Auteur : Astra Skrābane
4.1. Cadre général introductif
4.1.1. Quelles ont été les périodes de fermeture ou d’ouverture aux littératures occidentales ?
1) Des années 1940 jusqu’à la fin des années 1950 : période d’occupation soviétique et d’après-guerre, le régime vise à changer les habitudes littéraires et impose le «réalisme socialiste».
2) De la fin des années 1950 aux années 1960 : «dégel» khrouchtchévien, critique du culte stalinien de la personnalité et ouverture à la littérature occidentale interprétée comme une «critique de la société bourgeoise».
3) Années 1970 et 1980 : période de stagnation sous le régime de Brejnev.
4) Fin des années 1980 : années du troisième éveil national, ouverture à la littérature occidentale[1].
4.2. La pratique de la traduction
Qui traduit ?
4.2.1. Qui sont les traducteurs (origine sociale, formation, langue maternelle, statut social, conditions de travail et de rémunération ? sont-ils considérés comme des auteurs ? s’agit-il de leur activité principale ? etc.)
Il y a des traducteurs professionnels, surtout ceux qui traduisent les grands romans des écrivains étrangers du XIXe siècle. Les traducteurs des œuvres poétiques sont généralement les poètes.
Entre 1940 et 1990, les maisons d’édition ne sont pas nombreuses et elles sont supervisées par le «Glavlit» (Direction générale de la littérature et de l’édition, créée par l’ordonnance du 9 août 1940 du Cabinet des Ministres de la RSS de Lettonie). Les traducteurs entrés dans le cercle des personnes fidèles au régime reçoivent des commandes de traduction et leur travail est relativement bien rémunéré.
Cependant, dans la plupart des cas, les traducteurs travaillent comme correcteurs ou réviseurs dans les maisons d’édition et gagnent ainsi leur vie régulièrement, alors que les honoraires pour les traductions sont presque imprévisibles.
La formation des traducteurs est généralement philologique : soit langues baltes, soit langues étrangères (l’Université de Lettonie enseignait les langues étrangères ; la Faculté des langues étrangères comprend des sections d’anglais, d’allemand et de français).
4.2.2. Rôle éventuel des associations de traducteurs dans l’évolution de la profession ?
L’Union des écrivains, depuis sa fondation en 1945, comprend une section des traducteurs. Les discussions et les réunions de cette section ont joué un rôle positif dans l’évolution du métier.
4.2.3. Les traducteurs du russe ont-ils un statut particulier ?
Certainement, les traducteurs du russe sont très demandés, car on traduit dans la plupart des cas du russe. Toute les auteurs de la période classique du «réalisme socialiste» russe (Maxime Gorki, Nikolaï Ostrovski, Alexandre Fadeïev) sont traduits pendant cette période en tant qu’échantillons de la nouvelle littérature[2].
Que traduit-on ?
4.2.4. Quels genres de textes traduit-on ?
Il est impossible de relever un genre privilégié. Tous les genres littéraires sont représentés.
4.2.5. Y a-t-il à cette époque des changements dans la géographie de la traduction (origine des œuvres traduites) ? S’ouvre-t-on à des littératures non traduites jusque là ? si oui, lesquelles ?
Les littératures voisines – lituanienne et estonienne – semblent être prioritaires, mais il y a régulièrement des traductions d’écrivains géorgiens, arméniens, moldaves et des écrivains des autres républiques de l’URSS.
4.2.6. Comment les conditions politiques et idéologiques influencent-elles le choix des œuvres traduites (langues-littératures, auteurs, genres) ?
Le choix des œuvres dépend essentiellement de critères idéologiques et politiques. S’il s’agit de traductions d’œuvres de la littérature occidentale contemporaine ou classique, l’accent est mis sur la «critique de la société bourgeoise». Les œuvres des écrivains contemporains soviétiques sont choisies pour encourager «l’amitié des peuples soviétiques».
