Auteur : Mirela Kumbaro

 

2.1. Cadre général introductif

2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, et durant sa deuxième moitié, les gens des lettres provenaient exclusivement des rangs du clergé, principalement chrétien, à quelques rares exceptions représentées par des auteurs musulmans du XVIIIe siècle (Muhamet Çami, Nezim, Sulejman Ramazani, Hasan Zyko Kamberi). Les prêtres chrétiens, pour la plupart catholiques, et notamment les Franciscains, élaborèrent une littérature basée sur la religion en langue albanaise, comme expliqué dans le chapitre précédent sur les traductions des textes religieux. Des poèmes lyriques, écrits par ces mêmes auteurs sous l’évidente influence des meilleures œuvres lyriques italiennes et françaises, sortent de ce cadre religieux. Des auteurs musulmans ont également écrit des textes de caractère plutôt laïc (XVIIIe siècle). Rédigés en caractères arabes, et non plus latins, ils sont essentiellement poétiques. Les auteurs y exploitent des thèmes orientaux traditionnels tout en évoquant parfois des événements contemporains et des aspects de la vie locale, mais ces textes sont sans valeur littéraire particulière, n’ayant de valeur qu’historique.

Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle que les premières productions littéraires albanaises virent le jour. Elles étaient caractérisées par un fort esprit patriotique visant à la renaissance de l’âme albanaise, d’où la dénomination de « réveil culturel » pour cette période qui va jusqu’à la proclamation de l’indépendance de l’Albanie, libérée de l’Empire ottoman en 1912. Le réveil culturel observable au XIXe siècle en Europe centrale et orientale se manifeste en Albanie par le mouvement de la « Renaissance Nationale » (Rilindja Kombëtare). Dès 1840, ses partisans cherchèrent, malgré l'oppression ottomane, à nire sortir le pays de son sous-développement culturel. Ils s'attachèrent à créer un alphabet unique (trois alphabets : latin, grec et arabe, se faisaient alors concurrence).

Au niveau des publications, on ne pourrait parler de vrais livres, mais plutôt de revues qui étaient publiées à l’étranger grâce à des intellectuels de la diaspora albanaise (Luigj Gurakuqi, Visko Babatasi, Geg Postribba, Adreni, etc.) fortement motivés par des visées patriotiques. Une des premières et la plus importante d’entre elles, la revue mensuelle « Albania » publie son premier numéro en date du 25 mars 1897 (1897-1909) à Bruxelles sous la direction de l’écrivain, remarquable intellectuel et traducteur, Faik Konitza. Ce dernier a marqué les lettres albanaises, la pensée albanaise dans le domaine des études linguistiques, littéraires, historiques et sociologiques.

Konitza a publié également, dans différents numéros, des traductions des vers de Pierre de Ronsard (Ode à Cassandre), de Leconte de Lisle (Le cœur de Hialmar), quelques poèmes de Victor Hugo (Les châtiments), Heinrich Heine (Und wussten’s die Blumen, die kleinen), etc. Dans le cadre de cette revue il a aussi livré la traduction en français de différents articles traitant de l’histoire, de la langue et des lettres albanaises, afin de faire connaître la nation et la langue albanaise.

Il est à mettre en évidence qu’une littérature albanaise s’est cependant développée chez les Arbërech, ces Albanais qui ont fui devant les envahisseurs turcs et ont migré en Calabre et en Sicile dès la fin du XVe siècle. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, la poésie, cultivée par les prêtres, se teinte souvent de motifs folkloriques. Au XIXe siècle, l'action en faveur de leur langue va de pair, pour les Arbëresh, avec celle qu'ils mènent pour l'unité italienne (beaucoup d'entre eux combattront aux côtés de Garibaldi). Ils furent aussi, naturellement, très attentifs aux efforts menés en Albanie même pour la langue et la liberté. La littérature, d'un romantisme parfois exacerbé, aime les longues ballades, les épopées, mais le théâtre est à peine représenté et la prose ne se développe guère que dans les colonnes de la presse. Jeronim (Geronimo) de Rada (1814-1903) est la plus grande figure de cette période.

2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l'apparition d'une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?

