Auteur : Krassimira Tchilingirova-Ivleva
4.1. Cadre général introductif
4.1.1. Quelles ont été les périodes de fermeture ou d’ouverture aux littératures occidentales ?
En Bulgarie, on considère en général les limites de la période totalitaire comme étant le 9 septembre 1944 et le 10 novembre 1989, même si les véritables signes d’un gouvernement totalitaire sont plus précisément visibles après 1946. Il est difficile de parler de périodes précises de fermeture ou d’ouverture du pays aux littératures occidentales. On peut toutefois déceler des tendances de fermeture et d’ouverture à l’égard de l’Occident dans la politique et qui influencent la culture. Ainsi, trois périodes se dessinent :
La période stalinienne (1944-1956) durant laquelle l’imprimerie est nationalisée (1947) et l’édition privée cesse toute activité (1948). Elle se caractérise par une carence de livres importés, écrits en langues occidentales. D’un autre côté, le marché est inondé de livres russes et soviétiques qui, pour une part, véhiculent nombre de titres occidentaux non traduits en bulgare. Les traductions de l’anglais sont très peu présentes pendant ces années.
La période du dégel (1956-1974) se caractérise par une augmentation des traductions bulgares de littérature occidentale, bien que la littérature russe occupe toujours une position primordiale. Les auteurs introduits par les traductions bulgares sur l’horizon littéraire national sont plus contemporains. Les thématiques et les styles variés ne coïncident pas toujours avec les concepts de l’idéologie en vigueur. Bien plus, le choix de focaliser plutôt sur la modernité, devient une politique ouverte, proclamée par les rédacteurs et les critiques littéraires.
La période située entre 1974 et 1989 se caractérise par l’essor de la traduction. En 1974 est créée l’Union des traducteurs de Bulgarie. La part de la littérature traduite à partir des langues occidentales (et des auteurs contemporains) augmente sensiblement.
4.2. La pratique de la traduction
Qui traduit ?
4.2.1. Qui sont les traducteurs ? (Origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? Sont-ils considérés comme des auteurs ? S’agit-il de leur activité principale ? Etc.)
Les traducteurs sont des intellectuels – écrivains, poètes, enseignants, journalistes. Généralement, ils ont une formation en philologie (par ce terme, on indique aujourd'hui encore en Bulgarie les études de lettres). Certains d’entre eux sont seulement traducteurs et exercent la traduction comme activité principale, tandis que d’autres alternent traduction et écriture (auteurs, poètes ou journalistes). Quelquefois, la censure ne permet pas à certains écrivains et poètes de s’exprimer, leur activité créative principale devient alors la traduction (voir par exemple, les poètes A. Dalčev [1904-1978], N. Kănčev [1936-2007]).
Dans la littérature théorique et les articles on ne parle quasiment pas de rémunération du travail de traduction. Toutefois, A. Slavov qui examine la situation littéraire bulgare pendant une partie de cette période, mentionne qu’il est question d’une rémunération infime. Il parle également du travail des traducteurs « au noir ». Ce type de travail concerne de jeunes traducteurs, généralement des étudiants à qui on délègue une partie de la traduction (laquelle, initialement, doit être faite par un traducteur célèbre) sans que leurs noms n’apparaissent dans le livre. L’exigence d’un travail assidu et effectué sur de courts délais est probablement la cause de cette pratique. Certains auteurs considèrent qu’avant la création de l’Union des traducteurs de Bulgarie, en 1974, l’image du traducteur est plutôt celle d’un marginal.
4.2.2. Rôle éventuel des associations de traducteurs dans l’évolution de la profession ?
Jusqu’en 1974, l’activité de traduction passe sous l’égide de l’Union des écrivains bulgares. Lorsque l’Union des Traducteurs de Bulgarie est fondée, le 5 juin 1974, la traduction s’institutionnalise. L’un des mérites de cette Union est l’organisation de différentes discussions autour des questions théoriques et pratiques du traduire ; elle décerne également un prix de la meilleure traduction. À partir de 1980, et jusqu’à nos jours, elle édite la revue Panorama, dans laquelle sont présentés des rapports annuels de livres traduits en bulgare, classés par pays et par genre, mais également des discussions sur diverses problématiques soulevées par la traduction. Ces activités valorisent le travail du traducteur. Vers la fin de la période apparaît le recueil Majstori na prevoda avec des portraits des traducteurs bulgares.