4.2.7. Quels sont les écarts entre la date de parution d’une œuvre dans la langue originale et sa traduction ?
On continue de traduire les « grands classiques », mais on traduit également des œuvres contemporaines, pourvu qu’elles soient idéologiquement acceptables. Par exemple, Les belles images (1966) de Simone de Beauvoir est traduit en 1970.
4.2.8. Quels sont les écarts entre le canon littéraire de la langue d’origine et le corpus de textes traduits (traduction d’auteurs ou d’ouvrages jugés secondaires dans la littérature d’origine, ou au contraire absence de traduction d’auteurs ou d’ouvrages majeurs) ? Peut-on identifier les causes de ces écarts ?
Ces écarts existent et sont causés par l’orientation idéologique du choix des textes à traduire. Les textes originaux dont le message n’est pas conforme à la doctrine du «réalisme socialiste» sont traduits tardivement. Par exemple, Günter Grass ne deviendra accessible au lecteur letton qu’à partir des premières années du XXIe siècle.
4.2.9. Citez quelques textes emblématiques traduits à cette époque (s’il y en a), titres et dates.
Albert Camus, La peste, traduit en 1952 (publié à Toronto).
Bertolt Brecht, Œuvres choisies, 1961.
Anthologie de la poésie française, 1970.
Comment traduit-on ?
4.2.10. Trouve-t-on des réflexions et/ou des débats sur la traduction ? Sur quoi portent-ils ?
Oui. On parle du problème de la traduction littérale, du style de l’auteur, de la reproduction du caractère national, de la traduction des expressions idiomatiques, etc. Ce sont des questions qui sont abordées lors des réunions de la section des traducteurs de l’Association des écrivains, mais il est rare que ces réflexions soient publiées.
4.2.11. Certains traducteurs écrivent-ils des préfaces explicitant leur pratique ainsi que le choix des textes qu’ils traduisent ?
Oui, mais ne parlent que rarement des problèmes de la traduction.
4.2.12. Comment la censure influence-t-elle le mode de traduire ?
La censure touche de façon identique la littérature originale et la littérature traduite. Dans les traductions, les réviseurs proposent parfois d’enlever des mots sous prétexte qu’ils ne sont pas conformes à la «norme littéraire» ou sont «pornographiques» (comme dans le cas de The Catcher in the Rye de J. D. Salinger). Il est rare pourtant qu’on puisse censurer des passages entiers en conservant l’illusion de l’œuvre intégrale.
4.2.13. Quel est le rôle des réviseurs dans l’établissement du texte final ?
Les réviseurs travaillent très sérieusement et améliorent la qualité de la traduction. Parfois, ils n’acceptent pas certaines expressions qui ne sont pas conformes à la norme littéraire.
4.2.14. Y a-t-il des cas de traductions très infidèles à l’original ?
Non, si le contenu d’une œuvre n’est pas acceptable, on ne la traduit pas du tout.
4.2.15. Les traducteurs traduisent-ils généralement d’une seule langue ou de plusieurs ?
Les traducteurs traduisent généralement d’une seule langue, mais il y a des exceptions. Par exemple Knuts Skujenieks traduit des langues slaves (polonais, tchèque, russe, espagnol), Ilga Melnbārde traduit de l’anglais et de l’allemand.
4.3. Le rôle culturel de la traduction
La traduction et la langue
4.3.1. Statut de la langue écrite à l’époque (existe-t-il une norme unique pour cette langue ? coexistence éventuelle avec d’autres langues ?)
Il existe une norme unique pour la langue lettone. Le letton coexiste dans la vie quotidienne avec le russe. Pourtant les milieux littéraires et artistiques sont plutôt unilingues. Les linguistes ont mis en évidence, dans la langue lettone de la période soviétique, beaucoup de structures empruntées au russe. Les écrivains et les intellectuels de la diaspora ayant quitté la Lettonie à la fin de la Seconde Guerre mondiale s’inquiètent de la « russification » de la langue lettone. Il est évident qu’une fissure se forme entre la langue lettone locale et la langue de l’exil.