Il est difficile de distinguer de grandes périodes littéraires suite à l’apparition de la littérature profane albanaise. Les premiers courants datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle sont surtout des efforts pour mobiliser les énergies des gens les plus éclairés du pays et animer un mouvement national à travers l’utilisation de la langue albanaise, parlée depuis toujours, mais très peu écrite. Des poèmes d’amour, des scènes de la vie quotidienne et des poèmes patriotiques, influencés par la littérature lyrique et romantique européenne, caractérisent les années 1900-1920. Jeronim de Rada, Naim Frasheri, Ndre Mjeda, font partie de cette génération. Quelques démarches de traductions d’extraits d’auteur européens datent de la même période. La pensée théorique esthétique et critique connaît des personnalités remarquables, comme Faik Konitza et Gjergj Fishta, qui ont grandement élevé la qualité de la modernité littéraire albanaise.

On ne peut cependant pas parler d’une véritable avant-garde littéraire, mais plutôt d’un « mouvement » littéraire des années 1930. Ce mouvement n’a pas pu se constituer en tant qu’école littéraire, il s’est surtout manifesté comme un reflet des écoles qui avaient formé ces auteurs en Occident. Il s’agit du groupe “Illyria”, du groupe “Bota e Re” (Monde Nouveau) et de “Përpjekje shqiptare” (Efforts albanais) reconnu plutôt comme philosophique et sociologique que littéraire. Les membres de ces groupes présentaient leurs idées dans des périodiques de l’époque qui paraissaient surtout à l’étranger.

La véritable avant-garde de l’époque était représentée par les poètes qui ont inauguré la modernité dans la littérature albanaise et parmi lesquels il faudrait mentionner :

1. Lasgush Poradeci

2. Migjeni

3. Ernest Koliqi

4. Mitrush Kuteli

5. Faik Konitza

Leurs œuvres littéraires renvoient à des auteurs européens comme Eminescu, Baudelaire, d’Annunzio, Joyce, Proust, Montale, Ungaretti.

Ils continuent à créer jusqu’à la fin des années 1930. Tout cesse avec l’installation du régime communiste en Albanie.

2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? changements dans la structure sociale ? développement de contacts culturels avec l’étranger ? existence d’une diaspora ? création d’un État-nation ? facteurs religieux ? etc.)

Il est clair qu’au début du XXe siècle l’évolution des lettres albanaises suivait les efforts des intellectuels albanais œuvrant pour l’indépendance de l’Albanie vis à vis de l’Empire ottoman qui approchait d’une fin inévitable. Ces efforts se situaient sur une toile historique où les grands pays décidaient du destin des futures frontières des pays balkaniques suite à l’éclatement de l’Empire. La structure sociale dans le pays restait profondément féodale et sous-développée, mais une importante diaspora s’activait de plus en plus autour de la question nationale visant à faire de la langue albanaise une arme efficace dans la renaissance de la nation albanaise. Ceci a donné lieu à la création des Associations patriotiques à Bucarest, Istanbul, Sofia, Bruxelles, aux Etats-Unis, en Italie, etc. Ces associations publiaient différents périodiques, imprimées à l’étranger et financés par des fonds collectés par ces mêmes associations. Deux événements importants marquent cette période :

  1. Le congrès du Monastir/Bitola en 1908 où les Albanais les plus éclairés de l’époque se sont réunis avec la ferme volonté d’approuver un alphabet unique en lettres latines, qui a prit sa forme définitive, celle qu’on lui connaît aujourd’hui, en 1917.
  2. La proclamation de l’Indépendance, le 28 novembre 1912 à Vlora, par des représentants des Albanais de toutes les régions habitées par les Albanais, dirigés par le premier Ministre de l’Albanie, Ismail Qemali.

 

2.2. La pratique de la traduction

Qui traduit ?

2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?

Il n’y eut pas de traducteurs proprement dits, au sens de traducteurs professionnels. Il y eut surtout des intellectuels, des Albanais formés à l’occident, provenant de familles riches, inspirés par la volonté de contribuer aux lettres albanaises et de créer un fond de lecture en albanais, destiné surtout aux écoliers. Ce sont des gens de lettres qui, à côté de leurs propres créations littéraires, traduisaient de temps à autre des morceaux choisis afin de les publier dans leurs périodiques littéraires, ce qui ne fait pas de la traduction leur activité principale.

