Auteur : Astra Skrābane
2.1. CADRE GÉNÉRAL INTRODUCTIF
2.1.1. À quelle époque se constitue une littérature profane dans votre langue ?
Les débuts de la littérature profane sont liés à l’élargissement du champ de fonctionnement de la langue lettonne. À ces fins, les dictionnaires, abécédaires et grammaires sont indispensables et on peut les compter parmi les premiers essais de littérature profane imprimée, notamment :
Dictionnaire « Lettus » de Georg Manzel, 1638 ;
« Dictionarium Polono-Latino-Lottauicum » de Georg Elger, 1638 ;
Cinq grammaires parues au cours du XVIIe siècle ;
Les abécédaires de Gothard Frédéric Stender, composé de lettres de l’alphabet et de courtes poésies (1782, 1787, 1797).
Le vrai monument de la littérature profane est le recueil de poésie de Juris Alunāns « les Chansonnettes » (« Dziesmiņas ») paru en 1856 et composé de poèmes classiques étrangers ainsi que des poésies de l’auteur lui-même.
2.1.2. Peut-on distinguer plusieurs grandes périodes entre l'apparition d'une littérature profane et la quête de modernité incarnée par les avant-gardes littéraires ?
1) débuts de la littérature profane – mouvement des « nouveaux Lettons » (jaunlatvieši) des années 1850 à la fin du XIXe siècle.
2) de la fin du XIXe siècle, période dite du « premier Réveil national » aux années 1940, apparition de courants modernistes. Les auteurs de l’Histoire de la littérature lettone subdivisent cette période en fonction des événements historiques ayant marqué la littérature : 1890-1905 (révolution), 1906-1918 (fondation de l’État-nation) ; 1918-1920 (période de la lutte pour la liberté) ; 1920-1940 (occupation de la Lettonie par l’URSS). Le terme de « modernité » est très ambigu, car, déjà lors de la première décennie du XXe siècle, certains auteurs de la revue littéraire « La couleuvre » (« Zalktis », 1904-1910) entament une discussion sur la modernité, cependant la forme des œuvres littéraires est traditionnelle (vers avec rimes et rythme ; nouvelles avec une trame de sujet chronologique, etc.)
2.1.3. Peut-on mettre en relation cette évolution de la littérature avec certains facteurs culturels, sociaux, économiques ou politiques (par ex. développement ou laïcisation de l’enseignement secondaire et/ou supérieur ? changements dans la structure sociale ? développement de contacts culturels avec l’étranger ? existence d’une diaspora ? création d’un État-nation ? facteurs religieux ? etc.)
L’apparition des premiers textes littéraires profanes est certainement liée à la montée de la scolarisation, encouragée surtout dans la région de Vidzeme (connue aussi comme partie de la Livonie) par le mouvement de Herrnhut. Les sociétés de Herrnhut répandissent le piétisme et réunissent les gens autour des livres et la lecture.
Le premier Réveil national – montée de la conscience nationale, aspirations des Lettons à la scolarisation, études supérieures à Dorpat (actuellement Tartu, Estonie) et à Saint-Pétersbourg, prise de place dans la vie économique et sociale, va de pair avec l’apparition des journaux lettons (« Pēterburgas Avīzes », 1862-1865) qui propagent ces idées sous forme d’articles publicistes et œuvres littéraires. Les traductions occupent une place importante dans tous les genres littéraires – romans, poésies, théâtre. Les activistes éminents de cette période, surnommées les nouveaux Lettons (jaunlatvieši) par analogie avec le mouvement des littérateurs libéraux allemands « Junges Deutschland » commencent par se réunir à l’université de Dorpat. Dans les années 1850, près de 30 étudiants d’origine lettone se trouvent à Dorpat, les plus connus d’entre eux formeront le noyau du mouvement – Krišjānis Valdemārs, Krišjānis Barons et Juris Alunāns. Krišjānis Valdemārs assume le rôle d’éditeur, Juris Alunāns et puis Krišjānis Barons – de rédacteurs du « Journal de Pétersbourg » ( Pēterburgas Avīzes ). Son supplément satirique « l’Etincelle » (Dzirkstele) ensuite nommé « Le Gouailleur » (Zobugals) devient très populaire et provoque l’intervention de la censure tsariste.
2.2. LA PRATIQUE DE LA TRADUCTION
Qui traduit ?