4.2.3. Les traducteurs du russe ont-ils un statut particulier ?
Étant donné que le russe est la langue la plus traduite en Bulgarie pendant les années totalitaires, les traducteurs du russe sont en nombre bien plus important que les autres. Il arrive souvent que des traducteurs de langues occidentales traduisent également du russe, mais on ne peut affirmer que les traducteurs du russe aient un statut particulier. Toutefois, il faut ici remarquer que pendant la première sous-période, il existe une fâcheuse tendance à traduire certains titres non à partir de l’original, mais à partir de leurs traductions russes (par exemple la traduction de Gargantua et Pantagruel faite en 1984 par A. et Z. Podvărzačovi sur une traduction déjà adaptée de N. Zabolocki ; Valmy de R. Rolland, traduit par D. Džabirov chez Narodna Prosveta en 1950 ; Le Coup de canon d’A. Stil, traduit par N. Conev et A. Papirkov chez Otečestven Front, en 1953). Traduire des œuvres de l’anglais à partir d’une troisième langue, essentiellement du russe, est presque la « norme » jusqu’au milieu du XXe siècle.
Que traduit-on ?
4.2.4. Quels genres de textes traduit-on ?
Selon les différentes sous-périodes, les genres et les thématiques changent. Ainsi, durant les deux premières périodes du régime totalitaire, conventionnellement comprises entre 1944 et 1974, la prose est plus prisée que la poésie, qui est publiée surtout dans des revues. Le roman, le récit, la nouvelle, les recueils de pièces sont parmi les genres les plus prisés. Pour ce qui est de la poésie, elle paraît très souvent sous forme d’anthologies thématiques et, pour une grande partie, dans des revues. La tendance à traduire un poète dans un livre à part, traduit par un unique traducteur est caractéristique de la fin de la période.
4.2.5. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduites jusque là ? Si oui, lesquelles ?
Au début de la période, les traductions du russe forment la majeure partie de tout le processus de traduction. Elles sont suivies par nombre de titres traduits du français, de l’anglais et d’autres langues. Puisque la conjoncture politique, à cette époque, veut que des liens se tissent entre les pays socialistes, un intérêt prononcé est porté aux littératures slaves (y compris le sorabe), aux littératures nationales de l’Union Soviétique, comme l’ukrainien, le biélorusse et les plus exotiques – les traductions du nanai, du balkar, du bachkir sans oublier les littératures des pays africains, ainsi que les littératures de certains pays de l’Amérique latine, dits « pays-frères ». Les traductions des langues des républiques soviétiques sont faites pour la plupart à partir du russe mais, au cours de la période, apparaissent des traducteurs qui travaillent à partir des originaux.
4.2.6. Comment les conditions politiques et idéologiques influencent-elles le choix des œuvres traduites (langues, littératures, auteurs, genres) ?
La traduction est une activité obligatoire pour les maisons d’éditions et, comme toute production pendant la période communiste, elle est soumise à planification. L’édition et la production littéraire sont sous le contrôle de différents organes – le Comité pour la science, l’art et la culture (KNIK en bulgare), créé en 1948, la Direction centrale sur les questions de la littérature et des éditions (Glavlit), créée en 1951, la Direction des éditions, de la production et du commerce polygraphique (Poligrafizdat), créée en 1956 et faisant partie du ministère de la Culture, puis intégrée en 1957 au ministère de la culture et de l’éducation, mais avec un statut plus autonome et renommée Direction de l’édition, de la polygraphie et de la diffusion des livres.
Depuis 1951, toute la production littéraire est encadrée par ce qu’on appelle les « plans thématiques » des maisons d’édition. Les tirages et les titres d’édition dépendent des plans thématiques, créés par les maisons d’édition, contrôlés par la Direction de l’édition, de la polygraphie et de la diffusion des livres, puis approuvés par le Ministère de la culture et de l’éducation. Selon un document de l’époque, l’édition planifiée, la seule qui répondrait aux exigences politiques, occupe une place centrale sur le front idéologique. Pour mieux comprendre les critères de sélection des textes à éditer il faut se tourner vers les tâches attribuées à l’édition socialiste :
« Ici, les livres sont utilisés pour édifier au sein de la classe ouvrière une conception de la vie selon les idées marxistes-léninistes, pour détruire les abus religieux et pour dépasser ce qu’il reste de la morale bourgeoise décadente, pour éduquer les jeunes communistes et le peuple ouvrier, pour contrecarrer les théories racistes et les propagandes incendiaires impérialistes, pour lutter contre l’esclavage capitaliste, pour établir la paix et la fraternité entre tous les hommes sur terre ».