Les noms les plus illustres sont : Faik Konitza, Gjergj Fishta, Ernest Koliqi, Fan Noli, Mitrush Kuteli.

Que traduit-on ?

2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?

Il y a trois types de textes traduits.

Des langues étrangères vers l’albanais :

- Des extraits de poèmes ou de proses choisis par des auteurs, souvent en fonction de leur savoir, mais aussi en fonction des messages que pouvaient transmettre ces extraits afin d’interpeller les esprits des éventuels lecteurs albanais. Quelques œuvres importantes ont été également traduites mais, imprimées à l’étranger, elles étaient peu diffusées.

- Des textes d’albanologues occidentaux qui écrivaient sur l’histoire de l’Albanie et de sa langue.

De l’albanais vers des langues étrangères selon les pays où étaient publiés les périodiques précédemment mentionnés :

- Des textes d’auteurs albanais parlant de l’histoire de l’Albanie, du folklore et de la culture des Albanais, de la langue albanaise, afin de faire connaître les Albanais et la nation albanaise aux étrangers.

2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.

1. Andon Z. Çajupi (1866-1930), écrivain, dramaturge. En 1921, il a traduit 113 fables de La Fontaine.

2. Gjergj Fishta (1871-1940), écrivain, critique, théoricien de la littérature. Il a adapté des pièces de théâtre de Molière, des vers du poète italien A. Manzoni, un extrait de l’Iliade.

3. Faik Konitza (1875-1942), journaliste, critique, historien. Il a traduit en 1924 une partie des Mille et une nuits sous le titre « Nën Hijen e Hurmave – përralla arabe » (A l’ombre des dattiers – contes arabes), outre les dizaines de textes traduits et publiés dans son renommé journal « Albania » (1897-1909)

4. Stilian Fan Noli (1882-1965), considéré comme le plus grand traducteur albanais pour avoir rendu en albanais :

- Les tragédies de Shakespeare, publiées en 1926 à Bruxelles : Hamlet, Othello, Macbeth, Jules César.

- Un ennemi du peuple et Madame Inger à Ostraat de Henrik Ibsen, Bruxelles, 1927.

- Les Roubaïates de Omar Khayyâm, Vienne, 1927.

- Don Quichotte de Miguel de Cervantès, en 5 volumes, 1932-1933 aux Etas- Unis.

- Le Corbeau et Annabel Lee de Edgar Allan Poe, Boston 1921.

5. Ernest Koliqi, écrivain, poète, chercheur, critique, a publié en 1932 le recueil « Poetët e mëdhej t’Italis » (Les grands poètes d’Italie) où on peut trouver des vers de poètes italiens tels que Dante, Pétrarque, l’Arioste, Tasso.

6. Lumo Skendo, alias Mithat Frasheri (1880-1949), grande figure de la première moitié du XXe siècle albanais, chercheur, théoricien de la littérature, écrivain et historien, il a aussi traduit Guillaume Tell de Lamartine (1898), un recueil de contes de Hoffmann (1900), Robinson Crusoë de Daniel Defoe, publiés à Sofia.

7. Mitrush Kuteli (1907-1967), ce maître de la langue albanaise est un écrivain remarquable, l’un des plus célèbres traducteurs. Il a publié sa première traduction en 1939, il s’agissait d’un recueil de poèmes d’Eminescu, qu’il a entièrement révisés dix ans plus tard et republié avec une préface critique.

Comment traduit-on ?

2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?

a. Traduction respectueuse du texte d’origine, présentée comme une traduction et indiquant le nom de l’auteur, le nom du traducteur et la langue d’origine.

Il y a deux types de traductions qui s’appliquent :

Les traductions qui sont inspirées des textes d’origine, mais qui, par un processus d’acculturation, finissent par être plutôt des adaptations qui tiennent compte des situations locales, des références culturelles albanaises, de la géographie même du pays. Généralement le nom du traducteur et le nom de l’auteur figurent sur la traduction, mais aucun recensement réel n’a été fait pour donner des chiffres exacts. Compte tenu des pratiques courantes de la presse de l’époque, dans laquelle figure un grand nombre de ces traductions, les deux noms sont publiés. Dans les pages de cette même presse sont annoncées également les parutions des premières traductions en volume, dans lesquelles on fait également mention du nom de l’auteur aussi bien que du nom du traducteur.

b. Traduction prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres, ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur.