4.3.2. La traduction joue-t-elle un rôle dans l'évolution de la langue ?
Les traducteurs qui traduisent des langues orientales cherchent à rendre familières les notions propres à ces cultures. Les traducteurs de littérature étrangère contemporaine se heurtent à la nécessité de reproduire une réalité différente de la vie soviétique, ce qui implique parfois de créer des mots nouveaux.
Dzintars Sodums, qui traduit Ulysse de Joyce dans les années 1950 en Suède, accomplit un travail créatif énorme qui sera connu et apprécié en Lettonie bien plus tard, lors de la parution de la troisième édition de sa traduction en 2012. D’ailleurs, cette édition comporte des commentaires du traducteur qui permettent d’évaluer son apport.
La traduction et la littérature
4.3.3. La traduction joue-t-elle un rôle dans le développement des formes, des genres et des courants littéraires, notamment par rapport au réalisme socialiste ?
On considère que les contes littéraires d’Andersen ont joué un rôle dans la création du conte littéraire letton[3] (K. Skalbe au début du XXe siècle, mais Anna Sakse et Skaidrīte Kaldupe développent le genre pendant la période soviétique).
Il est rare qu’on traduise des œuvres expérimentales du point de vue de la forme et du contenu. On pourrait mentionner Les choses de Pérec, traduit en 1970, et quelques œuvres du théâtre de l’absurde de Beckett. Les expérimentations formelles se développeront surtout dans la littérature lettone des années 1990.
4.3.4. L’absence de libre-circulation des textes entre l’Occident et le bloc communiste favorise-t-elle des traductions plagiats (textes traduits présentés comme des œuvres originales) ?
Je n’ai pas d’information sur le plagiat en Lettonie dans le sens de la question.
4.3.5. Quelle est la place de la traduction dans la vie littéraire de la diaspora ?
La place de la traduction est relativement importante. Mentionnons que le magazine littéraire Jaunā Gaita, qui paraît en exil depuis 1955, publie régulièrement des œuvres originales à côté des œuvres traduites (il s’agit principalement de poésie). La maison d’édition Daugava, créée en octobre 1945 à Stockholm, vise à publier des traductions d’œuvres étrangères importantes dans la collection «Parnasse des écrivains du monde» qui débute avec La symphonie pastorale de Gide et continue avec Hemingway, Steinbeck, Strindberg et autres auteurs. Dzintars Sodums travaille à la traduction d’Ulysse de Joyce.
4.3.6. Quelle est l’influence des traductions réalisées à l’étranger ?
Ces traductions ne sont pas connues en RSS de Lettonie, mais pour les Lettons de la diaspora, elles jouent un rôle important.
4.3.7. Les traductions en langues occidentales jouent-elles un rôle dans la diffusion de textes interdits ?
En Lettonie, la littérature «clandestine» ou «dissidente» est peu répandue. Il y a des auteurs qui, parce qu’ils sont considérés comme suspects, ne peuvent pas publier leurs œuvres régulièrement.
La traduction et la société
4.3.8. Peut-on distinguer des évolutions dans la diffusion et la réception des traductions (tirages, variations de popularité des auteurs, etc.) ?
Les tirages des traductions sont élevés, comme ceux de la littérature originale. Les auteurs les plus populaires, à en juger par la fréquence des éditions, sont Romain Rolland, Erich Maria Remarque, Hemingway, Jaroslav Hašek.
4.3.9. Qui prend l’initiative des traductions ? Par quels canaux parviennent les informations sur les œuvres étrangères à traduire et les œuvres elles-mêmes?