Il est difficile de distinguer les traductions étant des œuvres de commandes, mais une chose est claire, pendant les années totalitaires, la culture (et donc la traduction) suit les directives des dirigeants alors que la censure limite le choix des œuvres. Les premières, qui s’inclinent devant la méthode du réalisme socialiste et la conjoncture politique, imposent le choix d’auteurs proches des idées du Parti, c’est-à-dire qui opposent clairement le bien et le mal, font montre d’un héros positif, mettent au centre du texte le thème social, chantent les vertus marxistes et socialistes, etc. Cette tendance est tout à fait évidente pour les années 1944-1956, durant lesquelles les traductions deviennent bien ciblées : les œuvres révolutionnaires russes écrites après 1917, ou les œuvres portant sur la deuxième guerre mondiale, traitant les thèmes de l’abnégation des militants, du front, etc. Paraissent également des traductions de classiques russes, français et anglais, entre autres, en plusieurs volumes.
Comme pour toutes les littératures étrangères (autres que russe et soviétique), on édite en priorité des œuvres qui servent à l’enseignement de littératures étrangères dans les écoles et les universités. C’est la raison pour laquelle on traduit et réédite avant tout les classiques français (Corneille, Molière, Racine). On peut trouver également des traductions de Victor Hugo et des écrivains du courant réaliste (Balzac, Zola). Cependant, une majeure partie des traductions françaises sont consacrées aux auteurs communistes : Tillard, Bory, Courtade, Stil etc., ou ceux qui sont considérés comme étant proches des idées communistes (ou de certaines thématiques et sujets prisés par l’idéologie) comme Gammara, Eluard, Aragon, Maurois, R. Rolland, E. Triolet, A. France. Le roman d’aventures est également prisé et l’auteur français ayant le plus grand nombre de titres traduits est Jules Verne.
Du côté anglais on restreint sensiblement, pour des raisons politiques, les traductions après la fin de la deuxième guerre mondiale.
1956-1974
Les années 1956-1974 sont des années d’effervescence pour la traduction. C’est la période pendant laquelle continuent à paraître des classiques russes en plusieurs volumes, avec des préfaces focalisées non tant sur des problèmes de la biographie que sur le contenu et les valeurs du texte (selon les critères de l’idéologie), rédigées par des critiques bulgares (contrairement à la pratique en usage précédemment qui consistait à inclure les propos des critiques russes). Pendant cette période on édite Lermontov, peu représenté entre 1944 et 1950 (Poésies choisies en quatre volumes, ainsi que cinq volumes d’œuvres choisies), alors que Dostoïevski, quasiment interdit précédemment, est publié en dix volumes d’œuvres choisies (1959-1960).
En 1957, du côté des traductions du français, paraissent en bulgare les romans Le Rouge et le Noir (traduit par A. Dalčev) et Salammbô (traduit par Gjorgi Čakărov). Les autres auteurs français lus en bulgare sont Hugo, Balzac, R. Rolland, A. France, Maupassant, Mauriac, Aragon. Le français, malgré une longue et forte tradition, n’a pas les mêmes empreintes culturelles et n’est donc pas autant connu par les Bulgares que ne l’est le russe. Toutefois, le livre français le plus traduit entre 1944 et 1971, certainement pour des visées pédagogiques scolaires et universitaires, est Le Tartuffe. De nouvelles retraductions d’une meilleure qualité sont effectuées.
Quant à la quantité, le rapport littérature traduite/littérature nationale augmente sensiblement, on traduit plus et de plusieurs langues avec l’évidente primauté du russe. De nouveaux auteurs, aussi bien russes que français, ne correspondant pas forcément au canon idéologique en vigueur, entrent dans le champ littéraire bulgare.
Parallèlement aux retraductions de certains classiques comme Pouchkine, Tolstoï et Fedine, on traduit Blok, de façon un peu plus complète cette fois. La poésie d’Essenine, Brioussov, Akhmatova paraît également et, vers la fin de la période, celle de Tsvetaeva.