On pourrait dire que ce type de libertés est évident lors des débuts des traductions de la littérature profane. Les premières traductions n’étant que des extraits, chaque traducteur/écrivain les choisissait en fonction de ses goûts et objectifs. Il est intéressant de noter que, par le phénomène d’acclimatation culturelle mentionné précédemment, les traducteurs changent les noms des personnages, les titres des textes, les toponymies, les références culturelles, y compris ceux d’œuvres aussi importantes que Don Quichotte, dont l’action a été transposée en Albanie. Ceci est accompli dans un souci d’atteindre le public ciblé, de se rapprocher de lui, de lui transmettre des messages clairs, de lui faire connaître l’œuvre originale tout en lui passer des messages tangibles à caractère éducatif, patriotique, culturel et social.

c. Traduction ou adaptation présentée comme une traduction mais ne mentionnant pas le nom de l’auteur d’origine. 

Nous n’avons pas d’exemples concrets.

d. Textes étrangers traduits ou adaptés mais présentés comme des œuvres originales.

Plusieurs auteurs ont puisé leur matériel littéraire dans les Fables de La Fontaine ; Naim Frasheri, par exemple, les a adaptées pour en faire un recueil de contes pour enfants. Gjergj Fishta a adapté des comédies de Molière pour produire des pièces de théâtre présentées comme des œuvres originales (« I ligu per mend » [Méchant parce que bête], « Dredhit e Patukut » [Les ruses de Patuk], « Nakdomonocipedija » [Nakdomoncipédie])[1].

2.2.5. Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?

Non, le degré d’adaptation ne varie pas en fonction des langues traduites, mais plutôt en fonction du but de l’auteur/traducteur, qui s’en sert pour transmettre un message particulier à son lecteur. Ceci est aussi vrai pour les simples fables que pour les grandes œuvres, l’exemple classique étant Don Quichotte, dont l’action a été transposée en Albanie par le traducteur ; convaincu que l’histoire de Don Quichotte « [convenait] parfaitement à la situation albanaise où lesbeys[2] essaient de pérenniser une situation féodale, médiévale, arriérée et réactionnaire… en fonction de leurs intérêts »[3].

2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?

On traduit des langues dans lesquelles les auteurs/traducteurs ont été formés dans différents pays : du français, de l’anglais, de l’allemand, de l’italien, du roumain, mais aussi du latin et du grec ancien. Il est difficile de faire une évaluation proportionnelle selon les langues, une telle étude n’a jamais été faite en Albanie.

2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?

En principe on traduit directement, à quelques exceptions près, telle que la traduction partielle des Mille et une nuit, pour laquelle le texte français de Galland a servi de relais. On trouve aussi dans la presse de l’époque des notes de lecture qui traitent de la traduction de quelques pièces de théâtre traduites de langues-relais telles que l’anglais, mais qui n’ont pas laissé d’autres traces.

2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?

Nous avons trouvé dans la presse de la diaspora des années 1920-1930 des réflexions et des débats sur la traduction.

Dans la revue mensuelle « Diturija » (Le savoir), qui parut pour la première fois en 1909 à Thessalonique, puis en Roumanie et à Constance, avant de continuer à paraître, avec des périodes de ruptures, jusqu’en 1929. Elle a été dirigée par Lumo Skendo, grand intellectuel albanais de la première moitié du XXe siècle. Il publiait dans les pages de « Diturija » des notes de lectures sur différents livres et auteurs, mais aussi sur la qualité de certaines traductions. Il n’hésitait pas à critiquer les mauvaises traductions[4]. Stimulé par des exemples concrets, Lumo Skëndo avance également des réflexions sur la traduction et le processus de traduction en posant une des premières pierres de la traductologie albanaise. La revue Dielli, qui paraissait aux Etats-Unis dans les années 1930, était réputée pour son vif débat en matière de lettres, où les plus fervents critiques, notamment Faik Kontiza, ne ménageaient pas même les meilleurs traducteurs, notamment Fan Noli. Faik Konitza, le plus moderne de sa génération parlait déjà, en 1904, de la nécessité d’une critique de la traduction comme instrument utile devant s’ajouter à la critique de l’œuvre elle-même.[5]

2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?