2.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils reconnus en tant que traducteurs, s’agit-il de leur activité principale ? etc.) ?
Les traducteurs de la période des débuts de la littérature profane sont encore des prêtres et des pasteurs d’origine allemande, mais des professeurs et des littérateurs d’origine lettonne s’ajoutent à la liste des auteurs connus. Leur formation est celle du cycle secondaire ou du cycle supérieur, ils ne sont pas reconnus comme traducteurs, mais plutôt comme intellectuels pratiquant l’enseignement, le journalisme ou l’écriture. Tels sont, par exemple :
Gothard Frédéric Stender (1714-1796), dit le Vieux Stender, auteur de la grammaire lettonne. Il est connu par son livre de vulgarisation scientifique « Livre de haute Sagesse » (Augstas gudrības grāmata), ses « Contes et histoires agréables », 1766; 1789 (Jaukas pasakas un stāsti) ainsi que par ses traductions d’Elisa von Recke (née von Medem, représentante de la noblesse germano-balte) – « 12 chansons sacrées d’Elise », 1789 (Elīzes 12 svētas dziesmas) et par ses poésies parues en plusieurs éditions « Les nouvelles chansons », 1774 (Jaunas ziņģes) destinées à remplacer les dainas populaires qu’il qualifiait de « chansons de blague ».
Kārlis Hugenbergers (1784-1860) traduit les classiques allemands (Schiller, Goethe) et les fables d’Esope, de Lafontaine et de Krilov.
Lors de la période des nouveaux Lettons les traducteurs sont plutôt des activistes sociaux, écrivains, linguistes, professeurs.
Que traduit-on ?
2.2.2. Quels genres de textes traduit-on ?
On traduit tous les genres de belles-lettres.
2.2.3. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.
F. Schiller, Les brigands, 1818, traduit par Jānis Peitāns, premier traducteur et metteur en scène d’origine lettonne.
Homère, Odyssée, 1893, traduit par Ernests Dinsberģis, autodidacte, ancien cocher devenu professeur, ayant traduit des chansons liturgiques.
Goethe, Faust, publié en 1898, traduit par Rainis (pseudonyme de Jānis Pliekšāns), juriste, journaliste, devenu homme politique et ministre de l’Education sous la République lettone.
Comment traduit-on ?
2.2.4. Quel est, selon l’échelle ci-dessous, le degré d’adaptation des textes étrangers utilisés comme sources à cette époque ? Comment ce degré d’adaptation évolue-t-il avec le temps ?
a) Il existe des traductions respectueuses du texte d’origine, présentées comme traductions et portant mention du nom de l’auteur, du nom du traducteur et de la langue d’origine. Rainis, par exemple, est complètement conscient de sa mission de traducteur. Il crée un grand nombre de nouveaux mots lettons pour traduire Faust de Goethe, sa traduction est un exemple classique que l’on mentionne parmi les créations géniales.
b) Il existe aussi des traductions prenant des libertés avec le texte d’origine (par ex. traduction partielle, modification des noms propres ou de certains éléments de l’intrigue ou du cadre spatio-temporel de celle-ci), mais présentée comme une traduction et mentionnant le nom de l’auteur. Telle est, par exemple, la pratique de traduction de Juris Alunāns qui note bien que l’auteur de l’original serait Heine (il s’agit du fameux poème « Lorelei »), pourtant son poème parle des rives de la Daugava et d’une belle fille nommée Laura.
Les traductions de l’époque sont soit des récits libres du texte original (comme l’Odyssée de Dinsberģis), des relocalisations comme celle d’Alexandre Johann Stender, dit le Jeune Stender qui relocalise la pièce danoise de L. Holberg Jeppe paa Bjerget, devenue une pièce fondamentale du théâtre letton sous titre « l’Ivrogne Barthélemy » (Žūpu Bērtulis). Le niveau d’adaptation peut être différent, il peut en résulter une œuvre nouvelle qui n’a qu’un lien faible avec l’original ou une adaptation dont la source est mentionnée (les Chansons de Juris Alunāns).
2.2.5. Le degré d’adaptation varie-il en fonction des langues traduites et des types de textes ?
Le degré d’adaptation semble varier en fonction de la bonne volonté du traducteur, certains auteurs préfèrent une approche libre de l’original (Alunāns, Dinsberģis) et d’autres respectent l’original (Matīss Kaudzīte, Auseklis, Rainis).