La palette française est très hétérogène et les auteurs traduits très divers : Bazin, Camus, Vercors, Perec, Saint-Exupéry, Barbusse, Montesquieu, Sand.
Traduire des contemporains est une politique active de la part des maisons d’édition. Dans ce sens, Migev constate qu’à partir de 1959 commence une édition intense de nombreux auteurs occidentaux par des maisons d’édition comme Otečestven Front, Narodna Mladež, et avant tout Narodna Kultura avec sa collection « Svetovna poetična biblioteka » (bibliothèque poétique mondiale). Nous pouvons ajouter la collection « Svetovna Klassika » (Les classiques du monde), de la même maison d’édition qui publie une centaine de titres. Le même auteur relève, après 1963, la traduction plus systématique d’auteurs occidentaux.
1974-1989
Pendant ces années, l’édition d’œuvres complètes des grands classiques du réalisme français, comme Balzac, se poursuit, mais une orientation vers des auteurs « capitalistes » modernes, comme Joyce et Faulkner, commence à se révéler.
Paraissent alors des auteurs français comme Gautier, Modiano, Tournier, Yourcenar, Sarraute, Proust, Butor et beaucoup d’autres pour la prose. Ainsi, ce qui est important pour cette sous-période est non seulement l’introduction de ces auteurs par le biais de la traduction, mais aussi leur réception positive par la critique.
Du point de vue des genres, les traductions de la poésie augmentent sensiblement. Il est désormais possible de lire en bulgare Bonnefoy, Michaux, Guillevic, Deguy, entre autres.
Dans le domaine de littérature russe, le choix s’oriente vers des noms jusqu’alors controversés, comme M. Tsvetaieva, Khlebnikov, Mandelstam, Goumiliov etc., mais également vers la littérature dissidente de Soljenitsyne ainsi que vers les écrivains de l’émigration, comme Nabokov. Une avidité d’auteurs contemporains fait traduire et éditer des œuvres de Voznessenski, Rojdestvenski, Evtouchenko, Raspoutine, etc. Cette orientation culturelle est sans doute accentuée par des influences politiques.
Cette évolution marque nombre d’œuvres étrangères, comme la réception du poète tchèque V. Holan (1905-1980), réception qui passe par trois étapes. Dans les années 1950 il participe, avec un poème, à l’anthologie Češki poeti (Poètes tchèques), éditée par Narodna Kultura en 1956. Puis, dans les années 1970, plusieurs de ses poèmes méditatifs sont présentés avant que ne paraissent, dans les années 1980, divers poèmes qu’il écrivit sa vie durant.
4.2.7. Quels sont les écarts entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et sa traduction ?
Le temps que prend, à cette époque, la réception d’une œuvre étrangère entre sa publication dans l’original et sa parution en traduction bulgare dépend de l’auteur et du contenu. Au début de la période, les efforts de traduction sont orientés vers les auteurs classiques (avec une tendance à retraduire ce qui a déjà été traduit auparavant et qui est alors considéré comme désuet). Au début de la période, les éditeurs avancent avec précaution et n’essayent pas de devancer leurs homologues russes. Au cours de la troisième sous-période, l’intérêt est visiblement tourné vers des auteurs contemporains comme, pour le côté français, M. Tournier, la poésie de Deguy et de Guillevic, etc. Toutefois, et à titre d’exemple, voici quelques écarts temporels dans la réception de certaines œuvres, cités pêle-mêle :
Le roman de Gombrowicz Ferdydurke, écrit en 1938, n’est traduit en bulgare qu’en 1980 par D. Lau Bukovska. Le roman de G. Orwell 1984, écrit en 1948 est traduit en bulgare par L. Božilova et publié par Profizdat en 1989. En 1983, la première traduction de V. Woolf par Ž. Božilova paraît chez Narodna Kultura, il s’agit d’un recueil de récits, publié sous le titre bulgare Smărtta na ednodnevkata (La mort d’un phalène) et dont les titres sont pris des cycles The Death of the moth (1942) et The Common Reader (1925). Le recueil de récits de S. Morožek Slon (L’éléphant), écrit en 1957, est publié par Xr. G. Danov dans la traduction de I. Vălev, en 1980. En attendant Godot de Beckett, écrit en 1957, n’est traduit par B. Petrova qu’en 1980, et publié par Narodna Kultura. Les causes sont certainement liées au manque de livres étrangers et à la perméabilité du canon qui évolue au fil des années.