Certaines traductions sont publiées avec des préfaces écrites par les traducteurs eux-mêmes, ce sont surtout des introductions à l’œuvre, des analyses critiques des idées, des fils d’explications pour le lecteur. Les traducteurs y traitent surtout l’œuvre originale et son auteur, expriment leurs opinions et leur façon de voir le monde et leur époque, la société albanaise, mais ils parlent peu ou pas du tout des aspects esthétique et artistique de l’œuvre, et encore moins de l’opération de traduction elle-même. Ils ne partagent pas avec le lecteur les problématiques et les stratégies de cette traduction. Les « Introductions » (Introduktat) en sont un exemple typique, elles accompagnent les traductions de Shakespeare par Fan Noli et restent uniques encore à ce jour.

Il y a aussi des préfaces faites par d’auteurs qui ne sont pas les traducteurs du texte, telle que la préface de Gjergj Fishta qui ouvre le livre « Poetët e mëdhej t’Italis » (Les grands poète d’Italie), Tirana, 1932.

Un exemple très intéressant qui mérite d’être mis en évidence est un article de l’écrivain et traducteur Mitrush Kuteli intitulé « Autokritikë mbi shqipërimin e disa vjershave te Mihail Eminescu-t » (Autocritique de la traduction de quelques poèmes de Mihail Eminescu). Il s’agit de la révision, 10 ans plus tard, des traductions de ces poèmes publiés pour la première fois en 1929. Plus mûr, plus expérimenté dans le monde des lettres Mitrush Kuteli fait une des plus belle critique de traduction à son propre travail.[6]

 

2.3. Le rôle culturel de la traduction

La traduction et la langue

2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)

Comme nous l’avons expliqué précédemment ce n’est qu’en 1908 que le Congrès du Monaster décida de l’utilisation d’un alphabet unique pour la langue albanaise qui, avec quelques corrections est celui qui est utilisé aujourd’hui. L’albanais écrit était une langue peu utilisée et rédigée avec différents alphabets. Les intellectuels et les écrivains albanais ont mené des efforts titanesques pour la diffuser, surtout parmi la diaspora composée par des gens instruits et cultivés à l’étranger. Ce sont les années 1920 et 1930 qui ont marqué une évolution très importante de l’albanais écrit avec l’ouverture des écoles, de quelques lycées, de l’impression de quelques journaux en Albanie et l’apparition d’une jeune génération de jeunes écrivains comme Migjeni, Lasgush Poradeci, Mitrush Kuteli.

2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?

Il n’existe pas d’études spécifiques qui auraient pu mesurer ce rôle dans la première moitié du XXe siècle en Albanie. Par ailleurs le volume des traductions est faible en cette période. Ceci serait dû au fait que le public n’était pas prêt à recevoir les œuvres des grands classiques en raison du bas niveau de scolarisation de la population. Par ailleurs, la langue albanaise écrite était trop jeune pour pouvoir affronter les grandes littératures, comme le dit Gjergj Fishta dans la préface du recueil des poèmes italiens, traduit par Ernest Koliqi en 1932.[7]

Ceci dit, tous les efforts des auteurs/traducteurs qui ont rendu en albanais des textes comme ceux de Pétrarque, Manzoni, Shakespeare, Heine, Cervantès, etc., ont contribué à l’élaboration de l’albanais littéraire tout en puisant dans le fond lexical de la langue, mais aussi dans l’albanais du folklore artistique, ce qui a sensiblement enrichi la langue littéraire albanaise.

La traduction et la littérature

2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite/adaptée, ou les deux à la fois ?

Elle est d’abord originale. Ce sont des poèmes, des contes, de nature lyrique, patriotique ou descriptive. Les influences des littératures étrangères se sentent aussi, dans le style, dans le choix des sujets, dans les profils des personnages comme c’est le cas de quelques personnages des comédies de Molière qui reviennent sous une forme albanaise chez quelques auteurs.

2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?

Il n’y a pas d’étude effectuée dans ce contexte et, vu le nombre limité des traductions, il est difficile de parler de véritable rôle joué par la traduction. Ce sont plutôt les lectures faites par divers auteurs et leurs formes artistiques qui ont influencé les auteurs albanais. On pourrait toutefois dire que l’influence n’a pas été grande. À titre d’exemple, on pourrait mentionner l’absence totale de genres comme la nouvelle ou le roman.