2.2.6. De quelle(s) langue(s) traduit-on ? Pouvez-vous évaluer la part respective des différentes langues dans l’ensemble des traductions ?
On traduit généralement de l’allemand et du russe, mais il existe des traductions de 27 langues à peu près.
2.2.7. Traduit-on directement ou via des langues-relais ?
Les traducteurs préfèrent traduire à partir de l’original dont ils connaissent la langue.
2.2.8. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?
Il n’y a pas de débats sur la traduction. On parle surtout de la culture et de la langue lettones. Rainis et son épouse Aspasia discutent des problèmes de la traduction de Faust, mais ce sont des débats qui se déroulent au cours du travail, lorsque les deux auteurs échangent leurs points de vue soit sous forme de lettres (Rainis se trouve en exil à Slobodsk et Aspasia est à Riga), soit oralement lors de leurs rencontres.
2.2.9. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?
Même si les traducteurs écrivent des préfaces, ils ne parlent pas de leur pratique de traduction, ils parlent plutôt de l’auteur traduit et de son oeuvre.
2.3. LE RÔLE CULTUREL DE LA TRADUCTION
La traduction et la langue
2.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)
A la fin du XIXe siècle, la langue lettone n’a pas le statut de langue officielle. Elle coexiste avec l’allemand et le russe. Ce n’est qu’après la fondation de la République de Lettonie, en 1918, que le letton obtient le statut de langue officielle (en coexistant pourtant toujours avec le russe et l’allemand) et les normes de la langue littéraire sont élaborées en plusieurs étapes :
1) Les années 1880-1890 – usage du letton dans les écoles primaires et dans certains domaines de la vie sociale et économique. Les nouveaux Lettons enrichissent la langue de néologismes. Le premier dictionnaire de la langue lettone « Dictionnaire russe-letton-allemand » (Krievu-latviešu-vācu vārdnīca) édité à Moscou en 1872 et réédité par Krišjānis Valdemārs en 1879 comprend autour de 35 000 mots dont plusieurs formés par les nouveaux Lettons.
2) Les écrivains et les publicistes que sont les frères Kaudzītes, Apsīšu Jēkabs, Rūdolfs Blaumanis, Eduards Veidenbaumam, Jānis Poruks, Aspazija, Rainis contribuent à la formation de la littérature nationale qui devient le modèle de la langue littéraire.
3) Jānis Endzelīns et Kārlis Mīlenbahs élaborent l’orthographe lettone contemporaine (1907-1910). Cependant, cette nouvelle orthographe en caractères latins ne sera mise en place que dans les années 1920.
Ce n’est qu’en 1935 que la langue lettone acquiert le statut de langue nationale en Lettonie, sa situation étant affermie pendant les années d’indépendance et permettant aussi de respecter les langues des minorités.
2.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement de la langue littéraire ?
On peut affirmer que, dès les débuts de la littérature lettone, les traductions ont beaucoup contribué au développement de la langue littéraire, soit par l’enrichissement du vocabulaire, soit par le choix de sujets, soit par la constitution des genres et des formes littéraires (sonnet, comédie, roman).
Quant au vocabulaire, il faudrait mentionner « Le Livre de haute sagesse du monde et de la nature » (Augstas gudrības grāmata no pasaules un dabas) de G. F. Stender, qui a dû élaborer le vocabulaire des sciences naturelles et de la mécanique. Il adapte plusieurs mots connus internationalement aux normes de la langue lettone – republika – république, laterna – lanterne, flote - flotte marine, rubīns – rubis etc.
Quant aux genres poétiques, J. Alunāns introduit la forme du sonnet, du triolet et du rondeau dans ses « Chansonnettes », afin de prouver que la langue lettone est aussi riche que les grandes langues européennes.
Avec la création et les traductions de Rainis, on peut commencer à parler des « poétismes » (tournures poétiques) dans la langue lettone / Noms : dima, mīla, rēns, jums, augsme, smagme, sūrme, vēlme, neveidība, dvesma, dziesna, drausma, baisma, dzēsma, šķisna, ceras, trosma, gailes, daile, trīce, ģiedri, versme, brīve, ausa, m iņa, plaisma, šalts, baigs; verbes: brakstēt, jundīt, šiepties, sīkt, rīst, šiept, modrēt[1]
Les frères Kaudzītes, en créant le premier roman national « Les temps des arpenteurs » (Mērnieku laiki, 1879), s’inspirent de la tradition du roman réaliste occidental.