4.2.8. Quels sont les écarts entre le canon littéraire de la langue d’origine et le corpus de textes traduits (traduction d’auteurs ou d’ouvrages jugés secondaires dans la littérature d’origine, ou au contraire absence de traduction d’auteurs ou d’ouvrages majeurs) ? Peut-on identifier les causes de ces écarts ?
Pour les littératures des pays socialistes (et surtout slaves), les traductions bulgares suivent le canon culturel établi par ces pays, canon qui est commun pour tout le bloc. Il n’y a presque pas d’écart observé, surtout au début de la période. En revanche, les sélections de textes des pays occidentaux sont faites par des traducteurs et des éditeurs bulgares à la mesure des exigences du canon. La traduction d’auteurs communistes comme Tillard, Bory ou Courtade du côté français, au début de la période, présente des auteurs plus secondaires, alors que Proust, Joyce, Woolf, les écrivains russes de l’immigration parmi d’autres, viennent assez tardivement, voire lors de la période suivante.
4.2.9. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.
Eugène Onéguine, traduit par G. Lenkov en 1971, a fait couler beaucoup d’encre. Cette traduction est considérée comme une réussite encore de nos jours.
Certains récits de Joyce, tirés du recueil Dubliners, sont traduits par A. Xristofov. Ils sont publiés en 1973 dans Săvremennik (n°3) avant de paraître comme livre à part entière (conjointement à la traduction de A Portret of the Artist par N. B. Popov) en 1981 chez Narodna Kultura.
Antologija na săvremennite frenski poeti (Anthologie des poètes français contemporains), éditée en 1966 sous la direction de N. Stefanova, puisqu’elle réunit des poètes comme Tristan Tzara, parmi d’autres, qui vont à l’encontre du canon du réalisme socialiste.
Comment traduit-on ?
4.2.10. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?
Pendant la période totalitaire, une réflexion sur la traduction apparaît dans les pages de différentes revues, ainsi que dans des livres qui s’inscrivent dans l’horizon de la théorie de la traduction. Au début de la période, le ton des critiques dans l’organe du Parti Rabotniesko delo et Literaturen Front est accusateur. Les articles ne cessent de critiquer la qualité des traductions ainsi que les choix « inconvenants » de certains titres et auteurs. Le point positif de cela reste que la critique se tourne vers la qualité de la traduction. Pourtant, quelquefois, sur un ton virulent, les critiques ne font que juxtaposer des exemples isolés les accusant d’être littéralistes et calqués. La critique devient plus acerbe au sujet du choix des titres. L’exigence principale envers le traducteur et le critique est d’être scientifiquement préparés à leur travail. Ce postulat est certainement influencé par l’idée de Gorki, à la base de la création de l’édition Vsemirnaja literatura (Littérature mondiale), selon laquelle les traductions devraient être « scientifiquement effectuées et scientifiquement corrigées ».
Un autre point évoqué lors des discussions autour de la traduction concerne les critères de sélection d’ouvrages à traduire. La sélection, selon les exigences de l’époque, ne doit pas se résumer uniquement à l’aune du succès du livre dans le pays d’origine, pour la raison que parfois, et surtout dans les pays occidentaux, il serait influencé par la publicité. Toutefois, nous n’avons pas trouvé de suggestions semblables au sujet des prix soviétiques. Par ailleurs, il est indiqué comme non préférable pour un traducteur de traduire un texte d’un auteur dont le style ne conviendrait pas à sa propre expression. Le ton injonctif de ces ouvrages, semés de formules prescriptives, est caractéristique de la théorie de traduction pendant cette période.
Durant la première sous-période, donc, l’accent est mis sur les problèmes pratiques de la traduction. La plupart des articles mettent en relief des fautes de traduction (faux sens, calques, « hasards »….) Nous remarquons toutefois un intérêt pour les problèmes théoriques et organisationnels de la traduction, intérêt certainement lié au dynamisme de cette activité en URSS.
Pendant les deuxième et troisième sous-périodes, on assiste à une différenciation entre les revues et les journaux quand à la question de la traduction : on peut distinguer divers degrés de spécialisation des périodiques en matière de traduction. Cette dernière est examinée selon plusieurs prismes.