Au début de la période, il s’agit d’un choix des éditeurs contrôlés par le «Glavlit». Les rares contacts avec les auteurs occidentaux ne jouent pas un rôle très important dans le choix de textes. Avec l’ouverture sur le monde occidental, l’information sur les nouveautés littéraires parvient aux éditeurs et aux traducteurs et l’écart entre les dates de parution de l’original et de la traduction diminue.
4.3.10. Quels sont les supports de publication et les modes de diffusion des traductions ?
Le magazine littéraire mensuel Karogs (1940-2010) publie essentiellement des textes courts et donne des informations sur les événements littéraires à l’étranger, offrant un panorama littéraire assez objectif. Sa diffusion est pourtant limitée au cercle de lecteurs intellectuels. En Lettonie soviétique, le livre était un objet prestigieux et il y avait parfois des files d’attente lors de la souscription aux œuvres complètes ou aux œuvres choisies de certains auteurs (par exemple Knut Hamsun ou Sigrid Undset). Malgré un réseau de librairies assez développé, il y avait une pénurie de certains ouvrages très demandés par le public et les libraires diffusaient des livres «sous la table» à leurs amis et connaissances.
4.3.11. Y a-t-il des revues ou des collections spécialisées dans la publication de traductions ?
Non, mais les traductions paraissent dans les revues littéraires à côté des œuvres originales. Il faut mentionner que les intellectuels lisaient fréquemment le magazine russe Inostrannaja literatura.
4.3.12. Quel est le public des traductions ? est-il différent du public de la littérature originale ?
Non.
4.3.13. Quelle est l’attitude de la censure à l’égard des traductions ? Est-elle différente de l’attitude à l’égard des œuvres originales ?
L’attitude de la censure est identique à l’égard des traductions et des œuvres originales.
4.3.14. Y a-t-il des cas d’utilisation de traductions (ou de pseudo-traductions) à des fins de propagande ou au contraire de résistance ?
Non.
4.3.15. Y a-t-il des traductions clandestines et quel est leur diffusion et leur influence sur la littérature ou la vie culturelle ?
Les œuvres des dissidents russes sont diffusées et lues en langue originale. Les autres traductions sont rares.
4.3.16. Y a-t-il des répressions visant des traducteurs en raison de leur activité de traduction ?
En Lettonie, il existait un groupe d’intellectuels qualifié de « groupe français », qui ont été déportés en Sibérie pour avoir traduit, lu et analysé certaines œuvres, par exemple le Retour de l’URSS d’André Gide. Il s’agissait de 13 traducteurs, artistes et écrivains qui ont été accusés de «nationalisme bourgeois» en 1950 et 1951 et ont été condamnés à des peines entre sept et vingt-cinq ans de travaux forcés dans les « régions éloignées de l’URSS ». Parmi eux, Ieva Lase, traductrice du Petit Prince, Milda Grinfelde, traductrice de Balzac, de Camus, de Romain Rolland, Mirdza Ersa (Simenon, Beauvoir, Jules Verne), Maija Silmale, le peintre Kurts Fridrihsons.
4.3.17. Les traductions anciennes sont-elles victimes de la censure ? selon quels critères ?
Oui. Il y a des livres parus en Lettonie indépendante (1919-1940) qui sont classés comme « bourgeois » et cachés dans les fonds spéciaux des bibliothèques. L’accès y était possible avec des permissions spéciales, difficiles à obtenir sans motivation strictement scientifique.
4.3.18. Quelles sont les caractéristiques du discours théorique dominant sur la traduction ?
–
4.3.19. Réception critique des traductions ?
Difficile à dire.
Notes
[1] Latviešu literatūras vēsture : 1940-1941, 1945-1999, 3. Sēj. Zvaigzne ABC, 2001.
[2] Mackovs, Georgs. Latviešu padomju literatūras sakari. LPSR Zinātņu akadēmija, 1962.
[3] LU Literatūras, folkloras un mākslas institūts. Ziemeļu zvaigznājs. Zinātne, 2002, p. 49.