La traduction et la littérature
2.3.3. La littérature profane est-elle d’abord originale, traduite/adaptée, ou les deux à la fois ?
La littérature profane est presque simultanément originale, traduite et adaptée.
2.3.4. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires ?
Au début, la traduction joue un rôle très important dans le développement des formes poétiques. Ensuite, les tendances de développement des littératures étrangères provoquent des débats littéraires dans le cercle des littérateurs et des critiques lettons. Les nouveaux courants littéraires, tels le symbolisme à la fin du XIXe siècle, stimulent l’apparition d’expériences similaires dans la littérature nationale lettone.
La traduction et la société
2.3.5. Quelle est la finalité principale des traductions ou adaptations (didactique ? politique ? esthétique ?)
Au début, les objectifs de la traduction sont essentiellement didactiques et religieux. Au XVIIIe siècle, les idées des Lumières parviennent jusqu’à la Lettonie sans beaucoup de retard, pourtant elles ne sont connues que par de rares intellectuels, d’origine allemande et lettonne. Les changements esthétiques apparus avec le romantisme visent à renouveler le contenu des œuvres littéraires qui, surtout à l’époque du premier réveil national, incitent à la libération nationale, et, cette fois-ci, la lecture des œuvres originales et traduites participe largement à la formation de l’opinion publique.
2.3.6. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ? Y a-t-il des différences à cet égard avec la littérature originale ?
La littérature traduite côtoie la littérature originale. À l’époque des nouveaux Lettons, les magazines et les journaux deviennent les diffuseurs des pensées des auteurs nationaux et étrangers. Tel est, par exemple, le journal « Hôte de la maison » (Mājas Viesis), lancé en 1856, qui provoque une alarme dans les milieux au pouvoir, et la censure défend d’y publier les écrits des nouveaux Lettons. Ils cherchent à fonder leurs propres éditions, J. Alunāns édite l’almanach « Cour, Nature, Monde » (Sēta, Daba, Pasaule) et, de 1862 à 1865 « le Journal de Pétersbourg » (Pēterburgas Avīzes).
2.3.7. Quel est le public des traductions ? Est-il différent du public de la littérature originale ?
Le public des traductions ne diffère pas du public de la littérature originale.
2.3.8. Réception critique des traductions ?
Il n’y a pas de renseignements concernant la discussion sur les qualités de la traduction.
2.3.9. Qui prend en général l’initiative des traductions (traducteurs ? éditeurs ? libraires ? mécènes ? pouvoir politique ou religieux ?)
Ce sont d’abord des traducteurs, qui sont essentiellement des pasteurs, des professeurs ou des gens de théâtre ayant leurs intérêts professionnels, puis les éditeurs et les libraires. Avec l’élargissement du réseau des éditions et des distributeurs de livres, les traducteurs cèdent leur rôle d’initiateurs de la traduction et se plient à la demande.
2.3.10. Existe-t-il une censure visant spécifiquement des traductions ?
Le régime politique de la Russie du tsar, notamment, la volonté de maintenir le pouvoir de l’Empire russe implique la censure de toute pensée visant à l’indépendance soit de l’individu, soit de la nation. Il n’y a pas de renseignements sur les traductions censurées.
2.3.11. Les modalités d’exercice de la traduction sont-elles influencées par les identités nationales, sociales, etc. (choix des textes, mode de traduire, langue de la traduction) ?
Il n’y a pas de renseignements.
2.3.12. Des traductions ont-elles joué un rôle dans l'évolution des idées et de la société ?
Certainement, les aspirations à la liberté pénètrent la littérature lettonne non seulement grâce aux œuvres des nouveaux Lettons, mais également par la lecture des poésies de Lermontov, Pouchkine, Heine, Schiller et d’autres. D’autre côté, les maisons d’édition popularisant les romans à sensation, d’aventures et d’amour des auteurs de second rang contribuent à former la pensée esthétique des larges masses de la population.
[1] Voir le site de l’Agence nationale de la langue: http://www.valoda.lv/Valsts_valoda/Vesture/mid_559