Panorama, édité par l’Union des traducteurs en Bulgarie, est entièrement consacré à la traduction. Cette revue réunit des articles critiques portant sur la qualité de livres traduits, des analyses de problèmes spécifiques à la traduction de différents genres littéraires. La revue réunit également les rapports annuels de l’activité de traduction en Bulgarie, classés par littératures nationales et par genre, ainsi que des portraits de traducteurs.
Une autre revue, Fakel, est spécialisée dans la traduction des littératures soviétiques, qui commencent à être éditées à partir de 1981. Elle publie aussi des critiques de traduction. On peut citer également les revues Plamăk et Săvremennik qui publient des traductions de diverses langues.
Par ailleurs, analyses de traductions, interviews de traducteurs et discussions sur les problèmes soulevés par la traduction se retrouvent en permanence dans les pages de Narodna Kultura.
Ainsi, vers la fin de cette époque, c’est autour des problèmes théoriques que se posent les questions en matière de traduction. La centralisation de l’activité du traducteur, l’effervescence des discussions et des recherches, ainsi que le nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à la traduction témoignent du dynamisme et du développement aussi bien de la pratique que de la théorie du traduire. Une place centrale est accordée à la critique des traductions qui, malgré le manque de pratique dans ce genre, malgré l’insuffisance de problématisation et de méthodologie, pose des questions de fond, susceptibles de donner suite à un modèle théorique.
4.2.11. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?
Des préfaces et des postfaces sont écrites par des traducteurs, mais pour la plupart elles ont pour but de présenter l’auteur et l’ouvrage traduit. S’il y a des notes sur le mode de traduction ou les difficultés de traduire, elles ne sont que partiellement présentes. Toutefois, le mérite de certains de ces textes est qu’au cours de la période ils deviennent de plus en plus nuancés et visent les qualités de l’auteur et de l’œuvre bien plus que leur proximité avec le réalisme socialiste. Tandis que d’autres rusent en soulignant spécialement la proximité de l’auteur avec les idées communistes, afin que le livre puisse passer au travers de la censure.
4.2.12. Comment la censure influence-t-elle le mode de traduire ?
Il est difficile de parler d’un canon concernant le mode du traduire. Sur l’activité de traduction, sur la sélection des livre oui, mais pas sur le mode. Du moins, on ne peut pas parler d’existence de règles générales interdisant une certaine façon de traduire ou en préconisant une autre. Le mode de traduire évolue en fonction de la tradition et des exigences d’expressivités nouvelles. Si une œuvre est considérée comme étant trop moderne et demande un mode de traduction spécifique, elle n’est simplement pas traduite (comme Joyce et Proust qui sont publiés assez tardivement en bulgare). Toutefois, on peut citer l’exemple de la traduction des poèmes d’Eluard, effectuée en 1953, qui paraît avec des signes de ponctuation alors qu’ils sont absents de l’original. Ceci est imposé par le conservatisme de l’horizon traductif de l’époque, c’est bien une sorte de censure, mais il est difficile d’y voir un motif politique. Un autre point de divergence entre les originaux et la tradition est la traduction de l’argot qui est rendu dans un langage plus poli et neutre durant les années 1950.
Plus tard, vers les années 1980, un débat sur le vers libre évoque divers défauts dans les modes de traduction de cette forme, défauts plutôt liés à la tradition poétique qu’à un impératif politique, encore qu’à un certain moment d’aucuns puissent considérer le vers libre comme une forme de protestation contre le canon.
4.2.13. Quel est le rôle des réviseurs dans l’établissement du texte final ?
La traduction passe entre les mains de plusieurs rédacteurs, ce qui est parfois considéré comme nuisant à la qualité du texte, et elle peut être corrigée sur le plan du style. Dans certains cas, des passages peuvent être tronqués (par exemple, dans le roman de R. Gary, Gros câlin, traduit en bulgare par K. Mirčev sous le titre Goljam Galjovnik, édité en 1986 par X. G. Danov).
4.2.14. Y a-t-il des cas de traductions très infidèles à l’original ?
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4.2.15. Les traducteurs traduisent-ils généralement d’une seule langue ou de plusieurs ?
Le russe étant une langue largement diffusée en Bulgarie, la demande de traduction de littérature écrite en russe est plus importante et beaucoup de traducteurs de langues occidentales traduisent également du russe. Il y a aussi des traducteurs qui ne connaissent pas la langue qu’ils traduisent mais s’appuient sur des traductions mot à mot.