Par ailleurs, il y a des traductions comme celles de Fan Noli (Shakespeare et Cervantès) qui n’ont toujours pas été retraduites par d’autres et ont brillamment résisté au temps, en intégrant le fond de la lecture en langue albanaise.

La traduction et la société

2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)

On pourrait dire que les finalités sont multiples :

Certaines traductions ont été faites pour des textes scolaires, ce que Gjergj Fishta encourage beaucoup dans sa préface au recueil des poètes italiens, traduits par Ernest Koliqi.

Il y a aussi des traductions qui ont été présentés par leurs traducteurs comme des choix pour transmettre des messages politiques, tel que Don Quichotte.

Il y aussi des traductions à des fins purement esthétique tels que Les Roubaïates de Omar Khayyâm traduits par Fan Noli, ou encore les vers de Eminescu traduit par Mitrush Kuteli.

2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?

L’une des grandes difficultés ayant caractérisé les premières publications albanaises (et c’est la même chose pour la littérature originale et traduite) était le manque de supports : pas de maison d’édition, pas d’imprimeries, pas de financement…

Les périodiques culturels et sociaux qui publiaient des textes littéraires étaient le fruit des associations patriotiques et culturelles de la diaspora albanaise. Collecter des fonds pour organiser des activités ou publier les périodiques était une des tâches des plus difficiles. C’est ce qui expliquait les longues coupures dans la parution de ces périodiques.

Fan Noli devait organiser des campagnes dans des pays où se trouvaient ses compatriotes pour tenter de collecter de l’argent et financer la traduction la publication et la diffusion des traductions de Shakespeare ou de Don Quichotte, mais il n’arrivait à rassembler que des sommes ridicules, ce qui affaiblit ses positions publiques.[8]

Ceci dit, la diffusion était tout à fait faible et les quelques livres très mal vendus.

2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?

C’est le même public : la diaspora albanaise qui lisait les périodiques de l’époque.

Dans les années 1920 et 1930, les lycéens faisaient partie de ces lecteurs.

Sous le règne du Roi Zog I, quelques journaux ont été publiés et leurs éventuels lecteurs étaient aussi des lecteurs potentiels des traductions.

2.3.8. Réception critique des traductions ?

Il n’y avait pas de critique organisée pour les traductions, il n’y en avait pas non plus pour la littérature originale. Or, il y avait, parmi les intellectuels mentionnés précédemment, un esprit critique qui animait les débats dans les périodiques de l’époque. Il y avait parfois des attaques assez virulentes, souvent motivées par des jalousies personnelles plutôt que par des raisons techniques ou esthétiques.

Cependant, l’idée d’une critique de la traduction a été conçue et proposé déjà en 1904 par Faik Konitza comme nous l’avons déjà expliqué.[9]

2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique ou religieux ?)

Il n’y généralement pas d’initiative organisée. Les traducteurs qui sont principalement des auteurs, choisissent de traduire des textes ou auteurs étrangers en fonction de leur formation, goûts esthétiques, tendances culturelles et sociales. Ce n’est qu’ensuite qu’ils tâchent de les faire publier et de les vendre, ce qui ne s’avère pas une tâche facile comme le montrent les campagnes que Fan Noli, le traducteur de Shakespeare, a dû faire pour collecter des fonds pour le travail déjà fait.

2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?

Non, il n’y a pas eu de censure visant spécifiquement les traductions. Jusqu’en 1912 l’Albanie faisait partie de l’Empire Ottoman et, s’il y avait bien une censure, elle visait l’utilisation de la langue albanaise en général. Les quelques traductions existantes étaient faites et publiées à l’étranger où elles ne faisaient pas objet de censure.

Dans les années 1920-1930, il n’y avait toujours pas de censure spécifique pour les traductions. Il y avait néanmoins une censure exercée sur ceux qui exprimaient des idées inconvenantes pour la monarchie du Roi Zog. Donc, les traductions pourraient faire objet d’une éventuelle censure si le traducteur faisait partie des « mal-aimés » de la monarchie. On ne dispose pas cependant d’exemples concrets.

Une autre façon d’exercer la censure était l’impossibilité de profiter de fonds publics pour financer les traductions ; c’est le cas de Fan Noli, ennemi déclaré de la monarchie.

