès), L'ennemi du peuple (Henrik Ibsen) et Jules César (Shakespeare), diffusées dans les années 1930, furent arrachées des exemplaires déposés à la Bibliothèque Nationale. Noli fut le premier à véhiculer de nouvelles idées sociales, voire socialistes, qu'il exprimait dans les introductions de ses traductions. Or ces idées étaient réprimées par le roi Zog et par conséquent censurées.

Le roman La Mère, de Gorki, subit aussi la censure du gouvernement d'Ahmet Zog qui bloqua à plusieurs reprises son impression, puis sa diffusion, en raison des idées pro-soviétiques qu'il transmettait.

3.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Il n'existe pas d'étude spécifique sur les modalités d'exercice de la traduction à cette époque, comme il est vrai qu'il n'y avait pas d'école de traduction (cf. 3.3.4).

3.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Les traductions n'ont pas joué de rôle spécifique, que l'on pourrait distinguer nettement des textes originaux, dans l'évolution des idées et de la société. Mais il ne faut pas oublier  que le volume des traductions n'était pas important et leur diffusion encore moins. Or, les traductions faisaient partie du répertoire des écrivains, journalistes, intellectuels de l'époque qui influençaient les idées par leurs publications.

Références

JORGAQI, Nasho, Jeta e Fan S. Nolit, Tirana: Ombra GVG, 2005.

KOCA, Vedat, "Vedat Kokona, "Yje të këputur", Novela" dans la revue Shkëndija, nr 3, septembre 1940", in Në udhën e shqiptarizmës, Tirana: Phoenix, 1999.

KUTELI Mitrush, Shenime Letrare, Tirana: GrandPrind, 2007.

LLOSHI, Xhevat, Shqipja, gjuhë e hapur dhe dinamike, Onufri, 2011.

MERXHANI Branko, "La traduction, introduction à la civilisation", in Minerva, 32, 1935, in "VEPRA", Tirana: Plejad, 2003.

ZOTOS, Alexandre, Anthologie de la poésie albanaise, Edition Comp'Act, 1998.