4.3. Le rôle culturel de la traduction
La traduction et la langue
4.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? Coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)
Le bulgare est la seule langue officielle et littéraire pendant cette période.
4.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?
Non.
La traduction et la littérature
4.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment par rapport au réalisme socialiste ?
Tout ce qui est traduit et diffère des normes du réalisme socialiste est de la « nourriture » pour les hommes de lettres. Toutefois, il est difficile de suivre les influences des traductions sur l’œuvre personnelle des auteurs.
4.3.4. L’absence de libre circulation des textes entre l’Occident et le bloc communiste favorise-t-elle des traductions plagiats (textes traduits présentés comme des œuvres originales) ?
Cette situation favorise plutôt (et cela au début de la période) une tendance à traduire certaines œuvres occidentales à partir du russe. Sinon la traduction est considérée comme un acte de responsabilité, d’éthique (A. Berman) et de respect.
4.3.5. Quelle est la place de la traduction dans la vie littéraire de la diaspora ?
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4.3.6. Quelle est l’influence des traductions réalisées à l’étranger ?
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4.3.7. Les traductions en langues occidentales jouent-elles un rôle dans la diffusion de textes interdits ?
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La traduction et la société
4.3.8. Peut-on distinguer des évolutions dans la diffusion et la réception des traductions (tirages, variations de popularité des auteurs, etc.) ?
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4.3.9. Qui prend l’initiative des traductions ? Par quels canaux parviennent les informations sur les œuvres étrangères à traduire et les œuvres elles-mêmes?
Des prix sont décernés en URSS également à des auteurs occidentaux qui y sont traduits. Au début de la période, les traducteurs bulgares ne font que suivre ces tendances. La traduction est souvent perçue comme un acte d’échange culturel entre deux pays. Ainsi, par exemple, paraissent presque simultanément deux anthologies poétiques : l’une, en Bulgarie, réunit des poètes polonais ; l’autre, en Pologne, réunit des poètes bulgares. Plus tard, la relative ouverture envers les pays occidentaux facilite le contact et/ou l’accès à ces livres. La critique de la traduction commence à élever des voix contre le choix des titres qui s’imposent sur l’horizon littéraire pour la seule raison qu’ils ont reçu un prix.
Par ailleurs, l’échange entre la Bulgarie et les pays des deux blocs s’intensifie. Poètes, traducteurs, éditeurs entrent en contact avec des hommes de lettres étrangers. Par conséquent, les propositions personnelles concernant la traduction de tel ou tel titre ou auteur augmentent. Cette tendance commence à être visible dès la seconde moitié de la période et transparaît dans la politique éditoriale : le nombre de titres est en réduction et les tirages augmentent. Elle est quelquefois blâmée par les critiques, surtout quand elle penche vers des raisons d’ordre économique et non littéraire. Selon A. Slavov la connaissance des langues occidentales étant rare, cette rareté permet à leurs traducteurs de prendre seuls l’initiative de traduire, de proposer l’édition d’un texte ou d’un auteur. Cette proposition devra ultérieurement passer par la commission idéologique rattachée au Parti avant d’être publiée.
De fait, il n’y a pas de véritable demande, de véritable commande d’État pour la traduction de tel ou tel auteur « capitaliste ». L’État, par l’intermédiaire de rapports et de plans éditoriaux, ne fait que surveiller la teneur politique et la quantité de tirages autorisés. À l’heure actuelle, nous n’avons pas pu trouver de document officiel qui réglementerait les quotas de traduction entre les langues.
4.3.10. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?
La publication et la diffusion des traductions suivent le même chemin que les livres écrits en bulgare. Tout le processus est dirigé par Poligrafizdat (Direction des maisons d’édition, de l’industrie polygraphique et du commerce des livres). Cette direction se compose de trois départements : le « département édition », celui du « secteur polygraphique », celui de la « diffusion du livre ». Ainsi, ils tracent le chemin et l’apparence (tirages) de tout livre (qu’il soit original ou traduit). Le processus se passe en quelques étapes. Cette organisation ne fait que révéler l’omniprésence de l’État.