2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?

Non, pas spécialement. Les traductions sont surtout dominées par une tendance à l’acclimatation culturelle, privilégiant la langue d’arrivée et le public d’arrivée, le but étant d’être compris par le lecteur albanais.

2.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?

Il est difficile de parler d’un rôle particulier joué par les traductions durant les débuts de la littérature profane albanaise (1890-1944). Dans un article publié dans la revue mensuelle « Kritika », en avril 1944, l’écrivain, chercheur, traducteur et publiciste albanais Arshi Pipa disait : « … nous avons besoin de tout traduire…nos textes scolaires sont pauvres en tout… »[10].

SOURCES

  1. KUTELI Mitrush, « Shënime Letrare », Grand Prind, Tirana, 2007
  2. KONICA Faik, « Mendime Gjuhësie », anthologie préparée par Kristina Jorgaqi, Ombra GVG, Tirana, 2006
  3. FISHTA Gjergj, « Estetike dhe Kritike », anthologie préparée par Persida Asllani, Hylli i Drites, Tirana, 2002
  4. « Shkrimtaret Shqiptare » sous la direction de Ernest Koliqi, Tome I préparé par Namik Ressuli, Tome II préparé par Karl Gurakuqi, Pakti, Tirana, 2008
  5. SKENDO Lumo, « Diturija », recueil d’artiscles écrits de 1909-1929, édition de Shtepia e Librit, Tirana 1999.
  6. BOURCART Jacques, « Le mouvement littéraire en Albanie », Rapport présenté à la Société des gens de lettres de France, publié dans « La Vie des Peuples », N° 58, février 1925.
  7. PIPA Arshi, « Kritika, esse, 1940-1944 », Princi, Tirana, 2006.
  8. PIPA Arshi, “Per Migjenin” Princi, Tirana, 2006.
  9. JORGAQI Nasho, “Jeta e Fan S. Nolit”, Tome I, Tome II, Ombra GVG, Tirana 2005.
  10. BLAKU Murat, “Roli i revistes “Albania” ne zhvillimin e gjuhes letrare shqipe”, Logos A, Skopje 2007.
  11. Le catalogue de la revue Albania, 1897-1909, Botime Françeskane, Shkoder 2008.
  12. ZAVALANI Tajar, “Misioni i shekullit XX”, Phoenix, Tirana, 1998.
  13. KOCA Vangjel, “Ne udhen e shqiptarizmes” Phoenix, Tirana, 1999.

[1] GURAKUQI Karl, « Shkrimtarët shqiptarë, Rilindja /Histori e Letërsisë shqipe », dirigé par Ernest Koliqi, pg 150, 2e édition, Tirana, 2008.

[2] Un bey, bek (ou beg) est un titre turc désignant à l'origine un « chef de clan ». (M.K.)

[3] FAN NOLI, dans le journal « Republika », USA, 1933.

[4] SKENDO Lumo, Diturija, 1927, nr 9/10/11, pg. 346-356.

[5] KONITZA Faik, « Essai sur les langues naturelles et les langues artificielles », 1ère édition à Bruxelles en français, Librairie de Kiessling et Cie, 1904 (pg. 211-285 dans l’édition albanaise « Faik Konica, Mendime gjuhesie », Ombra GVG, Tirana, 2006.

[6] KUTELI Mitrush, « Shenime Letrare », pg 270-276, Editions GrandPrind, Tirana 2007.

[7] FISHTA Gjergj, « Arti i perkthimit te Koliqi » (préface des Grands Poètes Italiens) in Fishta, Estetike dhe Kritike », Hylli i Dritës dhe Shtepia e Librit, pg 161, Tirana 2003.

[8] Voir JORGAQI Nasho « Jeta e Fan S. Nolit », Ombra GVG, Tirana, 2005.

[9] KONITZA Faik, « Essai sur les langues naturelles et les langues artificielles », 1ère édition à Bruxelles en français, Librairie de Kiessling et Cie, 1904 (pg. 211-285 dans l’édition albanaise « Faik Konica, Mendime gjuhesie », Ombra GVG, Tirana, 2006.

[10] PIPA Arshi, « Mbi përkëthimet », in « Kritika », Nr 2, Tirana, Avril 1944.