En premier lieu, les maisons d’éditions établissent des plans thématiques (le premier est élaboré en 1951), indiquant les titres et les tirages qu’elles souhaitent éditer, mais la quantité et la nature des livres sont coordonnés d’avance par certaines indications données par la direction. Les tirages sont donc plus ou moins préalablement formulés par la même direction, même si pour la quantité finale les commandes des librairies et des bibliothèques, entre autres, jouent un certain rôle. Ensuite, c’est le secteur polygraphique qui s’occupe de l’élaboration des livres. Puis le « centre commercial » (tărgovska baza), qui fait partie du secteur « diffusion du livre » et qui a participé à l’élaboration des commandes, achète les livres.
Prenons quelques exemples pour plus de clarté. Les plans thématiques de 1962 et de 1964 sont rédigés par genres (littérature scientifique, de jeunesse, politique, etc.) et ne font pas de différence entre littérature traduite ou originale. La quantité de titres et de tirages des œuvres littéraires est indiquée dans le paragraphe « littérature » (xudožestvena literatura). Dans le projet thématique de l’édition pour l’année 1964, nous voyons que la maison Narodna Kultura, spécialisée dans l’édition de livres traduits, prévoit la sortie de 94 titres avec un tirage de 1 905 460 exemplaires. Les mêmes indicateurs existent dans la maison d’édition des écrivains bulgares (Bălgarski pisatel) qui édite de la littérature originale. Ils sont au nombre de 175 titres pour un tirage de 2 819 400 exemplaires. Un simple calcul mathématique fait apparaître 26 pour cent de plus pour la littérature traduite dans les tirages moyens par titre. Les limites financières prévues pour la première maison d’édition sont de 1 528 550 lv. tandis que pour la seconde, elles sont de 1 262 500 lv.
4.3.11. Y a-t-il des revues ou des collections spécialisées dans la publication de traductions ?
La revue Panorama, éditée par l’Union des Traducteurs en Bulgarie, présente et analyse des traductions, à commencer par la présentation des nouveaux auteurs et titres, en passant par les concours de traductions qui se multiplient sans cesse, par la rédaction d’articles de critique de traductions, par le rapport des bilans des traduction d’une année à l’autre, et enfin édite des portraits de traducteurs qui mettent leur rôle en avant.
Les autres revues publiant des traductions sont Fakel pour la littérature soviétique et Septemvri. Des articles sur la traduction sont publiés dans Narodna Kultura, Literaturen Front. La maison d’édition spécialisée dans la littérature étrangère est Narodna Kultura. Une des collections très prisées est Svetovna klassika, qui paraît entre 1970 et 1994, et réunit des titres étrangers de différentes époques, de différents genres et différentes origines géographiques sans faire la distinction entre occidentaux et socialistes. Il faut citer encore les revues Săvremennik et Plamăk.
4.3.12. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?
Le lecteur avide lit aussi bien la littérature nationale que la littérature traduite.
4.3.13. Quelle est l’attitude de la censure à l’égard des traductions ? Est-elle différente de l’attitude à l’égard des œuvres originales ?
Étant donné que peu de traducteurs des langues occidentales sont formés pendant cette période, les chances que les censeurs lisent et comprennent une telle langue sont minimes. Cela rend possible au moins la parution de certains textes, même s’il existe une pratique qui consiste à tronquer quelques passages.
4.3.14. Y a-t-il des cas d’utilisation de traductions (ou de pseudo-traductions) à des fins de propagande ou au contraire de résistance ?
On peut appeler « de résistance » tout ce qui dévie quelque peu du canon du réalisme socialiste. Dans l’horizon littéraire bulgare, il est plutôt question d’une résistance par voie de négociation. Par exemple, un auteur qui ne s’incline pas vraiment devant les principes du réalisme socialiste est publié parce que la préface lui donne une image, peut-être partiellement fausse, qui le justifie devant la censure. Et, à l’inverse, toutes les traductions qui réitèrent les valeurs du réalisme socialiste par leur thème, leur structure et leur style, peuvent être considérées comme de la propagande. Elles sont caractéristiques surtout du début de la période.
4.3.15. Y a-t-il des traductions clandestines et quelle est leur diffusion et leur influence sur la littérature ou la vie culturelle ?
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4.3.16. Y a-t-il des répressions visant des traducteurs en raison de leur activité de traduction ?
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4.3.17. Les traductions anciennes sont-elles victimes de la censure ? Selon quels critères ?
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4.3.18. Quelles sont les caractéristiques du discours théorique dominant sur la traduction ?
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4.3.19. Réception critique des traductions ?
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